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L'industrie prend le virage des services

Enquête | publié le : 01.03.2007 | Anne Fairise

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L'industrie prend le virage des services

Crédit photo Anne Fairise

Pour survivre, les industriels développent les services autour de leur produit. Une évolution qui ne profite guère aux moins qualifiés.

Inutile de chercher l'odeur de l'huile de coupe. Sur le site d'Alstom, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), elle n'imprègne plus que l'atelier de maintenance où 30 opérateurs polyvalents restaurent des pièces venues de centrales électriques du monde entier. « Une vitrine pour montrer aux clients le savoir-faire des salariés », s'enthousiasme Noël Huret, le DRH France. Des spécialistes en nombre compté. La production de moyennes turbines à vapeur, qui a occupé jusqu'à 3 000 salariés, n'a pas résisté au recentrage sur des activités à plus forte valeur ajoutée. En 2003, le groupe a dédié le site à Alstom Power Service (APS), la jeune mais florissante entité de services : six ans après sa création, elle pèse déjà un quart du chiffre d'affaires du groupe.

Car la nouvelle offre dépasse la maintenance : elle se propose de prolonger la durée de vie des centrales, d'améliorer leurs performances, et même de limiter les émissions polluantes. Elle exige une organisation spécifique. « Regrouper les équipes, jusqu'alors dispersées, nous a permis d'améliorer notre réactivité. Ce qui est essentiel dans les services », souligne Jean-Georges Guibal, DRH France d'APS, qui a conduit la mutation. Derrière les murs noircis, les bureaux d'études individuels ont laissé place aux open spaces. L'atelier de fabrication accueille le centre de formation pour le millier de salariés et les clients. Autour du monument aux morts, en mémoire aux ouvriers et personnels résistants, se croisent désormais ingénieurs d'études, techniciens et cadres.

Cap sur les services également aux Bonneteries d'Armor, plus connues pour les tricots marins de sa marque Armor Lux. L'industriel quimpérois poursuit depuis 2005 sa transformation en vépéciste. Après avoir décroché l'habillement des 130 000 postiers, puis des 11 000 contrôleurs SNCF, il a remporté celui des 2 500 agents d'Aéroports de Paris. Des contrats qui incluent la fabrication mais aussi l'édition de catalogues, la livraison à domicile, le suivi des clients par un centre d'appels interne… et même la prise des mensurations ! Rien de trop pour la DRH, Véronique Audebert : « Nous sommes obligés de nous orienter vers les services pour résister à l'érosion des ventes et conserver un appareil industriel significatif. Même si son poids diminue. » En quinze ans, l'atelier de confection a été divisé de moitié. Mais la diversification a permis de maintenir l'effectif total, dont les métiers se sont recomposés.

Payante pour Les Bonneteries d'Armor, la stratégie « services » fait des émules dans un secteur éreinté par la concurrence, où se multiplient les industriels sans usines françaises. En annonçant, fin 2006, la délocalisation en Tunisie de 95 % de son activité d'assemblage et 180 suppressions d'emplois, Felix Sulzberger, le P-DG suisse d'Aubade, s'est voulu rassurant : « Nous supprimons des emplois, mais d'un autre côté nous allons en créer. » Dans la vente directe. Le fabricant français de lingerie fine compte multiplier l'ouverture de boutiques : 18 en 2007, 49 en 2009.

Les successeurs des ingénieurs résidents. Le mouvement n'épargne aucun secteur. Confronté à la baisse des ventes, le constructeur informatique Bull, qui ne possède plus qu'un seul site industriel à Angers (Maine-et-Loire), a mis, depuis 2005, la voile toute sur les services. Son objectif : faire passer de 27 % à 50 % leur poids dans le chiffre d'affaires. Même orientation dans l'industrie de l'armement, de Thales à DCN, qui tend à se transformer de fabricant de matériel en fournisseur de services et à se positionner comme intégrateur en chef, assembleur de technologies. À cela, deux bonnes raisons : l'importance des nouvelles technologies dans leur équipement et le rétrécissement des budgets de la défense. Sans en avoir construit un seul, Thales a réussi à s'imposer parmi les principaux fournisseurs de porte-avions britanniques. Contourner la pression accrue sur les prix, se différencier, restaurer les marges par des revenus réguliers : les industriels avancent les mêmes raisons pour expliquer le développement des services liés à leur produit, avec une organisation distincte, un management et des ressources dédiés. Car leur offre, globale, va plus loin que les simples services associés aux produits, en place de longue date, à l'image des « ingénieurs résidents » qui, dès les années 90, étaient mis à disposition des constructeurs automobiles et de leurs bureaux d'études par les sidérurgistes.

Une évolution en phase avec la demande des clients. « La nature des biens industriels a changé : le contenu en services est de plus en plus important. Quand vous achetez une voiture, par exemple, vous prenez un crédit, une garantie supplémentaire sur cinq ans et une assurance auto », commente Lionel Fontagné, conseiller scientifique au Cepii. Les constructeurs informatiques américains l'ont compris depuis longtemps : anticipant l'érosion des marges sur les ventes, ils sont devenus dès la décennie 90 des offreurs de solutions, avec des contrats de gestion proposant équipement, mise à disposition du personnel et prise en charge de la gestion des systèmes informatiques des entreprises clientes. De fabricant de gros ordinateurs bleus, IBM s'est transformé en sous-traitant technologique global, misant sur les logiciels et la force de services (maintenance, infogérance, projets), qui représentent plus de la moitié du chiffre d'affaires.

Un modèle à suivre ? L'orientation services « sera une donnée clé des entreprises pour la prochaine décennie », jugeait Nicole Fontaine, ex-ministre déléguée à l'Industrie, dans un rapport commandité en 2002 au cabinet Ernst and Young. Une issue plus accessible au sous-traitant de premier niveau que de dernier niveau. « Plus l'entreprise est proche de son client final, plus l'activité de services est facile à mettre en œuvre », reconnaît Vincent Ramus, d'Ernst and Young. Mais le rapport sur l'impact de cette « orientation services » en matière d'emploi reste à écrire. « Le modèle industriel est en pleine mutation, note Gilles Le Blanc, professeur à l'École des mines. À la fois l'industrie sous-traite ou délocalise les productions à moindre valeur ajoutée, externalise vers les services certains emplois industriels (informatique, comptabilité, etc.), tout en développant l'orientation client. Les frontières entre industrie et services sont de plus en plus floues. »

Une (r)évolution culturelle. La mutation vers les services n'en reste pas moins délicate à mener. C'est une vraie (r)évolution culturelle pour les industriels, qui agit sur le développement des compétences, exige une organisation distincte et un management dédié. Autant dire que les syndicats étudient de près les nouvelles conditions de travail et la reconversion des personnels en place, surtout les moins qualifiés. Leur crainte : un moins-disant social, la perte des avantages acquis.

« La polyvalence et la flexibilité, ça se paie », explique Dominique Le Page, déléguée CFDT aux Bonneteries d'Armor, signataire d'un accord créant un statut de polyvalent. Aux ouvrières de confection acceptant de passer du service qualité au bureau d'études ou à la logistique, le texte assure un taux horaire de 9,75 euros brut et limite le travail en 2 × 8 à cinq mois. Du donnant-donnant : « La rémunération compense la flexibilité horaire, qui n'existait pas en confection. Les filles, qui étaient avant payées au rendement, apprécient », reprend la CFDT.

Accord de méthode, plan social bâti sur des mesures d'âge ou un accompagnement par une cellule de reclassement, redéploiement en interne d'un tiers des effectifs : Alstom a mis aussi les formes pour conduire la mutation du site de La Courneuve. « Sur les 300 salariés dépendants de la production, 5 restent sans solution », note Jacques Guilbert, délégué CGT, qui déplore la fin des augmentations générales. « Il n'y en a plus, contrairement aux entités possédant encore une fabrication. » Dans le groupe électronique de défense Thales, les syndicats de la branche services ont bataillé plusieurs années avant d'arriver à passer, fin 2006, de la convention collective du Syntec à celle de la métallurgie. Comme le reste de la maison. « Notre accord offrait des garanties quasi équivalentes à celles de la convention de la métallurgie. Mais mieux vaut en dépendre », souligne Hervé Tausky, délégué CFE-CGC de Thales Services.

Le virage vers les services se fait davantage par le biais des recrutements que par l'élévation des compétences internes

Pour accompagner son virage vers les services, Bull a lancé un programme de redéploiement des compétences, sur trois ans, touchant 200 salariés. « Tous les métiers, ingénieur en R & D, contrôleur budgétaire ou assistante RH, sont concernés, puisque le programme est bâti sur le volontariat. Nous essayons d'encourager la mobilité des salariés actuellement sur des activités en décroissance », note Frédéric Portejoie, chargé du développement des compétences, satisfait du nombre de volontaires, « supérieur aux prévisions ». Autre tonalité à la CFDT : « Rien n'a été négocié, déplore Patrick Baradat, qui pointe les déconvenues de salariés face au changement du mode de remboursement des frais de déplacement, moins avantageux. Cela n'incite pas les gens à évoluer vers les services. D'autant que 40 % des effectifs ont plus de 50 ans. »

Mais chez Bull comme chez nombre d'industriels, l'évolution des compétences vers les services se fait essentiellement par le recrutement externe. Le constructeur informatique prévoit 700 embauches en 2007, après 200 en 2006 et 400 en 2005, des ingénieurs informatiques pour l'essentiel. Il y a fort à parier que le virage vers les services ne fera qu'accroître encore l'élévation constante du niveau de compétences dans l'industrie. « Les métiers industriels qui se sont le plus développés entre 1982 et 2002 sont les plus qualifiés et ceux relatifs à la maintenance et à la recherche », notait la Dares dans une récente étude. Une évolution amplifiée encore par les stratégies des entreprises, qui privilégient des personnels toujours plus qualifiés. « Chaque fois que des techniciens quittent la société, explique Hervé Tausky, de Thales Services, il ne rentre que des ingénieurs, auxquels on propose des emplois sous-qualifiés. » Du moins, en début de carrière.

Alstom
Benjamin Schwob, 34 ans, chef du service régulation

Les turbines fabriquées à La Courneuve, cet ingénieur en a connu tous les secrets. Affecté à la mise en service en 1997, il a enchaîné les interventions à l'étranger avant de diriger un bureau d'études. En 2006, il intègre Alstom Power Service et prend la tête du service régulation au département contrôle des commandes. Son job ? Gérer cette PME de 30 commerciaux et ingénieurs, proposant des contrats de maintenance. « La nouveauté, c'est le travail en mode projet avec une équipe pluridisciplinaire. Nous vendons un service global. »

Bonneteries d'Armor
Denise Goaer, 55 ans, téléconseillère pour La Poste

Cette spécialiste des surjeteuses et des ourleuses à l'atelier de confection a changé de métier fin 2004, après trente-six ans de maison. Depuis que l'industriel a décroché le marché de l'habillement de La Poste, elle a intégré le centre d'appels interne. Son job ? Gérer les commandes, les échanges de taille et renseigner les dossiers. En période de livraison, elle peut recevoir jusqu'à 100 appels par jour. « Il faut saisir les opportunités d'évolution quand on a la chance de s'en voir proposer en interne. »

Auteur

  • Anne Fairise