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Politique sociale

La santé, un luxe pour 44 millions d'Américains

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.01.2000 | Michèle Aulagnon

Même en période d'euphorie économique, il ne fait pas bon être malade aux États-Unis. Non seulement l'accès aux soins est prohibitif, mais le tarif des assurances est si onéreux que de plus en plus de salariés renoncent à s'assurer. Une question qui interpelle les candidats à l'élection présidentielle.

C'est une belle revanche pour la First Lady. Six ans après l'enterrement de première classe de la réforme portée par Hilary Clinton, le dossier brûlant de l'assurance maladie est en train de devenir l'un des thèmes phares de la prochaine élection présidentielle. Au point de faire l'objet d'une surenchère dans le camp démocrate. Le sénateur Bill Bradley, qui cherche à obtenir l'investiture aux dépens du vice-président, Al Gore, fait campagne en faveur d'une couverture maladie universelle, « droit fondamental pour les Américains dès la naissance ». Un projet chiffré à plus de 420 milliards de francs par an. Moins prodigue, Gore entend limiter la générosité de l'État providence aux familles avec de jeunes enfants, dont 11 millions ne bénéficient d'aucune protection sociale outre-Atlantique.

C'est un constat alarmant du Census Bureau, dont les travaux sont comparables à ceux de l'Insee, qui a mis le feu aux poudres. Selon une récente étude de cet établissement public, le nombre d'Américains privés de couverture maladie s'est accru de plus de 2,7 millions entre 1993 et 1998, pour atteindre le chiffre record de 44,3 millions de non-assurés. Or jamais l'économie américaine ne s'est aussi bien portée que durant cette période, au cours de laquelle 14 millions d'emplois ont été créés. Cette statistique a donc fait l'effet d'une bombe. « Si les gens sont de plus en plus nombreux à ne pas avoir d'assurance médicale dans les périodes fastes, qu'adviendra-t-il pendant une récession ? » s'interroge le sociologue Paul Starr, de l'université de Princeton, auteur du prix Pulitzer La Métamorphose de la médecine américaine.

L'opinion avait déjà été secouée par l'affaire Hal Hovey. Ce spécialiste des finances publiques, architecte de la réforme fiscale de l'Ohio et de l'Illinois, s'est suicidé en octobre dernier en se tirant une balle dans la tête. Il avait 60 ans et était atteint d'un cancer de la bouche. Il venait de créer une fondation pour financer les soins de jeunes victimes de maladies chroniques, à laquelle il avait fait une donation de près de 160 000 francs : l'équivalent de ce qu'il aurait payé pour son propre traitement anticancéreux. Car Hal Hovey n'avait pas d'assurance médicale. « Mon père a estimé que ses chances de survie étaient trop faibles et que cet argent serait plus utile à des malades plus jeunes, explique Kendra Hovey, sa fille. Quant au fait de ne pas avoir d'assurance sociale, c'est un choix qu'il avait fait depuis qu'il n'avait plus personne à charge. »

Pas tous pauvres

Dirigeant d'une petite maison d'édition publiant des revues de politique publique, Hal Hovey ne bénéficiait pas des avantages sociaux d'une grande entreprise. Il ne faisait pas partie des working poors ; mais les dizaines de millions d'Américains sans assurance médicale ne sont pas tous pauvres non plus. Selon le Census Bureau, près de 20 % des ménages gagnant entre 162 500 et 325 000 francs par an n'en possèdent pas. Il en est de même pour 12 % de ceux dont les revenus sont situés entre 325 000 et 487 500 francs, et même pour 8 % des foyers américains qui déclarent encore davantage au fisc ! Au total, plus de 12 millions de ménages touchant plus de 325 000 francs n'ont pas de couverture maladie.

Or, sans assurance, un simple pépin de santé peut vite devenir un véritable cauchemar. La somme à débourser est en effet extrêmement élevée. Faire vacciner un enfant chez un pédiatre de ville revient presque à 1 000 francs. Une hospitalisation se chiffre, elle, en milliers, voire en dizaines de milliers de francs. C'est bien simple, un grand nombre de cliniques privées, comme de praticiens, refusent de soigner les malades non assurés par crainte de ne pas être payés. La seule issue, si l'on n'a pas de bourse suffisamment étoffée, est alors de se présenter à la salle des urgences de l'hôpital public, rendue célèbre par la série télévisée Urgences.

Même les médicaments sont chers, deux à trois fois plus qu'en France. Pour de simples maux d'estomac, Patricia de Haas s'est vu prescrire trois semaines de traitement par son médecin. « Le flacon de 21 comprimés m'a coûté 800 francs. Heureusement que mon assurance en rembourse 80 %, explique cette femme sans emploi dont le mari travaille dans une entreprise vétérinaire. Sans cette couverture, je ne suis pas sûre que je me serais soignée correctement. »

Aux États-Unis, non seulement l'accès aux soins est hors de prix, mais le tarif exigé par les assurances est prohibitif. « Depuis dix ans, explique John Gabel, économiste pour Health, Research and Trust, le coût des assurances sociales n'a cessé d'augmenter, beaucoup plus vite que le niveau de vie. Pour les classes moyennes – sans parler des plus pauvres –, une assurance santé est devenue un objet inaccessible. » Selon ses travaux, le coût moyen (cotisations patronales comprises) d'une couverture maladie obtenue par le biais d'une entreprise était, en 1999, de 1 230 francs par mois par salarié, et de 3 060 francs s'il assure femme et enfant(s). Sur ces montants, le salarié verse en moyenne 230 francs par mois s'il est célibataire, 940 francs s'il a une famille, sa cotisation étant d'autant plus élevée que l'entreprise qui l'emploie est petite. Une facture qui ne cesse de s'alourdir. Il y a dix ans, la cotisation se montait à 50 francs pour le salarié et à 340 francs pour sa famille.

Et encore, les salariés qui acquittent la facture peuvent s'estimer heureux. Seules les entreprises d'une certaine taille proposent une assurance. Celles de moins de 25 personnes, qui ont créé la plupart des emplois ces dernières années, n'en font pas bénéficier leurs salariés. Ceux-ci sont contraints de s'assurer de façon individuelle, sur le marché libre, où les cotisations ont explosé, tandis que les remboursements n'ont cessé de diminuer. Les compagnies d'assurances expliquent cyniquement que 20 % de la population mobilise 80 % des dépenses de santé. Un souci de « bonne gestion » les conduit donc à écarter les « clients » dépensiers. Quand son mari est parti à la retraite en 1995, Ruth Kain, 64 ans, a dû chercher une assurance. Comme son dossier médical faisait état d'une opération du cœur à l'âge de 39 ans, aucune compagnie n'a accepté de la couvrir pour les problèmes cardiaques. On lui a pourtant réclamé une cotisation de 1 500 francs par mois pour les autres soins. Trop cher pour elle. En 1997, il a fallu qu'elle se fasse poser un pacemaker. L'addition s'est élevée à 180 000 francs, qu'elle n'a toujours pas fini de payer.

De nouvelles hausses à venir

Même les « privilégiés » qui peuvent bénéficier d'une couverture santé par l'intermédiaire de leur entreprise sont de plus en plus nombreux à la refuser. Barbara Schone, économiste à l'Agence fédérale pour les politiques de santé et la recherche, estime qu'un salarié sur cinq décline l'offre qui lui est faite. Et, selon elle, la situation va encore s'aggraver. Avec de tels niveaux de cotisations, il va devenir de plus en plus difficile de convaincre un salarié qui a un salaire modeste, qui est jeune et a priori en bonne santé de s'assurer. Chauffeur de taxi à New York, Bob fait partie des 80 % de conducteurs qui n'ont pas d'assurance médicale. « Avec ce que je gagne, vous plaisantez ! ? » lance-t-il en s'en remettant à la Vierge Marie qui tournoie sous son rétroviseur. En cas de besoin, il ira aux urgences à l'hôpital. « L'absence de couverture sociale atteint des proportions inquiétantes », déclare Ron Pollack, président de Families USA, une fondation qui, depuis plus de quinze ans, est le porte-parole des consommateurs de santé. Et on annonce de nouvelles hausses de cotisations.

Cette spirale infernale ne concerne pas les 14 millions de personnes pauvres couvertes par le programme public Medicaid, ni les plus de 65 ans, qui bénéficient du plan Medicare. Les 44 millions d'Américains privés d'assurance santé font partie soit des classes moyennes, incapables d'intégrer dans leur budget le coût d'une assurance, soit des groupes de personnes que les compagnies d'assurances écartent en raison de leurs antécédents médicaux et à qui elles réclament des cotisations prohibitives. « Comme on pouvait s'y attendre, explique Jennifer Campbell, du Census Bureau, les jeunes sont les plus touchés : près d'un tiers des 18-24 ans n'ont pas d'assurance. Un quart des gens qui travaillent à temps partiel n'en ont pas non plus, contre seulement 15 % pour les temps plein. » Autre catégorie fortement représentée parmi les non-assurés : les immigrés. Au Texas et en Californie, où l'immigration est très importante, entre un cinquième et un quart de la population n'a pas d'assurance. Le nombre d'Américains dans cette situation devient tellement élevé que l'absence de couverture médicale est socialement acceptable et acceptée. « Autrefois, les parents qui n'avaient pas assuré leurs enfants étaient considérés comme des irresponsables, explique Robert H. Frank, professeur d'économie à l'université de Cornell, dans une tribune publiée récemment par le New York Times. La honte disparaît au fur et à mesure que le nombre de non-assurés augmente. »

Ces derniers ne constituent pas pour autant un groupe de pression. La disparité entre le salarié qui refuse l'assurance proposée par son entreprise, l'indépendant dont les revenus sont variables et l'immigrant qui cumule les petits boulots est telle que les non-assurés n'ont pas de relais au sein du Congrès. Mais le phénomène prend une telle ampleur qu'il est difficile aux candidats à l'élection présidentielle de le passer sous silence. « Maintenant que les États-Unis ont retrouvé une excellente forme sur le plan économique et fiscal, comment devons-nous partager les fruits de la croissance ? C'est la seule question qui mérite d'être posée, et dans des termes fort différents de ceux utilisés en 1993 », résume Paul Starr.

Haro sur les compagnies d'assurances

En octobre 1999, la Chambre des représentants a voté un texte donnant aux patients de nouveaux droits, dont celui de poursuivre en justice leur compagnie d'assurances en cas de refus de soins ou de traitement non adapté. Cette proposition de loi garantit aussi à chaque assuré le libre accès aux urgences ainsi qu'aux médecins spécialistes sans avoir à faire une demande préalable d'autorisation à son assurance, comme c'est le cas aujourd'hui.

Dans les jours qui ont précédé ce vote, les couloirs de la Chambre des représentants ont été envahis par des lobbyistes rapportant des histoires à faire dresser les cheveux sur la tête. Celle d'un enfant à qui la compagnie d'assurances a refusé un scanner après une chute, à l'âge de 2 ans, et qui en garde une invalidité. Celle de cette femme décédée d'un accident cardio-vasculaire, intervenu après que l'assurance lui a refusé un examen. Le grand public, aussi, a été sensibilisé par l'intermédiaire d'Internet. Families USA recueille sur son site les « combats » les plus exemplaires contre les assurances. Une association de médecins, Physicians who care, basée au Texas, publie sur son site « L'histoire du mois la plus atroce avec une compagnie d'assurances », ainsi qu'une « Galerie des horreurs du système de santé ». « Business Week » en a fait sa une. Les médecins, longtemps en ligne de mire en raison du prix de leurs actes, ne sont plus la cible de la colère des patients. Il faut dire qu'eux aussi contestent le pouvoir des compagnies d'assurances, qui limitent leur liberté de prescription.

Auteur

  • Michèle Aulagnon