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Politique sociale

Les Lorrains, heureux salariés passe-frontière

Politique sociale | publié le : 01.02.2007 | Olivier Mirguet

85 000 Lorrains franchissent chaque jour l’une des trois frontières avec le Luxembourg, la Belgique et l’Allemagne pour aller travailler. Avec des salaires et des statuts variables selon la législation locale.

Audun-le-Tiche, frontière luxembourgeoise, un matin d’automne. La procession des voitures de travailleurs frontaliers roule au pas, entre des usines à l’abandon. La route serpente vers la commune voisine d’Esch-sur-Alzette, au grand-duché. Nous sommes en Saar-Lor-Lux, une région à cheval sur la Wallonie, le grand-duché, la Sarre et les départements de Moselle et de Meurthe-et-Moselle, qui abrite la plus forte concentration de travailleurs frontaliers en Europe après la Suisse. De l’autre côté de la frontière luxembourgeoise, Dexia et l’université ont été parmi les premiers à prendre position sur les décombres de la sidérurgie. Et le baromètre économique semble à nouveau au beau fixe chez « le Petit Poucet » de l’Union européenne : le Luxembourg fournit un emploi à 60 000 salariés lorrains, vingt fois plus que dans les années 70. « On ne devient pas travailleur frontalier par choix. C’est un impératif dicté par l’échec des reconversions et l’économie moribonde du bassin haut-lorrain », juge Philippe Manenti, délégué de la section française de l’OGBL, le puissant syndicat luxembourgeois. Les salaires, aussi, sont attractifs : le grand-duché, dont 38 % des emplois sont occupés par des frontaliers, affiche un PNB par habitant de 65 600 dollars, deux fois plus qu’en France.

Travailler au Luxembourg n’est pas compliqué

En Moselle, les quotidiens diffusent les offres d’emploi émanant du grand-duché, où le taux de chômage plafonnait fin septembre à 4,4 %. Deux fois plus petit que la Moselle, le voisin luxembourgeois a impérativement besoin de la main-d’œuvre frontalière. « Je n’ai jamais entendu parler de préférence nationale dans les recrutements », note Annette Schuler, déléguée du personnel de la compagnie aérienne Luxair, le huitième employeur national. « Il y a des freins à l’avancement, conteste Christian Wille, chercheur à l’Observatoire interrégional du marché de l’emploi de Sarrebruck. Les phénomènes de ségrégation sont monnaie courante. Il y a des réseaux personnels ou familiaux qui privilégient les natifs et ceux qui maîtrisent la langue nationale. » Le luxembourgeois, qui se rapproche du platt parlé en amont (Lorraine) et en aval (Allemagne), reste, malgré tout, la clé indispensable aux candidats à l’avancement au grand-duché.

Par ricochet, le marché immobilier et les finances lorrains subissent l’impact de la prospérité de l’économie voisine. À Audun-le-Tiche, une commune de 5 400 habitants, 77 % des actifs sont travailleurs frontaliers. Et les Luxembourgeois commencent à acheter des pavillons côté français, ce qui provoque une hausse des prix des logements, à 2 500 euros en moyenne le mètre carré en collectif neuf. Mais le commerce de l’essence, de l’alcool et des cigarettes a presque entièrement basculé vers le Luxembourg, où les taxes, plus légères, provoquent un phénomène de « tourisme shopping ». Et un cortège de bouchons le week-end.

25 % de salaire en plus

À l’ouest du Luxembourg, le bassin d’emploi le plus attractif pour les Lorrains, le marché belge attire 4 300 frontaliers, même si, avec 19,4 % de chômage en septembre, la Wallonie n’affiche pas la même prospérité que le Luxembourg. « Mais le pôle européen de développement n’a pas réussi à reconvertir l’économie du nord de la Lorraine et à créer des emplois », déplore Yanko Marcic, ouvrier chez Federal-Mogul, équipementier automobile américain installé à Aubange, qui gagne 25 % de plus qu’en France, « à fonction équivalente ». Reste que les frontaliers franco-belges s’inquiètent de la pérennité de leur régime fiscal. Le gouvernement belge souhaite en effet abroger la convention de 1964, qui exempte d’impôt sur le revenu les frontaliers si leur emploi se trouve à moins de 20 kilomètres à l’intérieur du pays. En 2004, Bercy a promis de maintenir le statu quo, mais la nouvelle convention entre les deux pays est toujours dans les cartons.

Dernier pôle d’attraction pour les Lorrains, le Land allemand de Sarre emploie quelque 21 000 frontaliers. Mais l’industrie sarroise, leur principal employeur, reste à la traîne, et le Land pointe au deuxième rang national pour le nombre de faillites rapporté au nombre d’habitants. « En cas de licenciement, les problèmes commencent dès que le salarié a reçu sa lettre. Le jargon juridique est incompréhensible, il faut l’assistance d’un traducteur », indique Wolfgang Niederländer, vice-président du comité de défense des travailleurs frontaliers de Moselle (CDTFM) à Sarreguemines.

En cas de longue maladie, c’est aussi la galère : au-delà de soixante-dix-huit semaines, les caisses allemandes stoppent la prise en charge de l’assuré. Le chômage ne prend le relais que pour les travailleurs nationaux. « Pour un frontalier, il n’y a plus qu’une solution : démissionner », déplore Philippe Manenti, président du CDTFM. Le ministère fédéral de la Santé promet d’inclure les frontaliers parmi les bénéficiaires du chômage partiel, au-delà du 18e mois d’indemnité. « Un grand pas contre une forme d’exclusion sociale, résultat de la non-coordination de deux systèmes nationaux », juge Philippe Manenti. Autre sujet de discorde, la reconnaissance mutuelle des taux d’invalidité accordés aux accidentés du travail est en cours de règlement.

« Personne ne maîtrise les quatre régimes fiscaux et sociaux en vigueur dans la région, reconnaît Nicolas Brizard, juriste au centre de ressources et de documentation Eures Lorraine. Et personne ne peut suggérer sérieusement de les harmoniser. Les règlements de la Commission européenne visent à coordonner les politiques de sécurité sociale. C’est déjà beaucoup. » Fatalisme ? Entre la Lorraine et les trois pays voisins, les seuls véritables obstacles à la mobilité des salariés sont sur la route.

Auteur

  • Olivier Mirguet