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Vie des entreprises

Les salaires dorés des patrons font scandale aux États-Unis

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.12.2006 | Isabelle Lesniak

Au pays de l'Oncle Sam, les revenus faramineux des P-DG ne recueillent plus les suffrages. Même les actionnaires s'indignent, car l'évolution des cours n'est pas à la hauteur. Imposer plus de transparence ne suffira pas à mettre fin aux dérives.

Hank, rends-nous l'argent » : c'est sous cette banderole, traînée par un petit avion affrété par la centrale syndicale AFL-CIO, que s'est ouverte l'assemblée générale de Pfizer, en avril dernier, à Lincoln, dans le Nebraska. Les petits actionnaires du premier groupe pharmaceutique mondial ne pardonnent pas au PDG, Hank McKinnell, d'avoir touché 50,6 millions d'euros depuis son arrivée à la tête de la société en 2001 alors que l'action a perdu 46 % depuis. Et la somme record de 64,6 millions d'euros négociée pour sa retraite, qui sera effective en 2008, leur reste en travers de la gorge. Si les 13 membres du conseil d'administration ont sauvé leur peau de justesse, ils ont passé un très mauvais quart d'heure…

Guillotiné pour moins que ça. Ce type de confrontation est devenu très courant aux États-Unis depuis l'assemblée générale de Disney, en mars 2004, au cours de laquelle des actionnaires représentant 43 % des droits de vote ont voté contre la reconduction du mandat d'administrateur du P-DG, Michael Eisner, en grande partie en raison de sa rémunération. Le 31 mai 2006, c'était au tour des dirigeants d'ExxonMobil de subir la fronde des actionnaires lors de l'assemblée annuelle. Human need, not corporate greed ! (« Oui aux besoins des hommes, non à la cupidité des patrons ! ») ont scandé les petits porteurs réunis pour l'occasion. Objet de leur colère : le salaire de 54 millions d'euros et la prime de retraite de 76,6 millions d'euros accordés au P-DG sur le départ, Lee Raymond. Selon le New York Times, il a touché 112 563 euros par jour lors des treize années passées à la tête de la compagnie.

Un chiffre indécent pour l'opinion, même si Exxon a réalisé en 2005 le plus gros profit de son histoire (plus de 28 milliards d'euros). « À la Révolution française, Lee Raymond aurait été guillotiné pour moins que ça », commentait le journaliste vedette de Fox News, Bill O'Reilly, pourtant réputé pour être un défenseur acharné du modèle américain.

P-DG de Martha Stewart Living Omnimedia, l'empire américain de la décoration, Susan Lyne résume bien le changement d'état d'esprit des Américains : « Dans les années 90, plus un patron était payé, plus il était respecté. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. » Une « fiche de paie dorée », titre d'une série d'articles au vitriol parus dans le New York Times, est désormais considérée comme suspecte. Bien que les trois quarts des Américains déclarent ne pas être jaloux des salaires de leurs dirigeants, ils affublent ces derniers du surnom de corporate fat cats.

Enrichissement personnel. Associée aux scandales des cinq dernières années (Enron, Worldcom, etc.), l'inflation des rémunérations a achevé de déconsidérer le CEO. Dans une étude de décembre 2005 de l'institut Harris, 2 % seulement des Américains estiment les P-DG des cinq cents plus grosses sociétés « tout à fait dignes de confiance ». « Alors qu'il était encensé dans les années 90 parce qu'il participait aux bonnes performances de la Bourse, le CEO doit faire face à un sérieux problème de relations publiques depuis l'explosion de la bulle des valeurs technologiques en 2000, analyse Lawrence Mitchell, directeur de l'Institute for International Corporate Governance and Accountability à l'université George Washington. Il passe désormais pour quelqu'un qui tente de s'enrichir à des fins personnelles sans penser au bien de son entreprise ni à sa performance à long terme. »

Une cote d'amour tombée au plus bas depuis la rentrée, avec le départ fracassant de plusieurs dizaines de P-DG, de George McAfee, patron du numéro deux mondial des antivirus, à Shelby Bonnie, dirigeant de Cnet, un groupe de médias sur Internet, dans ce qu'il convient d'appeler l'affaire des stock-options. Des pratiques irrégulières d'antidatage consistant à faire coïncider la date de distribution des options avec celle où le cours est au plus bas afin de faire gagner le maximum d'argent aux bénéficiaires, sur lesquelles la Securities and Exchange Commission, le gendarme de Wall Street, enquête depuis 2005.

Des hausses injustifiées. Moult affaires récentes sont venues démontrer, en outre, à l'opinion publique que la rémunération des dirigeants n'évolue pas toujours en phase avec les résultats de la société. Le patron du groupe de bricolage The Home Depot, Robert Nardelli, a été payé 190,8 millions d'euros lors des cinq dernières années alors que l'action de la firme perdait 12 % et que celle de son principal concurrent, Lowe's, gagnait 173 %… Ivan Seidenberg, chief executive de Verizon, a empoché 151 millions d'euros en 2005, soit une hausse de 48 % en un an, alors que le titre a chuté de 26 %. Selon la Corporate Library, un institut de recherche indépendant, sur la dizaine de patrons ayant bénéficié des plus fortes hausses de salaire en 2004, la moitié sont incapables de justifier cette évolution.

« Les entreprises font des ponts d'or à leurs dirigeants pour qu'ils les gèrent moins bien que la moyenne du secteur », enrage Paul Hodgson, de la Corporate Library. Dans une étude intitulée Pay for Failure publiée en mars 2006, il a calculé que onze des plus grandes firmes américaines (AT & T, Hewlett-Packard, Lucent, Merck, Pfizer, Time Warner, Wal-Mart, etc.) ont versé 673,5 millions d'euros à leurs P-DG dans les cinq dernières années. Alors que, dans le même temps, leurs actionnaires ont essuyé des pertes de 498,3 milliards d'euros en Bourse !

Selon Paul Hodgson, les comités de rémunération sont largement responsables de ces dérives. En octobre, Edgar Woolard Jr., ex-patron du géant de la chimie DuPont et président actuel du comité de rémunération du New York Stock Exchange, a dénoncé le fonctionnement de ces instances : « Le comité de rémunération demande l'avis d'un consultant extérieur. Celui-ci en touche un mot au DRH, qui en parle au P-DG. Le P-DG, au courant de ce que gagnent ses confrères, donne son chiffre au DRH, qui transmet au consultant, qui finit par proposer cette somme au comité de rémunération. Résultat : le patron obtient ce qu'il pense lui être dû. »

Parfois, les conflits d'intérêts achèvent de fausser le jeu. Le comité de rémunération de Verizon a choisi comme consultant le cabinet Hewitt, chargé de la gestion des retraites des salariés du groupe. Le copinage entre responsables des comités de rémunération n'incite pas non plus à la rigueur. La responsable du comité de rémunération de The Home Depot fait aussi partie de celui d'Albertsons et décide, à ce titre, de la paie du patron de la chaîne de grande distribution. Or ce dernier siège au conseil d'administration de The Home Depot…

Bonnes pratiques. En janvier 2006, la SEC a voté un projet qui exige plus de transparence. Si le texte est adopté, les sociétés cotées devront, dès 2007, publier les rémunérations et les avantages des cinq dirigeants les mieux payés. Elles devront aussi justifier les critères retenus pour juger leurs performances et fixer leur salaire. « Cette réforme, qui vise à clarifier les salaires et pas à les contrôler, ne mettra pas fin aux dérives », prédit Paul Hodgson, qui mise plutôt sur les bonnes pratiques pour faire bouger les choses : « Chez Whole Foods, la petite société d'aliments bio qui monte, le salaire du CEO ne peut excéder un certain multiple de celui du salarié. Chez DuPont, il est fixé, depuis 1989, en lien avec celui de cadres importants pour l'entreprise. C'est comme cela qu'il faut faire évoluer le système », estime-t-il Reste que ces parangons de vertu sont ultraminoritaires.

Des inégalités croissantes

Il est d'autant plus choquant que les dirigeants des entreprises s'enrichissent que la majorité des Américains a le sentiment de s'appauvrir », déplore l'investisseur Warren Buffet, par ailleurs deuxième fortune du pays.

Selon les calculs de l'Institute for Policy Studies (de gauche), les rémunérations des patrons représentaient, en 2005, 400 fois, en moyenne, celles des salariés alors qu'en 1982 encore le multiple était de 42.

Dans une étude publiée en mai dernier, la Réserve fédérale (Banque centrale américaine) conclut pour sa part à un rapport de 170 à 1. Les augmentations de salaire sont très inégalement réparties dans la corporate America.

En 2005, selon le consultant Mercer Human Resource, la rémunération totale (salaire, bonus, primes, stock-options, etc.) d'un P-DG des trois cent cinquante plus importantes entreprises a progressé de 15,8 % pour atteindre la valeur médiane de 4,6 millions d'euros 2004 euros avait été marqué par une augmentation record de 40,9 %. Les salariés non syndiqués ont, en revanche, dû se contenter de 3,6 % d'augmentation moyenne en 2005 après 3,4 % en 2004. Compte tenu de l'inflation, leur paie (21 029 euros) n'a pas progressé entre 1990 et 2005.

Si le Bureau du recensement a pu, fin août, conclure à une légère augmentation des revenus réels des ménages pour la première fois depuis six ans, ce n'est pas grâce aux augmentations de salaire mais parce que de plus en plus de membres du foyer doivent travailler pour s'en sortir…

Auteur

  • Isabelle Lesniak