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Politique sociale

Pourquoi le CNE fait recette

Politique sociale | publié le : 01.12.2006 | Anne Fairise

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Les intentions d'embauche en CNE pour les entreprises de moins de 20 salariés

Crédit photo Anne Fairise

S'il ne fait pas l'unanimité ni n'échappe aux abus, le contrat nouvelles embauches lève les barrières psychologiques au recrutement dans nombre de TPE qui le jugent souple et sécurisant. La parole aux employeurs et aux salariés.

La politique de l'entreprise, c'est de recruter en CNE. » Chez Navx (6 salariés), qui enrichit les systèmes GPS en services telle la réservation de places de parking, les candidats sont prévenus. Jean Cherbonnier, le cofondateur de cette start-up parisienne, qui plébiscite ce CDI créé pour les sociétés de moins de 20 salariés, a un argumentaire parfaitement rodé.

Une nécessité puisqu'il a embauché trois informaticiens mi-2006, en plein conflit sur le CPE, frère cadet du CNE dédié aux jeunes. À l'époque, les manifestants avaient ajouté à leur cahier de doléances le retrait du CNE, taxé de « contrat nouveaux esclaves » en raison des deux ans de période d'essai durant lesquels l'employeur peut licencier sans motiver sa décision. Chez Navx, chaque entretien d'embauche évoque la fragilité de l'entreprise et son besoin de souplesse. De quoi exclure le recours au CDD, l'employeur ne pouvant y mettre fin prématurément si l'activité périclite. Et ouvrir un boulevard au CNE, un « accélérateur d'activité » selon Jean Cherbonnier : « Grâce à ce contrat, nous avons recruté plus que prévu. Nous pouvons calculer le risque : le coût du licenciement est connu (10 % des salaires versés). Ce n'est pas le cas avec un CDI, surtout s'il est contesté devant les prud'hommes. » Des arguments bien reçus, dit-il, par les recrutés, que Navx rémunère bien, entre 35 000 et 50 000 euros brut annuels.

P-DG de 720°, opérateur téléphonique proposant du dégroupage (8 salariés), Benoît Defoug est aussi un fervent partisan du CNE. Mais il a déchanté quand, en septembre, un ingénieur en télécoms l'a forcé à signer un CDI. « Le CNE ne permet pas de recruter des compétences rares, déplore ce patron troyen. La précarité associée à ce contrat décourage les futures recrues. » C'est ce qui a motivé le refus d'Édouard Leculier, 28 ans, spécialiste en téléphonie sur IP : « Mon épouse, styliste free-lance, est déjà en situation précaire. Si j'avais accepté ce CNE, les banques ne nous auraient pas accordé de bonnes conditions d'emprunt. »

La bataille anti-CNE a quitté la rue

Au service juridique du Conseil national des professions de l'automobile, on se souvient de l'appel de ce chef d'entreprise désemparé, se mordant les doigts d'avoir signé un CNE. Pour déjouer les menaces de démission de son salarié, il voulait le basculer illico en CDI. Rien qui étonne Claude Muré, le boss d'Elec 2 M, une entreprise d'électricité (11 salariés) située à Kaysersberg, dans le Haut-Rhin, qui refuse de recourir au CNE : « La meilleure façon d'intégrer un nouveau venu dans l'équipe est de lui proposer un CDI »… Autant dire que la mesure Villepin n'a pas fini de faire parler d'elle. La bataille anti-CNE a beau avoir quitté la rue pour gagner les tribunaux (voir encadré p. 34), le contrat dérogatoire continue de diviser. Loin de l'unanimisme affiché du Medef, de la CGPME et de l'UPA. Même les adhérents du CJD, le poil à gratter du patronat qui défend un « libéralisme responsable », sont divisés : parmi ceux ayant recruté début 2006, la moitié seulement a recouru au CNE.

Mais, en quinze mois d'existence, la mesure a fait son trou. Avec 687 600 intentions d'embauche depuis août 2005, d'après l'Acoss, elle est devenue incontournable dans le paysage social. Près d'une embauche sur dix dans les petites sociétés se fait sous cette forme. Si ce succès marque le pas depuis la rentrée, probablement en raison du dynamisme des recrutements en CDI et des incertitudes juridiques portant sur la viabilité même du CNE, reste que ce contrat a trouvé son public. Particulièrement friandes, les TPE du bâtiment et industrielles y recourent deux fois plus que la moyenne. Dans les services, les commerces de gros et de détail, les garages automobiles, les salons de coiffure et d'esthétique sont les plus grands consommateurs, selon une étude de la Dares. Quant aux bénéficiaires, ce sont en majorité des hommes de plus de 26 ans. Les jeunes diplômés n'y coupent pas, surtout ceux issus de l'université et des disciplines « art, édition, communication, journalisme » ou « physique, chimie, biologie, géologie », précise une étude de l'Apec auprès de jeunes de niveau bac + 4. Parmi eux, un sur cinq est embauché en CNE comme commercial, et 10 % le sont dans les RH. Un sur deux se déclare « insatisfait » de ce type de contrat, qui apparaît comme un choix par défaut chez des candidats en recherche d'emploi, inexpérimentés ou sans les qualifications requises.

Prévenir les variations d'activité

Au boom du CNE, il y a plusieurs explications. Son atout majeur, c'est de lever les barrières psychologiques, premier frein à l'embauche dans les TPE, selon le réseau Tous pour l'emploi. Dans ces petites structures, plus sensibles que les grandes entreprises aux aléas de la conjoncture, dirigeants et salariés ont une conscience accrue que l'emploi n'est pas garanti à vie. Et le manque de visibilité sur l'activité est l'un des premiers arguments avancés par les employeurs, qui saluent la « souplesse du contrat » (comprendre sa procédure simplifiée de licenciement) pour adapter au mieux, et au plus vite, les effectifs à l'activité. « J'allège le dispositif », commente Olivier Buffat, fondateur de Fiftyways (vente de jouets sur Internet), dans le Nord, qui s'apprête à licencier son premier CNE, un jeune diplômé d'école de commerce, quinze mois après son embauche. Faute d'activité suffisante.

« Le CNE est ma soupape de sécurité », renchérit Joseph Scherrer, menuisier près de Mulhouse, qui jongle pour gérer les à-coups de Déco Rangement, sa « gazelle » qui a augmenté de 50 % son activité en 2003 et 2004. « Régulièrement, nous produisons plus qu'on ne vend, et puis la balance s'inverse », commente ce patron dont le carnet de commandes est rempli, « mais avec six semaines d'avance seulement ». Plutôt que de jouer sur les heures supplémentaires, il a recruté quatre personnes en CNE, dont deux quadras qui ont quitté des CDI. « Mieux vaut un CNE dans une entreprise en croissance qu'un CDI dans une société en perte de vitesse », estime André Lamy, 47 ans, qui n'a que deux ans d'expérience comme technico-commercial.

La possibilité de tester plus longtemps son salarié est une autre raison avancée au succès du CNE. Cela permet, selon les patrons recruteurs, de se prémunir du risque d'erreur à l'embauche. Ou de litige si la recrue est jugée non performante ou moins motivée. « Quand on n'est pas spécialiste, il est difficile de vite jauger la motivation, les compétences ou les capacités d'évolution du candidat », note Joseph Scherrer, qui a vécu trois démissions et abandons de poste. Douloureux lorsqu'il s'agit d'un poseur de meubles, générant 35 000 euros mensuels.

La possibilité de tester longtemps un salarié permet, selon les employeurs, de se prémunir du risque d'erreur à l'embauche et du risque de litige
10 % d'emplois créés

« Notre métier ne s'apprend qu'en clientèle », plaide Pierre Schnoebelen, gérant de CIL Informatique, un éditeur mulhousien de progiciels, jugeant les deux ans d'essai nécessaires. « Nous avons besoin de temps. Notre chargé d'affaires a mis quatre mois pour connaître nos produits et pouvoir renseigner nos clients au téléphone. L'épreuve du feu sera l'installation chez le client. » « Un an de période d'essai serait amplement suffisant », estime André Thuet, 24 ans, ingénieur informatique, qui a préféré un CNE à l'intérim.

En recrutant une thésarde en droit de 28 ans, n'ayant jamais travaillé, pour démarcher les cabinets d'avocats, Jean-Marc Brulé, le P-DG de Misseo, spécialiste de la dactylographie à distance, reconnaît qu'il a fait un pari risqué. « Je ne l'aurais pas recrutée en CDI, avec un mois d'essai renouvelable une fois, selon la convention Syntec dont nous dépendons », précise ce patron de l'Essonne qui considère néanmoins « démesurés » les deux ans d'essai. Comme sa salariée a transformé l'essai, elle passera, début 2007, un an après son embauche, en CDI. Damien Suau, le patron du Bendinat, brasserie de 200 couverts des Côtes-d'Armor, va faire la même chose pour les 11 CNE (50 % des effectifs) recrutés en salle et en cuisine. À sa grande satisfaction, un an après, huit sont encore présents : « Personne n'est parti sans raison valable. C'est la première fois que je vis cette situation. La longue période d'essai oblige les salariés à maintenir la qualité au travail. »

Pour autant, tout n'est pas rose au royaume du CNE, utilisé aussi par les patrons indélicats. Tel ce fonds d'investissement britannique très rentable qui essaie de recruter en CNE des polytechniciens. Ou cette SSII qui, dès août 2005, tente d'embaucher 10 commerciaux chargés, chacun, de créer une SARL pour éviter les effets de seuil et pouvoir y recruter en CNE des consultants. Sans oublier les effets d'aubaine, 70 % des contrats signés, selon la Dares qui évalue à 10 % seulement des CNE la création nette d'emplois. Ce qui ferait quand même, sans coûter un sou à l'État, 68 760 postes créés. À comparer aux 13 000 emplois créés en 2004 dans le secteur marchand. Mais sont-ils durables ? Réponse à l'été 2007, qui verra les premiers contrats transformés en CDI ou rompus. À moins que, d'ici là, la justice ou une alternance politique ne scelle le sort du CNE.

Une saga juridique loin de se terminer

Le contrat nouvelles embauches est-il contraire aux engagements internationaux de la France ? L'incertitude sur la viabilité du CNE règne depuis qu'en avril le conseil de prud'hommes de Longjumeau (Essonne) a jugé le dispositif incompatible avec la convention 158 de l'OIT, qui autorise la non-motivation du licenciement à condition que la période d'essai soit raisonnable…

Huit mois après la création du CNE, alors que la rue venait d'enterrer le CPE, cette décision de première instance a fait l'effet d'un coup de tonnerre et initié une vraie saga juridique. Car le gouvernement veut éviter, à tout prix, une condamnation du CNE avant la présidentielle. Premier round, il a demandé au préfet de l'Essonne de contester la compétence du juge judiciaire à juger la conformité au droit international de la mesure CNE. Mais, en octobre, la cour d'appel de Paris a refusé de se rendre à ses arguments. Second round, le gouvernement a porté l'affaire devant le tribunal des conflits, qui doit déterminer la juridiction compétente d'ici à fin janvier 2007. Cela n'augure pas d'un dénouement rapide : même si l'affaire est renvoyée au juge judiciaire, un jugement au fond ne pourra intervenir avant la présidentielle !

En tout cas, la décision de Longjumeau tranche avec les autres jugements sur le CNE. « Ils punissent beaucoup de ruptures abusives et d'utilisations du CNE comme un « contrat Kleenex », précise Didier Cauchois, du service juridique de la CFDT, qui, comme ses homologues de la CGT, suit de près les contentieux sur la mesure Villepin. Tous défendent des salariés en CNE, même s'ils ne sont pas adhérents de leur syndicat. Selon le ministère de la Justice, 370 affaires étaient engagées devant les prud'hommes en août. Leur nombre est en hausse, affirment les syndicats, qui ont en ligne de mire le CNE.

Le contrat qui a rompu le statu quo autour de la nécessaire motivation du licenciement.

Auteur

  • Anne Fairise