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Enquête

Petites et grosses ficelles pour s'affranchir du smic

Enquête | publié le : 01.12.2006 | Yves Aoulou, Stéphane Béchaux

Pour payer ses salariés au-dessous du minimum légal, nul besoin du travail au noir. Petits arrangements, astuces judiciaires, interprétation habile des conventions collectives permettent d'alléger le coût du travail en toute légalité.

Le temps de travail n'a pas à être pris en compte pour le calcul du smic. Vous voudrez bien me faire parvenir les justificatifs des régularisations. » Ce sévère rappel à l'ordre de l'Inspection du travail du Rhône ne s'adresse pas à une obscure PME mais au puissant groupe Carrefour. On a beau être une star du CAC 40, un sou est un sou. Surtout dans la grande distribution, où les frais de personnel représentent près des deux tiers des charges d'exploitation. Le smic pour tous, d'accord. Mais miettes et fonds de tiroirs compris. L'enseigne d'hypermarchés inclut ainsi le temps de pause (une cinquantaine d'euros pour un temps plein) dans le calcul du minimum, au lieu de le rémunérer en sus comme le réclament les syndicats. La manœuvre n'est pas illégale. Simplement, Carrefour interprète à son avantage la convention collective, très floue sur le sujet. Les enseignes concurrentes également. L'application astucieuse des conventions collectives reste le moyen le plus utilisé pour verser un smic light. Notamment dans les branches où, pour cause de mauvaise volonté des employeurs ou à cause de l'intransigeance des organisations syndicales, les textes n'ont pas été dépoussiérés pour suivre les hausses successives du salaire minimum interprofessionnel. C'était, jusqu'à la dernière hausse, le cas de l'industrie de l'habillement (100 000 salariés), de la chimie (300 000 salariés) ou, plus anecdotiquement, des ambulanciers. Ceux-ci, lorsqu'ils sont smicards, pouvaient voir leur salaire réduit jusqu'à 25 % si leur employeur, comme la convention l'autorise, déduit les temps de pause et de repas, à concurrence de cinquante heures par mois.

Contrôleuse de gestion, Mariette a fait un “stage” de six mois chez Dell à 1 300 euros brut mensuels pour quarante-cinq heures de travail par semaine
Prime de langue ou de froid

Il a fallu que Gérard Larcher, le ministre délégué à l'Emploi, tape du poing sur la table en mai 2005 pour que des négociations s'ouvrent dans ces branches récalcitrantes. Au 1er juillet 2006, plus de quatre-vingt-quatre d'entre elles n'ont toujours pas actualisé leur grille de salaires. Parmi ces « retardataires » figurent des poids lourds : le BTP, la métallurgie et les hôtels-cafés-restaurants, où les minima inférieurs au smic sont légion. Pour ne pas tomber dans l'illégalité, les entreprises multiplient les primes, aussi exotiques les unes que les autres : primes de langue, de présence, de chaussures, de froid, de travaux dangereux, d'environnement incommode… « Le salaire de base ne représente que 84 à 90 % des émoluments d'un smicard », confirme la Dares. Traduction concrète de cette statistique chez Vignal Systems à Vénissieux (Rhône) : 1 202 euros brut par mois pour un salarié ayant seize ans d'ancienneté. Mais, avec les primes, il atteint 1 256 euros. Ouf, le smic est respecté !

A chaque branche ses ficelles. Une technique bien connue des restaurateurs et des hôteliers : la non-déclaration des heures sup ou complémentaires. « Dans le meilleur des cas, elles sont payées à la main, sans majoration pour l'employeur, sans impôt pour le salarié consentant. Dans le pire, elles ne sont pas payées du tout », explique Johanny Ramos, responsable de la branche à la CFDT. Dans son bureau, à la Fédération des services, cet ex-barman collectionne les fiches de paie. Surprise, pas une heure supplémentaire n'est déclarée ! Plutôt suspect, dans un secteur d'activité réputé pour ses horaires à rallonge.

Autre façon d'employer de la main-d'œuvre qualifiée au-dessous du smic : recourir abondamment aux contrats de professionnalisation, en faisant miroiter aux jeunes loups un hypothétique emploi. Motivés à bloc, ils constituent une main-d'œuvre bon marché, payée de 55 à 80 % du smic selon leur âge. Les employeurs ont, certes, l'obligation de réserver de 15 à 25 % du temps de travail de ces jeunes à des actions de formation. Mais, comme la loi les autorise à réaliser ces formations dans l'entreprise, le meilleur côtoie le pire. En théorie, les apprentis doivent aussi être suivis de près par un tuteur. En fait, beaucoup se débrouillent presque seuls. Tout bénef pour le patron qui, lui, peut se faire rembourser jusqu'à 230 euros par mois et par tuteur par son Opca…

Enfin, moins cher encore, le vrai-faux stagiaire. Diplômé en quête d'un premier emploi, il occupe un poste de titulaire. Pour une durée déterminée, certes, mais il suffit, à la sortie, de le remplacer par un autre stagiaire. Certaines offres de stage ressemblent à des petites annonces pour cadres expérimentés. Comme celle-ci, dénoncée par Génération précaire, émanant de Guerlain. La prestigieuse maison de luxe recrutait, en octobre dernier, un chef de zone ayant au moins trois ans d'expérience, sous le statut de… stagiaire ! Les employeurs n'hésitent pas à conseiller les candidats sur les démarches à suivre. Mariette, qui a fait un « stage » de six mois chez Dell, peut en témoigner. « La DRH m'a suggéré de m'inscrire au Cned et m'a remboursé mes frais d'inscription. » Dell y a largement trouvé son compte : Mariette était payée 1 300 euros brut mensuels. Pas cher, pour une contrôleuse de gestion travaillant quarante-cinq heures par semaine !

Ces ouvriers payés au rabais

Une directive européenne de décembre 1996 autorise un salarié d'une entreprise européenne à travailler temporairement dans un autre État, sous le statut de détaché. Mais la procédure stipule bien que les règles sociales du pays d'accueil s'imposent. En réalité, de nombreuses entreprises ne respectent pas cette contrainte. Constructel, un sous-traitant de France Télécom, payait ses ouvriers 1 300 euros par mois, primes et heures sup comprises, pour soixante heures par semaine, six jours sur sept. Moins que le smic, mais plus du double de la solde que ces ouvriers d'origine portugaise pouvaient espérer dans leur pays.

Ce cas n'est pas isolé. Le détachement de salariés en provenance d'Europe de l'Est est un « sport » assidûment pratiqué par les sous-traitants soucieux de réduire leurs coûts. Des officines se sont constituées pour « exporter » de la main-d'œuvre qualifiée, rémunérée au rabais, taillable et corvéable à merci. À des coûts parfois très faibles, de l'ordre de 15 euros l'heure, charges comprises. Soit deux fois moins que le prix déboursé par la société de BTP Cari auprès d'une société d'intérim portugaise. « On achète un taux horaire global, transport et hébergement compris. On paie de 30 à 32 euros », explique la DRH, Nathalie Malan. Il y aurait, selon un rapport du sénateur UMP Francis Grignon publié en octobre dernier, plus de 100 000 détachés en France. 80 % d'entre eux travaillent dans le secteur du BTP. Les contrôles sont rares. « La plupart du temps, le salaire affiché n'est pas celui versé au salarié », dénonce le sénateur. Pis, beaucoup d'employeurs omettent carrément de déclarer les travailleurs étrangers.

Les fraudes au smic

Auteur

  • Yves Aoulou, Stéphane Béchaux