logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

Bientôt 4 millions de smicards

Enquête | publié le : 01.12.2006 | Yves Aoulou

Image

L'envol du smic depuis 2001

Crédit photo Yves Aoulou

D'un côté, des entreprises qui recrutent des candidats de plus en plus qualifiés à bas prix ; de l'autre, des pouvoirs publics qui dopent le salaire minimum, avec les 35 heures ou à force de coups de pouce. Résultat, un salarié sur six est au smic. Et ce n'est pas fini…

Visual designer. L'énoncé du poste en impose, mais le bulletin de paie n'est pas à la hauteur. Frais émoulu de la section design de Negocia, une école de la CCI de Paris, Olivier vient de décrocher son premier job : étalagiste dans une enseigne de distribution spécialisée, payé au salaire royal de 1 255 euros brut par mois pour 35 heures hebdomadaires. « Mais si je comptabilisais mon temps de travail réel, je me situerais au-dessous du smic horaire, précise-t-il. » Navrant, pour ce fringant jeune homme passé par un DUT commercial, avant de se spécialiser dans la décoration des lieux de vente. Début de carrière mal négocié ? Même pas. Dans cette profession naissante qui recrute à bac + 3, trois débutants sur quatre sont logés à la même enseigne qu'Olivier. L'armée des smicards, majoritairement composée de sans-grade – ouvriers et jeunes sans qualification professionnelle –, enrôle désormais des divisions entières de travailleurs expérimentés ou dûment diplômés. Le phénomène, récent, prend de l'ampleur. Ouvriers spécialisés, employés administratifs, techniciens, voire informaticiens et juristes sont de plus en plus nombreux à accepter un salaire guère plus élevé que le minimum, actuellement fixé à 1 254,28 euros brut mensuels.

Les téléopérateurs de Teleperformance ? Embauchés au smic. Les GO du Club Med, même logés, nourris et blanchis, sont au même tarif, bien qu'ils soient désormais diplômés de très sérieuses académies d'animation. La smicardisation touche même les métiers réglementés, supposés prestigieux. Chez les avocats, où aucun salaire ne devrait se situer au-dessous de 1 900 euros brut, l'Ordre, « gendarme » de la profession, voit maintenant arriver des contrats de travail offrant pour toute rémunération… le smic ! « Nous ne les validons pas et mettons en garde les cabinets contre ces dérives préjudiciables à l'honneur de la profession », assure le porte-parole de l'organisation. Reste à voir si ces menaces seront suivies d'effet.

Dure loi du marché de l'emploi

Lorsqu'elles sont en position de force, les entreprises annoncent la couleur, sans craindre de décourager les candidats potentiels. Ces derniers ont vite fait leur calcul : même mal payé, mieux vaut un job intéressant qui fera bon effet sur le CV qu'un petit boulot ou, pis, le chômage. Récemment, les Ateliers pluriculturels, basés à Paris, n'ont eu aucun mal à embaucher, au smic, un véritable oiseau rare, une assistante de direction diplômée de l'enseignement supérieur parlant anglais et chinois. Dans l'Oise, un constructeur d'équipements industriels recrute des techniciens de maintenance au même tarif. Ce petit malin exige le BTS au minimum et se paie même le luxe d'imposer une mobilité géographique sur la France entière. Avide de résultats, l'ANPE ferme les yeux. D'ailleurs, l'État employeur profite aussi de la situation. Les fonctionnaires les moins bien payés (catégorie C) ne dépassent le smic que de quelques euros, selon la CGT qui s'est livrée au petit jeu du “dénichons les plus bas salaires”. Les statistiques officielles, elles, ne présentent que les moyennes par catégorie, évidemment plus élevées. De fait, l'Etat et les collectivités locales rémunèrent 520 000 personnes au Smic. Envers les contractuels, les administrations s'en donnent à cœur joie. Pour un poste administratif au tribunal de grande instance de Fontainebleau exigeant une licence en droit, le ministère de la Justice offrait dans sa grande mansuétude le salaire minimum. Et des candidats, bardés de diplômes, se sont bousculés au portillon. Une enquête de l'Apec publiée en septembre dernier donne la mesure de cette inquiétante tendance : près de 16 % des jeunes diplômés à bac + 4 (ou plus) démarrent au salaire rikiki de 15 000 euros brut par an ! Et tous ne travaillent pas à temps partiel. « Une telle situation était impensable il y a seulement quelques années », s'alarme Éric Thouzeau, un des administrateurs de l'association du boulevard Brune.

Depuis 1999, le smic horaire a progressé de 29 % tandis que le salaire de base n'a augmenté que de 16 %
Une grenade dégoupillée

Avec le renfort de salariés de plus en plus qualifiés, le nombre de smicards explose, passant d'environ 2,5 millions en 2002 à près de 3,6 millions aujourd'hui. Soit un salarié sur six. Un record européen. Ce nivellement des salaires par le bas ne laisse pas d'inquiéter économistes, DRH et syndicats. L'Union CGT des cadres et ingénieurs n'hésite pas à parler de « grenade dégoupillée qu'il faut désamorcer d'urgence ». Michel Husson, chercheur à l'Ires, l'affirme : « Le nombre de smicards ira croissant et on retrouvera dans cette catégorie des travailleurs de plus en plus qualifiés. Surtout si l'idée d'un smic à 1 500 euros suggérée par certains hommes politiques se réalise. À moins que le marché de l'emploi ne s'améliore nettement. »

L'implacable loi du marché de l'emploi n'explique pas tout. En se livrant à des coups de pouce très politiques, les gouvernements ont gonflé les rangs des smicards ces dernières années, pendant que les entreprises freinaient, a contrario, les hausses de salaire. Mais la véritable raison de l'envolée du smic, ce sont les 35 heures. Les lois Aubry, qui ont mécaniquement augmenté le smic horaire de 11,4 %, puis la loi Fillon de 2003, qui a fait converger (vers le haut) les différents smics instaurés en fonction de l'année d'entrée en vigueur de la RTT, ont fait bondir le salaire minimum (voir graphique page 18). « Depuis 1999, le smic horaire a crû de plus de 29 %, alors que le salaire de base n'a progressé que de 16 %. Résultat : toute une frange de salariés, rémunérés légèrement au-dessus du niveau plancher, sont rattrapés par le minimum interprofessionnel », explique Yannick L'Horty, au Centre d'études de l'emploi.

Le boom des emplois aidés a également élargi les bataillons de smicards. Tout comme les nouveaux contrats de professionnalisation. Pendant deux ans, les entreprises peuvent embaucher et payer au smic des collaborateurs de 26 à 45 ans, y compris des diplômés de l'enseignement supérieur. En bénéficiant, au passage, d'exonérations de charges. Dans la fonction publique, le Pacte (parcours d'accès aux carrières de la territoriale, de l'hospitalière et de l'État), en vigueur depuis août 2005 et réservé aux jeunes sans qualification et aux seniors, chômeurs de longue durée, est également une trappe à smicards qualifiés. Après un parcours de deux ans au sein de l'administration, rémunérés au minimum légal, ils passeront un test en vue d'une embauche définitive. Des informaticiens chevronnés, des juristes, des techniciens supérieurs sont prêts à postuler…

Enfin, les allégements de charges sociales sur les bas salaires régulièrement réclamés par les organisations patronales depuis les années 90 et tout aussi régulièrement consentis par les différents gouvernements ont creusé la « trappe à smic ». « Depuis 1993, au moins huit réformes majeures visant à réduire les charges sociales ont été engagées en France, rappelle Yannick L'Horty. Loin de favoriser des créations d'emplois, elles ont toujours eu pour but d'atténuer l'impact des hausses du smic sur le coût du travail. Cela crée chaque fois un effet d'aubaine. Beaucoup d'employeurs ont calé le plus grand nombre de salaires possible sur le minimum légal. » Le dernier allégement du genre, annoncé en août par le gouvernement de Villepin et applicable à compter du 1er juillet 2007 dans les entreprises de moins de 20 salariés, fera encore monter la « cote » du smic.

Rendez-vous le 1er juillet 2007

Un patron sur deux interrogés par le cabinet Fiducial avoue qu'il embauchera uniquement au salaire minimum et limitera les augmentations pour profiter à plein de la mesure. « Pourtant, note Jean-Marc Jaumouillé, directeur technique de Fiducial, le bénéfice réel est très modique : à peine 30 euros par mois et par salarié. À se demander si le smic, censé protéger les salariés contre la pauvreté, n'est pas devenu contre-productif. Cet outil a été créé il y a cinquante ans, à une époque où il y avait peu de chômage. À l'heure du chômage de masse et de longue durée, ce n'est plus un rempart efficace. » Pour autant, personne, même au sein du patronat, ne songe à réclamer sa suppression. Pas touche à ce pilier de la politique salariale. D'ailleurs, il y a fort à parier que l'un des premiers actes du futur président de la République, qu'il soit de gauche ou de droite, sera de faire un geste envers les smicards le 1er juillet 2007…

Le smic européen, un serpent de mer

A 1 254,28 euros brut mensuel pour un peu moins de 152 heures de travail par mois, le salaire minimum français est l'un des plus élevés de l'Union européenne. Si l'Irlande (1 893 euros), les Pays Bas (1 273) et le Royaume Uni (1 269) et le Luxembourg (1 503 euros) font mieux, c'est pour une durée légale du travail plus longue : 40 heures hebdomadaires contre 35 chez nous.

Le smic fort à la française est bénéfique pour le pouvoir d'achat et la consommation intérieure, mais peut devenir préjudiciable dans la course aux investissements étrangers. Il est synonyme d'un coût du travail élevé. D'où l'idée d'un smic européen, défendue par la gauche, et notamment le Parti socialiste, afin de tuer dans l'œuf le dumping social entre partenaires. Génial en théorie, difficile à réaliser. Des 25 pays membres de l'Union, 7 – dont l'Allemagne, notre premier partenaire – n'imposent pas de salaire plancher au niveau national. Les partenaires sociaux négocient branche par branche le niveau de rémunération plancher. Dans d'autres pays, comme l'Irlande, le smic national ne concerne que les jeunes entrant dans la vie active.

En outre, l'écart entre les différents smics est tel que l'harmonisation s'annonce bien difficile. Rien de commun, en effet, entre notre smic, le salaire minimum hollandais et celui de Bulgarie (82 euros). Conclusion de certains experts, tel Thomas Piketty, directeur de recherche au CNRS, l'inventeur de la « fracture sociale » : mieux vaudrait une harmonisation fiscale qui viserait à rendre le coût du travail abordable partout en Europe, sans pénaliser les salariés à bas salaire. Le débat autour de ce serpent de mer rebondira sans doute dans la campagne électorale.

L'envol du smic depuis 2001La moitié des smicards dans les hôtels-restaurants

Auteur

  • Yves Aoulou