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“Le racisme est indissociable de la précarisation du travail”

Actu | Entretien | publié le : 01.12.2006 | Sandrine Foulon

Ce sociologue décrypte l'ethnicisation des relations du travail et les discriminations en travaillant comme ferrailleur sur son propre terrain d'étude.

Vous êtes sociologue. Pourquoi avoir choisi de travailler sur les chantiers comme manœuvre ou ferrailleur ?

Pour étudier sur le terrain l'articulation entre les liens de subordination et le racisme. Je me suis notamment attaché au phénomène des « Mamadous », le qualificatif employé pour désigner les manœuvres noirs. Un terme très connoté, issu de la colonisation. On observe une ethnicisation des relations du travail. Les Portugais sont souvent stigmatisés. Ce sont les chefs d'équipe qui « forcent à travailler vite »… Le racisme se redéfinit par et dans l'organisation du travail. Il est surtout indissociable de la précarisation du travail.

Une tendance en hausse ?

Dans les années 70, le bâtiment a stabilisé en CDI un noyau d'ouvriers, principalement européens, et relégué tous les autres dans la sous-traitance et l'intérim, légalisé en 1973. Le tout dans un contexte de raréfaction de la demande ; 500 000 emplois ont alors disparu dans le secteur. Aujourd'hui, 30 à 60 % des coffreurs et manœuvres employés dans les entreprises générales sont intérimaires – la proportion est encore plus forte chez les sous-traitants. Avec cette particularité que les contrats ne sont jamais signés dans les quarante-huit heures, comme cela devrait être le cas, mais à la fin de la mission, ce qui permet de renvoyer les gens à tout moment. J'ai côtoyé des ouvriers qui travaillaient depuis dix ans pour la même entreprise utilisatrice mais avec une ou plusieurs agences d'intérim.

Est-ce une stratégie vraiment payante pour les entreprises ?

Elles sont face à un dilemme : comment éviter les malfaçons tout en continuant de payer au moindre coût ? Un conducteur de travaux m'a un jour confié son étonnement de ne pas voir plus de bâtiments s'effondrer en France. Avec des exemples comme le terminal 2E de Roissy, on sait que, pour conserver la maîtrise de la sécurité, il faut limiter la sous-traitance. Le DRH d'un groupe de BTP envisageait d'ailleurs de réinternaliser le ferraillage. Mais cette société a fini par y renoncer. Elle a préféré former ses chefs d'équipe à contrôler le travail des sous-traitants. La tendance est plutôt, à l'instar de l'entreprise sans usines de Serge Tchuruk, d'Alcatel, de se convertir en sociétés de construction sans ouvriers, en spécialistes de la coordination.

Quelles sont les conséquences sur l'implication des salariés ?

À force de dévaloriser la main-d'œuvre, on obtient des salariés peu qualifiés et peu loyaux, mais on table sur le fait qu'un bon sera toujours là pour encadrer les mauvais. En réalité, il n'y a pas tant de pénuries de main-d'œuvre que ça. Il suffit de passer le vendredi, jour de recrutement, devant les agences d'intérim, pour constater l'affluence. Les entreprises tablent aussi sur la prestation transfrontalière de services qui émerge. Globalement, elles se satisfont de cette situation. La fidélisation de quelques-uns a pour contrepartie, et même pour objectif, le maintien d'une main-d'œuvre d'appoint, tournante et instable. Et cette logique de tri se combine avec des discriminations racistes.

Comment s'opère cette discrimination ?

Par trois mécanismes. À commencer par les politiques migratoires. Alors qu'en 1991 les Portugais ont eu la liberté de s'installer en France, les Africains ont vu leurs conditions d'immigration durcies. Or, plus on est stable, plus on est fidèle. Deuxième facteur, le recrutement par cooptation, qui entraîne là encore une loyauté à l'égard de l'employeur. Celui qui coopte un proche se sent responsable de la personne présentée. Enfin, il existe une gestion explicitement raciste de la main-d'œuvre. En clair, les employeurs, les commerciaux d'intérim se reposent sur des grilles de lecture : le Malien ne raisonne pas comme nous, le Français est hargneux… Cela influence la sélection. Je suis blanc et, plusieurs fois, on m'a fait comprendre que je pourrais vite devenir traceur, puis chef de chantier. Si je m'étais investi, j'aurais sans doute fini par mériter cet intérêt. À l'inverse, si on me considère comme un Mamadou, un moins que rien, je risque de le devenir. C'est ce qu'on appelle l'effet performatif du racisme.

Cela explique-t-il le fait que l'on trouve des origines par métier ?

Il existe une répartition ethnique par métier mais cela ne résulte pas d'un système organisé. Les logiques sont plus pragmatiques. Si un employeur ne trouve plus de Polonais, il prendra des Roumains… Le racisme sous-tend les relations du travail mais il n'y a ni apartheid total ni barrières infranchissables.

NICOLAS JOUNIN

Sociologue.

ÂGE

25 ans

PARCOURS

Pour alimenter sa thèse réalisée au laboratoire Urmis de l'université Paris 7, « Loyautés incertaines, les travailleurs du bâtiment entre discrimination et précarité », (soutenue en février 2006), Nicolas Jounin a travaillé neuf mois sur les chantiers – après une formation d'aide-coffreur de trois mois dans un lycée professionnel. Il est aujourd'hui attaché temporaire d'enseignement et de recherche à l'université de Lille.

Auteur

  • Sandrine Foulon