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Enquête

Des modes de rémunération de plus en plus sophistiqués

Enquête | publié le : 01.11.2006 | Anne Fairise

Objectifs, critères, bonus… les entreprises font du sur-mesure. Elles veulent que les salaires servent au plus près la stratégie et la rentabilité. Quitte à bouleverser la culture en place.

On dirait le tableau de bord d'une voiture. Sur l'écran, que les 200 commerciaux de Still France consultent quotidiennement, des compteurs indiquent le niveau des objectifs à atteindre, et les scores déjà atteints, pour la vente de chariots élévateurs.

À chaque fois qu'ils enregistrent une commande, le montant de leur rémunération variable s'affiche dans la seconde : le progiciel de l'éditeur Excentive, accessible depuis l'intranet, s'est chargé du calcul de leur bonus. Une performance, car il dépend du taux de remise accordé à l'acheteur et de la valeur du chariot, avec des règles différentes selon que le matériel est neuf ou d'occasion, vendu ou loué.

Cette fiche de paie en ligne, qui évolue en temps réel, n'a rien d'un gadget pour Luc Hennekinne, le DRH de Still France : « C'est un gage de transparence. Toutes les données nécessaires au calcul sont accessibles. Le doute n'est pas permis. » Et une aide certaine lorsque l'on a, comme la filiale du constructeur allemand, abandonné en 2004 son vieux mode de rétribution, reposant sur l'accumulation de points par appareil vendu. Complexe, le nouveau système est assorti de primes trimestrielle et annuelle « pour mieux répartir l'effort dans l'année ». Les directeurs régionaux qui ont aussi accès aux tableaux de bord individuels y veillent. La DRH, qui peut analyser l'évolution du plan de rémunération de sa force de vente, a de quoi se réjouir : l'enveloppe des salaires n'a pas bougé d'un iota. Ce qui explique sans doute qu'une courte majorité de vendeurs, seulement, plébiscite le nouveau système.

Rémunérés sur la marge. « Mieux rémunérer à enveloppe constante » : voilà le nouveau leitmotiv. L'obsession des directions commerciales, toujours en quête de l'équation magique. Un tiers d'entre elles, comptabilise la Cegos dans sa dernière enquête, vont remettre en cause dans les deux ans leur mode de rétribution. « Les entreprises veulent un système de rémunération efficace, qui colle à leur stratégie, et en optimiser au maximum les effets. Quitte à en rechercher de véritablement chirurgicaux, en modulant par exemple les incitations par produit », note Pascal Beauchet, directeur associé du cabinet PBB, spécialisé en rémunération variable. À cela, une bonne raison : les dépenses salariales représentent le premier poste des services commerciaux (marketing, SAV…), avec une moyenne de 54 000 euros brut par personne charges comprises. Les critères d'évaluation reflètent le tour de vis : fini la référence au volume de vente ou au chiffre d'affaires, les commerciaux sont responsabilisés sur la marge. Les taux de commission, revus à la baisse. Et les seuils de déclenchement des bonus, repoussés. Autant dire davantage de travail en perspective.

Dans l'informatique, on mesure l'ampleur de l'effort. « Avec la chute des prix, la marge sur les logiciels a été divisée par deux en quinze ans », calcule Louisa, 40 ans, ingénieur d'affaires chez un éditeur américain, qui a connu des années fastes à plus de 110 000 euros. L'importance de la marge n'a pas échappé aux syndicats. Chez Renault, la CGT a pris acte de la multiplication des campagnes de remises sur l'ensemble des gammes pour demander la renégociation de l'accord de rémunération des vendeurs, dont le salaire repose essentiellement sur la « marge restante ». Même coup de collier exigé à La Banque postale où, depuis 2006, les conseillers financiers sont rémunérés d'après le nombre de comptes ouverts et, nouveauté, le volume d'argent collecté. Ce qui fait grincer des dents.

Sous l'assaut, les antiques modes de rétribution, qui poussaient les pros de la vente à faire du volume, rendent l'âme. Comme les commissions sur les ventes dès le premier euro, souvent accompagnées d'un fixe faible. « C'est un système trop rigide. Il n'incite pas à vendre nos produits complexes. Nous avons perdu la maîtrise de notre stratégie commerciale », soupire le DRH d'une grosse entreprise spécialiste des systèmes de sécurité qui s'est engagée dans de délicates négociations pour rémunérer ses 200 commerciaux… avec une part variable calculée au prorata des objectifs atteints !

Toujours plus de variable théorique. Plus que jamais la rémunération variable a le vent en poupe, avec sa batterie d'objectifs déclinés en de multiples paramètres, assortis de différents seuils de déclenchement du bonus et d'accélérateurs dans la progression des taux de commission. Et le curseur continue de grimper : « Face à un marché plus tendu, les entreprises ont voulu stimuler les ventes en jouant sur le variable », souligne Éric Wuithier, directeur associé chez Towers Perrin. En moyenne, ce qui signifie peu au regard d'une population de 750 000 personnes, la part variable pèse 20 % du salaire global. Avec des situations variées selon les secteurs d'activité, la taille, la culture et la réputation des entreprises.

À la mutuelle d'assurance Maaf de Niort (Deux-Sèvres), les chargés de clientèle professionnelle, les fameux « vendeurs debout » dans le jargon maison, qui démarchent les chefs d'entreprise, ont vu passer, depuis 2005, leur part variable de 0 à 25 % du salaire global, avec un seuil indépassable de 8 000 euros brut annuels. Une urgence absolue : « On n'arrivait plus à recruter des jeunes », rappelle André Migaud, le DRH, qui remplacera 40 % de ses 350 vendeurs d'ici à cinq ans en raison des départs à la retraite. En revanche, là où régnait la dictature du variable, comme dans les entreprises high-tech anglo-saxonnes, on tempère. Chez Oracle France, filiale du géant américain de l'édition de logiciels, le diktat du 70/30 (70 % de salaire variable pour 30 % de fixe) n'est plus une règle d'airain. Jean-François, ingénieur d'affaires, 51 ans, a vu débarquer dans son agence une nouvelle recrue payée à des conditions presque inversement proportionnelles à celles qu'il a obtenues voici dix-huit ans à son embauche : « À 60 % de fixe et 30 % de variable, il n'a pas la pression artérielle aussi élevée que je l'avais. » Un changement nécessaire pour faire reculer le turnover : « Les produits plus complexes nécessitent un investissement technique alors que leur prix a chuté. Pour un même salaire, il faut vendre deux fois plus ».

En augmentant le poids du variable théorique, les directions générales ont accru le risque de voir le salaire amputer. D'où les fortes tensions sur la négociation des objectifs. Un éternel sujet de crispations entre les directions et les commerciaux.

Les consultants le répètent à l'envi : l'époque est au sur-mesure. Le profil du commercial influe aussi sur la structure de rémunération. « Pour conquérir un marché, mieux vaut des “chasseurs” rémunérés avec une forte part variable. A contrario, pour développer un portefeuille clients, un “éleveur” payé avec un fixe important est préférable », reprend Éric Wuithier. Encore faut-il soupeser la place du commercial dans le processus de vente. Qui ne repose plus, aujourd'hui, sur les épaules d'un seul homme appuyant sur les sonnettes et concluant dans la foulée. Plus le métier exige de compétences techniques et marketing, plus la part fixe du salaire est élevée. Et faible la part variable, fondée alors sur des critères qualitatifs et collectifs.

« Le vendeur n'est plus le seul à intervenir dans l'acte commercial », précise Bernard Marty chez Hay Group. Isabelle, 42 ans, responsable régionale chez Microsoft, en témoigne. Comme elle travaille en « indirect », via le canal des prescripteurs, sa part variable ne représente que 30 % de son salaire annuel de 105 000 euros. Et les critères d'évaluation sont uniquement collectifs (pour 75 % d'entre eux) et qualitatifs ! De quoi faire rêver un concurrent, commercial en indirect aussi, qui a essuyé les plâtres de l'engouement pour les critères qualitatifs. Sa part variable (50 % de son salaire) est allée jusqu'à reposer à 60 % sur de tels paramètres ! « Trop difficile à objectiver. On aboutit toujours à la note de gueule », se plaint Nicolas, « soulagé » de la chute du poids du « quali » à 20 % de sa part variable.

« L'enthousiasme pour les paramètres qualitatifs, né d'une volonté de contrebalancer les critères quantitatifs, est bel et bien retombé », note le cabinet PBB.

Quand la performance sape la stratégie. La nécessité de piloter au mieux les forces commerciales, ressassée par les directions générales, est passée par là. Mais, en augmentant le poids du variable théorique, elles ont accru la flexibilité des salaires et le risque de le voir amputer. D'où les fortes tensions sur la négociation des objectifs. Un éternel sujet de crispations entre les directions qui veulent les tirer vers le haut et les commerciaux qui préfèrent des objectifs plus bas afin de maximiser leurs gains. Chez Oracle France, les seuils d'objectifs des 320 commerciaux font l'objet de questions récurrentes en comité d'entreprise : « En 2005-2006, 55 % des vendeurs n'atteignent pas 90 % de leurs objectifs. C'est trop ! » se plaint la CFDT.

Idem dans ce groupe de 47 ans, fulmine régulièrement contre son employeur, c'est qu'il ne supporte pas de se voir imposer, depuis le siège américain, des objectifs « qui ne tiennent pas compte de l'état du marché local ». Comme dans nombre de grands groupes où les états-majors fixent les objectifs au niveau mondial en cherchant à partager le « risque marché » entre les pays et filiales. Un processus top down qui laisse peu de place à la contestation. « Les objectifs redescendent en cascade. Lorsque l'on est le dernier maillon de la chaîne, la marge de manœuvre est nulle », déplore ce vendeur qui a su, d'emblée, en début d'année, qu'il ne ferait pas les 660 000 euros exigés.

« Plutôt que de s'affronter sur un objectif, qui sera rarement revu à la baisse, mieux vaut négocier des moyens supplémentaires ou un changement de territoire », estime Jean-François, ingénieur commercial chez Oracle France. Cette stratégie lui permet de tirer son épingle du jeu : il navigue, d'une année à l'autre, entre 80 et 105 % de son objectif. Pour éviter la démotivation de ses visiteurs médicaux, Sanofi-Aventis a tourné le dos aux systèmes payant la surperformance. « Les systèmes de salaires variables servent à acheter de la mobilisation. C'est elle qui va générer du résultat. On l'oublie trop souvent », commente un directeur commercial. Depuis 1998, le champion de la pharmacie a décidé de laisser une vraie place à la négociation des objectifs. Avec, en appui, une modulation de la prime selon l'atteinte des objectifs, qui déjoue les envies de minimiser les objectifs et rémunère mieux. Les résultats sont là : « Deux tiers des directeurs régionaux se sont engagés, avec leur équipe, sur des objectifs plus ambitieux. »

Chez Newman, on est attentif aussi à la motivation des commerciaux. La PME textile, située à Cholet (Maine-et-Loire), a réglé en 2004 la totalité des primes, bien que les objectifs n'aient pas été au rendez-vous. Elle voulait récompenser le formidable travail de prospection, de fidélisation et de suivi des clients. Pour contrebalancer la chute de la traditionnelle commission sur le chiffre d'affaires, elle a même créé des primes sur objectifs de vente, d'ouverture de comptes clients et d'aide à la revente.

A Gueux, dans la Marne, Compas met les moyens pour la nouvelle politique de rétribution de ses 40 commerciaux qui sillonnent les campagnes afin de vendre engrais et semences aux agriculteurs. Désormais, ils ont droit à une part variable représentant 40 % de leur salaire global. Au préalable, l'entreprise a rebâti la grille des salaires de base pour y reconnaître expérience, compétences et responsabilités de chacun. « En multipliant les primes, les entreprises ont reporté sur la rémunération variable des éléments relevant du salaire de base. Résultat, nombre de systèmes ne sont pas lisibles. Il faut revenir aux fondamentaux : le variable récompense la seule performance », précise Frédéric Bonneton, associé chez MCR Consultants. Nul ne s'en plaint parmi les commerciaux. Tous ont vu leur salaire bondir, jusqu'à engranger pour le meilleur d'entre eux 150 000 euros de part variable : dix fois plus qu'avant !

Et ce n'est qu'un début. La PME a décidé de ne pas plafonner l'enveloppe des rémunérations pour l'instant. A contrario de bon nombre de grandes entreprises. Il faut dire que la hausse de 8 % de la masse salariale, en deux ans, reste contenue, comme l'explique Gérard Compas, le codirigeant de la PME familiale. Car la hausse de la marge est plus importante encore.

21 % des directeurs commerciaux veulent augmenter le poids de la part variable dans le salaire de leurs commerciaux et 1 % la diminuer (enquête Cegos 2006 sur la fonction commerciale)

Les challenges de vente cèdent au développement durable

Dépassés, le bon Relais & Châteaux, le traditionnel voyage pour deux à Marrakech ou la sempiternelle croisière en Méditerranée ? Depuis que les commerciaux ont commencé à peiner pour ramasser des affaires, en 2001, quelques entreprises ont revisité l'esprit des challenges de vente, ces miniconcours régulièrement organisés autour d'un nouveau produit ou pour accompagner une gamme ancienne, en les dotant d'un nouveau type de récompenses. General Electric emmène ses meilleurs commerciaux en Inde ?

Le voyage n'est pas que de pur agrément : les pros de la vente planchent aussi pour équiper un village d'un accès à Internet. Idem pour les 800 vendeurs de CPG, une entreprise de peinture : au cours de leur séjour au Sénégal, ils consacrent une journée à la remise en état de trois écoles.

Ceux de Hewlett-Packard installent l'eau courante et construisent une école dans un village lors de leur voyage au Guatemala… « Même si cette dose d'humanitaire ne représente que 10 % du voyage, cela procure aux participants l'impression de vivre un moment à part.

Ils sortent de la peau du simple touriste », commente Guillaume de Vigan, directeur clientèle chez Exploraction, agence spécialisée dans la motivation des équipes qui s'est fait une spécialité des cadeaux « atypiques ». Et pas seulement des voyages « utiles », à contenu humanitaire ou en lien avec le développement durable. Les trente meilleurs vendeurs chez Compaq gagnent un stylo Montblanc en argent ? Il leur a été remis à 4 807 mètres, au sommet de la chaîne alpine, après un vol en hélicoptère…

« La reconnaissance est un élément de première importance », martèle Philippe Florentin, P-DG de Carte Kouro, autre agence spécialisée. Qui regrette que les entreprises aient privilégié, ces dernières années, la récompense en chèques-cadeaux plutôt que des dotations exceptionnellement mises en scène…

La conjoncture l'explique aisément, les dotations en chèques-cadeaux ayant eu tendance à suppléer au Yo-Yo des fiches de paie. Comme à la stagnation du pouvoir d'achat.

Auteur

  • Anne Fairise