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Vie des entreprises

Blogs et droit du travail

Vie des entreprises | Chronique juridique | publié le : 01.09.2006 | Jean-Emmanuel Ray

Les blogs, qui font depuis peu fureur sur le Net, ne peuvent laisser l'entreprise indifférente. Parfois tenus par des salariés ou des ex-salariés, ces journaux aussi intimes que publics peuvent en effet contenir des informations sensibles ou des propos injurieux et diffamatoires. Réalisés à partir de l'entreprise, ils peuvent aussi engager sa responsabilité civile.

Tout d'abord, je me présente, je suis vendeuse chez A. depuis un an, donc il va falloir que je dise quelques vérités. Quand ils n'ont plus de robes X et que quelques personnes l'ont commandée, ils font des commandes groupées chez leur fournisseur : ils attendent d'avoir un nombre de robes suffisant à commander. Si vous n'êtes pas assez nombreuses à avoir commandé, eh bien ils ne vous livrent pas ! C'est comme ça que nous avons eu des clientes en pleurs au magasin qui ont été obligées de changer au dernier moment ! Sachez que nous sommes obligées de faire tout cela, sinon nous sommes poussées à la démission, les personnes partent toutes pour dépression nerveuse. Mais nous sommes bien obligées de rester si nous voulons gagner notre croûte. En tout cas, ne commandez jamais chez A ! Même si vous devez mettre un peu plus d'argent ailleurs, cela vaut la peine de dépenser un peu plus et de vous éviter tous ces tracas. Merci de m'avoir lue. »

Censés avoir été tenus par une vendeuse internaute, ces vifs propos mis au menu du tribunal correctionnel de Lyon le 21 juillet 2005 n'ont pas dû vraiment réjouir les responsables du grand magasin concerné.

1° MODERNES « CONFESSIONS »

Depuis deux ans, les weblogs, ces millions de journaux « ex-times », aussi intimes que publics, en forme de petits sites évolutifs, ont acquis une redoutable importance. Leurs auteurs – femmes et hommes politiques ayant des désirs d'avenir, syndicalistes appréciant ces sites de proximité interactifs, mais également salariés ou ex-salariés – sont parfois passés du hobby au lobby. Et quelques-uns des 2 millions de blogueurs français ne voulant plus rester leur unique lecteur et contributeur s'en prennent parfois de façon virulente à une entreprise, si possible à forte image. Politique sociale ou produit, peu importe, il faut attirer les internautes du monde entier par des informations chocs ou croustillantes, en tout cas polémiques et surtout bien informées : l'inverse des si prudents et si avisés sites si officiels des entreprises. Ces blogs créés par des inconnus qui ne souhaitent pas le rester reçoivent de 1 (la leur) à 5 000, voire 20 000 connexions par mois, finissant par concurrencer la presse locale ou professionnelle. Si ces blog-notes sont vraiment bien informés, il seront repris dans les forums de discussion spécialisés, provoquant un « buzz dans la blogosphère » qui ne laisse pas la concurrence indifférente.

Car les intentions exactes de leurs créateurs restent parfois d'une obscure clarté. Des entreprises encouragent leurs salariés à blogger en interne, par service ou par thème : convivialité, partage d'informations et constitution d'une mémoire. Mais aussi en externe, pour vanter discrètement et habilement les produits de la firme, occupant le terrain et Google tout en restant en contact avec les clients parfois en dehors des horaires de bureau sans appartenir au service communication. Or, « de la part d'un employeur, obliger un salarié à émettre une opinion ou à prendre une position publiquement porte atteinte à la liberté d'expression de l'intéressé, ce dont il résulte que le refus d'obtempérer n'est pas fautif », a légitimement indiqué la chambre sociale le 26 octobre 2005.

À notre époque de guerre économique et dans notre société de la réputation, certains blogs ont cependant de quoi effrayer le directeur de la communication et le DRH. Avec les portables d'aujourd'hui, rien de plus facile que de prendre des photos numériques au bureau ou dans le labo puis de les mettre en ligne avec les commentaires adéquats. Sans toujours le savoir, ces adolescents attardés peuvent ainsi montrer en arrière-plan ou diffuser dans leurs commentaires des informations sensibles dépassant l'improbable menu de la cantine (v. dans le flash ci-contre l'arrêt de la cour de Paris du 20 juin 2006 concernant les politiques de rémunération). Informations intéressant beaucoup la concurrence, qui justement a mis en place un système de veille électronique digne de Google pour repérer immédiatement sur la Toile ce type de nouvelles si pertinentes car venues de l'intérieur : technique simple et économique par rapport aux moyens habituels, plus sophistiqués et souvent moins avouables.

2° LIBERTÉ D'EXPRESSION DU BLOGUEUR SALARIÉ

« Ce comportement puéril et irresponsable ne saurait être excusé par l'ignorance alléguée des dangers inhérents à la communication électronique », relevait le tribunal administratif de Clermont-Ferrand le 6 avril 2006 à propos du blog d'Erwin, collégien de 14 ans, « ensemble d'élucubrations caractérisées par leur incontestable bêtise et une profonde vulgarité, mettant en cause nommément des personnes »… Ces remarques valent hélas pour les blogs personnels de certains salariés croyant manifestement que le Web est une zone de non-droit.

Depuis l'arrêt Clavaud et son interview à l'Humanité de 1988, puis l'arrêt M. Pierre du 14 décembre 1999 ayant sonné la fin des « Yes, man » – « dans le cercle restreint du comité directeur dont il était membre, ce cadre pouvait exprimer des critiques même vives » –, « le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, d'une liberté d'expression à laquelle il ne peut être apporté que des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché. Mais il ne peut abuser de cette liberté en tenant des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs », répète arrêt après arrêt la chambre sociale (v. Philippe Waquet : l'Entreprise et les Libertés du salarié, éd. Liaisons, p. 182 et s.).

Limites auxquelles devrait être ajoutée la nécessaire confidentialité des données sensibles et en particulier celles communiquées aux membres du comité d'entreprise, mais à la double condition rappelée par l'arrêt du 12 juillet 2006 : « Ils ne sont tenus à une obligation de discrétion qu'à l'égard des informations présentant un caractère confidentiel et données comme telles par l'employeur. »

Limites visant enfin le respect de la vie privée et le droit à l'image des voisins de bureau. A pu être ainsi licenciée la salariée ayant qualifié en public son directeur d'agence de « nul et incompétent » et ses collègues de « bœufs » (Cass. soc., 9 novembre 2004). Même sanction pour le salarié ayant décrit dans le Monde libertaire les « putasseries » de son employeur et traité d'autres salariés de « collabos de classe ayant des attitudes dégueulasses de faux-culs ». La cour d'appel avait ordonné sa ré-intégration au nom de la « libre expression d'un citoyen », s'inspirant sans doute de l'arrêt Bobo (CEDH, 27 février 2000 : un journaliste espagnol ayant qualifié à la radio ses supérieurs de « sangsues » et de « cancers professionnels » avait été absous : la cour de Strasbourg connaît la force de frappe du quatrième pouvoir). Plus sensible au respect d'autrui, la Cour de cassation y a vu un abus de la liberté d'expression (Cass. soc., 6 juillet 2005), qui peut parfois conduire à la faute grave : « Sans avoir auparavant soutenu ni présenté de revendications sur le sujet abordé, M. U. avait volontairement proféré, dans le cadre d'une mise en scène préméditée, des propos mensongers et injurieux visant l'employeur et dont il savait qu'ils allaient être publiés et préjudiciables » (Cass. soc., 26 avril 2006). Le caractère public de ces mises en cause orales, écrites ou électroniques, pouvant créer « un trouble objectif au sein de l'entreprise », joue évidemment un rôle majeur. À un office HLM qui reprochait à son directeur financier des « critiques outrancières manifestement destinées à contester systématiquement la politique adoptée », la Cour de cassation répondait par exemple le 10 mai 2006 que « les termes de la lettre que le salarié avait adressée à son supérieur hiérarchique et communiquée au président de l'office n'excédaient pas les limites de la liberté d'expression de l'intéressé » (défaut de cause réelle et sérieuse). En matière de blog, tout dépend donc aussi d'un éventuel contrôle d'accès, par exemple limité par un code, à une communauté professionnelle.

3° RESPONSABILITÉ CIVILE DE L'ENTREPRISE

Et si le blog a été créé ou mis à jour à partir de l'entreprise ? Un client, mais aussi un autre salarié s'estimant diffamé ou injurié pourraient-ils assigner la société ? Par son arrêt du 13 mars 2006, la cour d'Aix-en-Provence a confirmé le jugement du TGI de Marseille du 11 juin 2003 condamnant au visa de l'article 1384, alinéa 5 du Code civil (responsabilité civile du commettant du fait de son préposé) la société Lucent Technologies à réparer le dommage causé par les frasques Internet d'un de ses collaborateurs.

Mécontent des services de la société d'autoroutes Escota, Nicolas B., informaticien, avait créé un site contestataire, Escroca.com, où il racontait ses mésaventures, avec mots obscènes et injures. Le problème était que son site était mis à jour avec les puissants moyens de Lucent Technologies. Escota a donc assigné cette entreprise en tant que commettant. Très classiquement, afin de s'exonérer de toute responsabilité, la société avait indiqué que Nicolas B. avait agi sans autorisation, hors fonctions et à son insu. Confirmée par l'arrêt du 13 mars 2006, la décision du TGI de Marseille a de quoi inquiéter les responsables d'entreprise : « Il n'est pas contesté que le site litigieux a été réalisé sur le lieu de travail grâce aux moyens fournis par l'entreprise et [que le salarié a] utilisé le matériel mis à sa disposition à cette fin. La libre consultation des sites Internet était autorisée et aucune interdiction spécifique n'était formulée quant à l'éventuelle réalisation de sites Internet ou à la fourniture d'informations sur des pages personnelles. La faute de N. B. a été commise dans le cadre des fonctions auxquelles il était employé. » Et la cour de déclarer Lucent Technologies civilement responsable. Ce qui pose une nouvelle fois la question du nécessaire équilibre entre responsabilité civile de l'employeur et étendue de son contrôle s'agissant des activités créatives de ses salariés.

Les chartes informatiques feraient donc bien d'aborder ces questions, mais aussi le règlement intérieur pour le blogueur bloguant trop perso du bureau.

FLASH
Blogs et sites syndicaux

« Comme tout citoyen, un syndicat a toute latitude pour créer un site Internet pour l'exercice de son droit d'expression directe et collective. Aucune restriction n'est apportée à l'exercice de ce droit, et aucune obligation légale de discrétion ou confidentialité ne pèse sur ses membres, à l'instar de celle pesant, en vertu de l'article L. 432-7, alinéa 2, du Code du travail, sur les membres du comité d'entreprise et représentants syndicaux, quand bien même il peut y avoir identité de personnes entre eux. »

Le 15 juin 2006, la cour d'appel de Paris a entièrement réformé le jugement du tribunal de grande instance de Bobigny ayant, en janvier 2005, interdit à une section CGT de mettre en ligne des informations aussi sensibles que les politiques de rémunération de la société.

L'évocation du droit d'expression directe et collective sur temps et lieux de travail rappelant l'article L. 461-1 du Code du travail paraît ici décalée : il s'agit de la liberté d'expression (article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme) qui constitue l'un des fondements d'une démocratie. Il n'est enfin pas du tout certain qu'un site syndical puisse se soustraire à la loi de 1881 sur la presse, ainsi qu'à la loi du 21 juin 2004 ayant créé en France un droit propre à Internet.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray