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Politique sociale

Les Chinois des champs parias des villes

Politique sociale | publié le : 01.09.2006 | Marie Charrel

Mal payés, mal logés, surtaxés… les ruraux qui affluent dans les villes vivent une véritable ségrégation. Une situation qu'autorise le hukou, à la fois livret de résidence et outil de contrôle des migrations… que le pouvoir a promis d'assouplir. Reportage à Shanghai.

Zeng a eu de la chance. Quand il est arrivé à Shanghai, il a trouvé tout de suite un emploi de chauffeur de taxi. Puis il s'est mis à chercher un logement. Le début du calvaire. « Les propriétaires exigeaient un loyer 40 % plus élevé que ce qu'ils demandent aux locaux. Ou me proposaient les chambres les plus délabrées », déplore le jeune homme trop voûté pour son âge. « Tout ça parce que mon hukou indique que je suis fils de paysan. »

Le hukou, ou livret de résidence, est un petit carnet bleu dont les Chinois ne se séparent jamais. Il fait office de carte d'identité, de livret de famille et de carte de séjour intérieure. Mais pas seulement. Créé dans les années 50 pour contrôler les mouvements de main-d'œuvre, il ligote chaque Chinois à son lieu de résidence. Pour décourager les migrations, le porteur se voit privé de nombreux avantages sociaux lorsqu'il quitte sa région : logement subventionné, soins médicaux, meilleur salaire… « Ainsi, les paysans qui s'installent en ville n'ont pas droit à la protection sociale et paient plus d'impôts, constate Anne Faure Bouteiller, économiste et spécialiste de la Chine. Pis : leurs enfants n'ont pas accès à l'école publique. »

Les ruraux, partis par millions vers les villes depuis vingt ans, sont ceux qui souffrent le plus des inégalités générées par le hukou. Pour Huang, 21 ans, ce n'est pourtant pas le plus dur. « Le mépris des Shanghaiens envers nous est bien plus insupportable », soupire-t-il. Né dans la province du Henan, il vit à Shanghai depuis quatorze ans. Anciens paysans, ses parents tiennent aujourd'hui un petit restaurant au nord de la ville, où il assure le service. « Certains clients me crient dessus sans raison, devant tout le monde, pour me faire perdre la face. Pour un Chinois, c'est la pire des humiliations. »

Des exemples comme celui de Huang, il y en a des milliers à Shanghai. Sur les chantiers, où débarquent la plupart des migrants, il n'est pas rare que l'employeur confisque les hukous. Il s'en sert alors comme moyen de pression sur ses ouvriers. S'ils partent sans leur livret, ces derniers risquent l'arrestation. Pris au piège, ils sont obligés de travailler pour des salaires de misère, dans des conditions de sécurité déplorables. Une situation qui frôle parfois l'esclavage. Mais « ce chantage au hukou » ne touche pas seulement les paysans illettrés. Zhi Jiang, interprète, peut en témoigner. Client assidu des Starbucks Coffee, ce trentenaire maîtrise parfaitement le français. Une compétence très recherchée par les entreprises étrangères. « J'ai quitté mon poste pour répondre à une offre mieux payée, révèle-t-il. Mais mon ancien employeur a refusé de me rendre mon hukou. Je suis coincé. Il m'oblige à travailler encore pour lui. »

Dans les villes, le hukou exacerbe les tensions sociales. Le revenu moyen des migrants augmente moins vite que celui des Shanghaiens, chaque jour plus nombreux à rejoindre les rangs de la classe moyenne. « De plus, il n'a en aucun cas résolu le problème des campagnes », ajoute Anne Faure Bouteiller. Ces dernières manquent toujours d'infrastructures, en particulier de routes et d'écoles. Les paysans sont à la merci des gouvernements locaux. Les expulsions massives des terres, sans compensation financière ni relogement, sont régulières. « On ne sait même pas si on aura encore un champ le lendemain. Comment les jeunes pourraient-ils avoir un avenir là-bas  ? » murmure Yin Xia. À la colère, elle a pourtant préféré l'espoir. Et a quitté, il y a un an, son village du Hubei, plus à l'ouest. « Hukou ou pas, c'est à la ville qu'on a notre chance. Toutes les discriminations du monde n'auraient pas pu m'empêcher de partir. »

Conscient de ces inégalités, le gouvernement chinois semble désireux de réformer le hukou. Mais il ne sait pas par où commencer. De nombreux membres du Parti communiste résistent, craignant qu'une réforme accentue encore les migrations vers les villes. Aucune mesure nationale n'a encore été prise mais, depuis quelques années, plusieurs régions testent des assouplissements du hukou. En deux ans, le mouvement s'est accéléré. « Localement, les discriminations liées au livret de résidence commencent à s'estomper », se réjouit Yin Xiong, un cadre shanghaien. La municipalité de Shanghai accorde ainsi très facilement le livret aux diplômés et aux propriétaires de locaux commerciaux. Un moyen d'attirer les entrepreneurs vers la côte… « Mais aussi d'aggraver la fuite des cerveaux qui fait tant de mal aux campagnes  ! » nuance Zhi Jiang l'interprète.

Demi-mesures, hésitations… La Chine est-elle vraiment prête à offrir l'égalité à ses « immigrés de l'intérieur » ? De plus en plus, à en juger par les pressions internationales qui pèsent sur le pays. Pour répondre aux exigences de l'OMC qu'elle a intégrée en 2002, la Chine doit présenter rapidement un marché du travail unifié. Et permettre, donc, aux ruraux de s'installer où ils veulent. Mais le hukou remplit également des fonctions sécuritaires auxquelles le régime est attaché. En obligeant les migrants à se présenter aux autorités dès leur arrivée en ville, le livret est un instrument de contrôle de la population. Il permet d'identifier les individus « potentiellement perturbateurs ». Et de garder un œil sur le taux de natalité des migrants. Pour la République populaire de Chine, y renoncer est encore un pas trop grand vers la démocratie.

Trois questions à Chloé Froissart, chercheuse au Centre d'études français sur la Chine contemporaine de Hongkong.

Qu'est-ce que le hukou ?

Cette institution héritée du régime maoïste est une véritable barrière à l'égalité des chances. Ce système accorde moins de droits aux migrants, considérés comme des arriérés par les urbains. À qualification égale, ils ont des salaires inférieurs, sans parler des autres discriminations que leur font subir les employeurs. À l'université, ils paient des frais d'inscription plus élevés et beaucoup en sont exclus.

L'adhésion de la Chine à l'OMC va-t-elle conduire à la disparition du hukou ?

L'ouverture du pays a flexibilisé le hukou, mais ne le remet pas en question. Les assouplissements mis en œuvre ne profitent qu'à une élite migrante qui a les moyens d'acheter son droit de résidence en ville. Ce sont souvent des entrepreneurs aisés qui vont à Pékin ou à Shanghai pour investir dans une entreprise.

Les Chinois contestent-ils le hukou ?

De plus en plus d'intellectuels réclament plus d'égalité. Sur leurs banderoles, on aperçoit parfois des slogans comme « Nous sommes tous paysans chinois ». Mais la traduction politique de cette contestation est encore faible. Le gouvernement est conscient des inégalités qu'entraîne le hukou et du risque de fronde sociale. Mais il ne l'abolira pas, car il reste pour l'État le moyen le plus efficace de freiner les migrations vers les grandes villes. M.C.

Auteur

  • Marie Charrel