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Politique sociale

La face cachée du miracle espagnol

Politique sociale | publié le : 01.09.2006 | Cécile Thibaud

L'Espagne paie ses bonnes performances au prix d'une grande précarité dont les jeunes sont les premières victimes. Et que le gouvernement n'a pas encore pu endiguer.

Finalement, j'ai de la chance. » Luis Sanchez, 28 ans, s'étire les jambes à la terrasse ombragée d'un café du quartier de Lavapiés, au cœur de Madrid. Après avoir essayé tous les petits boulots possibles, il a pu décrocher, grâce à un stage de formation payé par l'agence pour l'emploi, un poste de régisseur intérimaire dans le théâtre flambant neuf du quartier. « Je suis en CDD, mais on m'a dit qu'en principe je serai renouvelé sans problème, en attendant que s'ouvre le concours pour pourvoir le poste fixe. Mais, si j'ai bien compris, cette situation peut durer longtemps. » En attendant, grâce à son salaire de 1 200 euros par mois, il a pu quitter le foyer familial pour prendre un appartement de 45 mètres carrés en colocation. « Je me débrouille », dit-il.

La débrouille, c'est le mot de passe chez les jeunes qui vivent l'envers du décor du fameux « miracle économique espagnol ». Vu d'ailleurs, en Espagne, tout va bien. La croissance se maintient aux alentours de 3,5 %, alors que les pays voisins fonctionnent au ralenti. L'équilibre budgétaire est atteint à force de coupes claires dans les dépenses publiques, le chômage continue sa décrue : l'ex-lanterne rouge en la matière est passée sous la moyenne européenne, affichant maintenant 8,5 % de demandeurs d'emploi. Et, l'an dernier, l'Espagne a créé 900 000 postes de travail. Qui dit mieux ?

Mais, revers de la médaille, plus du tiers (34 %) des emplois sont temporaires (contre 13,6 % dans l'Europe des Quinze). Selon le syndicat Commissions ouvrières, les moins de 30 ans sont les plus exposés : ils occupent les deux tiers des CDD pour un salaire qui ne dépasse pas les deux tiers (64 %) de la moyenne nationale (1 538 euros).

Il y a peu, l'Inspection du travail recensait, dans la seule région de Madrid, quelque 600 entreprises de plus de 20 salariés dont plus de 70 % des employés étaient en CDD… Pour encourager les employeurs à sauter le pas, le gouvernement vient de lancer un « programme choc » qui prévoit des baisses de cotisations destinées à ceux qui convertiront les emplois temporaires en postes fixes. Et, au printemps, pendant que la France se mobilisait contre le CPE, de l'autre côté des Pyrénées, patronat, syndicats et gouvernement bouclaient de façon consensuelle un accord pour tenter de remédier à la précarité chronique du marché de l'emploi… en abaissant notamment le coût du licenciement des jeunes.

Mais les experts doutent des effets réels de la mesure. D'autant que les secteurs moteurs de l'économie espagnole, la construction et le tourisme, sont gros consommateurs de main-d'œuvre non qualifiée. Peu importe le turnover, pour réduire les coûts, les patrons espagnols font facilement appel à la sous-traitance ou même au travail au noir. L'an dernier, les accidents du travail ont coûté la vie à 990 salariés. Le Parlement a adopté récemment une proposition de loi visant à contrôler la sous-traitance, qui n'avait jusqu'ici aucune limite légale dans le secteur privé : selon les experts en prévention des risques, la chaîne d'intermédiaires peut compter, sur certains chantiers, jusqu'à 15 ou 20 maillons, de l'entreprise signataire du contrat à l'ouvrier sur le terrain.

Le syndicat UGT pointe aussi l'existence de contrats « à durée déterminée indéterminée ». En clair, sans date précise de fin de mission : « La seule certitude du salarié, c'est qu'il peut être mis à la porte du jour au lendemain sans rien toucher », explique un syndicaliste. Cas exceptionnel ? Pas tant que cela. Selon les calculs de l'UGT, 40 % des CDD ne comportent pas d'échéance. « C'est une précarité qui n'en est pas une, estime le sociologue Luis Garrido, coauteur du livre Trente Ans de changement social en Espagne (Madrid, 2006). Les entreprises veulent garder leurs salariés qualifiés, formés et efficaces. Mais elles refusent d'assumer le coût du CDI. » Tous les patrons ont en mémoire les 600 000 emplois perdus durant la crise de l'hiver 1992-1993 et les entreprises en faillite. « Ils en ont gardé une aversion pour le CDI, mais ils ont un contrat moral avec leurs salariés, du genre dès que c'est possible, je confirme ton embauche. »

Par effet de ricochet, l'insécurité propre au modèle social espagnol pèse lourdement sur les chiffres de la natalité. « Toutes mes amies se posent la même question : quand fait-on un enfant ? raconte Beatriz Perralta, conseillère fiscale. Au début, on se dit qu'on va attendre d'avoir un job. On connaît toutes des copines enceintes dont le contrat n'a pas été renouvelé. Et puis quand, enfin, on a un boulot stable, il faut faire ses preuves. Bref, ce n'est jamais le moment. » Résultat, de plus en plus de femmes renoncent à devenir mères. Avec un taux de fécondité de 1,33 enfant, les Espagnoles sont en queue de peloton européen. Un score qui tombe à 0,33 pour les diplômées de l'enseignement supérieur. « Ce n'est pas forcément un choix conscient. Mais les femmes sont mises en demeure de choisir entre carrière et enfants. Elles commencent par repousser la décision. Puis, parfois, il est trop tard », explique Nuria Chinchilla, spécialiste en management, qui milite pour l'introduction dans les entreprises de mesures de conciliation de la vie personnelle et de la vie professionnelle. Une revendication partiellement entendue par le gouvernement qui va tenter, avec la future « loi d'égalité entre les hommes et les femmes », d'abattre les barrières dans l'entreprise. Belle avancée, dans un pays où parler de politique nataliste prend vite des connotations franquistes.

Deuxième fléau qui touche les salariés précaires, l'impossibilité de décrocher un crédit immobilier ou de louer un logement : en Espagne, où 85 % des gens sont propriétaires, le marché locatif est, en outre, quasi inexistant. C'est l'un des obstacles principaux à l'émancipation des jeunes, dont la majorité, à 30 ans, vivent toujours chez leurs parents. Le gouvernement socialiste de José Zapatero n'a pas inversé la tendance : il vient d'essuyer un échec en tentant d'inciter les propriétaires d'appartements vides à louer. Et il ne parvient toujours pas à lancer le grand programme d'accès au logement social promis. Il n'a pas non plus annoncé de grand virage en matière de droit du travail. « Nous sommes dans un contexte peu interventionniste, reconnaît l'économiste Rafael Pampillon, professeur à l'Instituto de empresa. Nous savons que la croissance est liée au cercle vertueux de l'emploi, basé sur la flexibilité. » Pas question d'y toucher.

Baisses d'impôts, baisses des charges sociales, allégements des services publics, les grandes lignes libérales du gouvernement précédent ont été confirmées. « Historiquement, nous n'avons pas eu les moyens de nous offrir un État providence à la française, et l'instaurer aujourd'hui n'aurait pas de sens, d'autant que nombre des instruments de décision économique ne sont plus aux mains des États mais de Bruxelles », souligne le politologue Ignacio Sanchez-Cuenca.

Du reste, la voie choisie par l'équipe Zapatero est un modèle intermédiaire, sorte de version light de l'État social où l'on tente d'atténuer les effets les plus durs du libéralisme. Pendant que le ministre de l'Économie, Pedro Solbes, affirme que « la forte précarité est liée au coût de la fin du contrat », le gouvernement déploie une série de mesures sociales : augmentation du smic (passé royalement de 460 euros à 540 euros), hausse des pensions, création d'un salaire d'insertion et préparation d'une loi sur la dépendance. « Sur le papier, cela fait de l'effet, ironise un cadre français installé à Madrid. Mais la réalité, c'est qu'ici personne ne compte sur l'État. Quand on se retrouve au chômage, les prestations sont limitées à 1 000 euros par mois, cadre ou pas cadre… Pas de quoi pavoiser. Alors, pour sa retraite, chacun s'organise à sa façon. On préfère prendre les devants et investir dans un appartement sur la côte plutôt que d'attendre en additionnant des trimestres de cotisation qui ne mèneront pas loin. »

Et l'inflation galopante (3,5 % en 2005) qui rogne les salaires modestes n'est pas pour arranger les choses. Tandis que le pays affiche des résultats économiques prometteurs, le Conseil économique et social espagnol avertit qu'un cinquième de la population espagnole court le risque de tomber dans la pauvreté. Pour autant, malgré un taux de précarité de 34 %, les Espagnols continuent de vivre et de consommer avec appétit. La devise du pays pourrait être : « on se débrouille pour l'instant et puis on verra bien ». Après tout, n'est-ce pas ce que l'on a toujours fait ?

Génération 1 000 euros

Ils sont jeunes, diplômés, enthousiastes et ils n'arrivent pas à entrer sur le marché du travail. Ils sautent de stage en job d'appoint sans réussir à faire leur trou. La presse espagnole les a baptisés les « mil-euroistas », la génération des 1 000 euros, parce que c'est le salaire auquel ils semblent condamnés, en dépit de leurs études universitaires. Pendant qu'ils continuent de mener une vie d'étudiants prolongée malgré eux, le boom immobilier fait exploser les prix, multipliés par deux en sept ans, et les banques commencent à proposer des crédits à taux variable sur quarante, voire cinquante ans.

Jusqu'ici, même dans les moments les plus critiques, avec un taux de chômage à 25 % dans les années 90, l'Espagne avait gardé son optimisme, portée par la conviction que, quoi qu'il arrive, les jeunes vivraient mieux que leurs parents. Mais est-ce encore vrai aujourd'hui, s'interroge-t-on, alors que, à Madrid ou à Barcelone, des associations de jeunes commencent à s'organiser pour réclamer le droit à un logement digne ? Le ressort de la société espagnole est-il cassé ? « Non, les jeunes diplômés ne sont pas victimes, répond le sociologue Luis Garrido. Au contraire, jamais il n'y a eu autant de perspectives d'emploi qualifié en Espagne. Mais ce qui est vrai, aussi, c'est que jamais il n'y a eu autant de jeunes dans les universités. Leurs difficultés d'intégration au monde du travail ne sont qu'une conséquence de la démocratisation très récente de l'enseignement.

L'embauche est plus lente que prévu, mais leur situation n'est en rien comparable avec celle de la main-d'œuvre non qualifiée, interchangeable à volonté. »

Auteur

  • Cécile Thibaud