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Politique sociale

Pas top, le statut des modèles

Politique sociale | publié le : 01.06.2006 | Anne-Cécile Geoffroy

Chassés très jeunes, liés à une agence par un contrat hybride, sous pression… les mannequins n'ont pas la vie facile. Et si leurs revenus sont élevés, ils sont aléatoires.

Dans son bureau de l'avenue Montaigne à Paris, Stephane Pescimoro, l'un des directeurs de l'agence Élite, est pendu au téléphone depuis un bon quart d'heure. Il tente de démêler un problème de visa pour l'un de ses mannequins. Natalia, jeune Slovaque de 1,80 mètre, part pour l'agence Élite de New York après avoir commencé sa carrière en France (les noms des mannequins ont été changés – NDLR). « Pour travailler aux États-Unis, l'ambassade me demande 3 500 dollars », se lamente la jeune femme. Une somme qu'elle va devoir sortir de sa poche, même si son employeur reste Élite. Car, en France, les mannequins ont un statut hybride à mi-chemin entre le régime de salarié et celui de travailleur indépendant. Et si Natalia veut se lancer dans une carrière internationale, ce sera à ses frais.

Liés aux agences par un contrat-cadre d'engagement, les mannequins ne bénéficient ni d'un CDI ni d'un CDD mais sont tout de même considérés comme salariés. Un système comparable à celui des agences d'intérim. « Il n'y a qu'en France où cette situation perdure. Dans les autres pays, les mannequins sont indépendants et ça simplifie bien des choses, bougonne Étienne des Roys, directeur de l'agence Karin et président du Syndicat des agences de mannequins. C'est tout de même aberrant de faire payer des charges à des mannequins étrangers qui, pour la plupart, ne viendront jamais réclamer leurs droits à la retraite en France. »

En France, 85 agences agréées emploient environ 3 000 mannequins. Ce sont des petites PME à l'activité internationale. Car la majorité des mannequins (près de 95 %) sont étrangers. « Sur les 60 filles qui travaillent régulièrement pour nous, une seule est française », confirme Cyril Brulé, directeur de Viva, l'une des agences parisiennes les plus réputées. Comme tous ses concurrents, Cyril Brulé va désormais recruter ses mannequins essentiellement au Brésil et en Europe de l'Est. Les agences emploient pour cela des talent scouts (des chasseurs de nouveaux visages) ou organisent des concours au niveau international. « Pour bien faire, on se doit de trouver une quinzaine de modèles chaque année, car les visages passent vite de mode », explique Stephane Pescimoro chez Élite, qui représente près de 120 mannequins en France.

Si les clients des agences demandent toujours plus de mannequins, ils exigent aussi qu'ils soient de plus en plus jeunes. « Nous les repérons vers 12 ans et nous les suivons jusqu'à leurs 16 ans, précise Cyril Brulé, tout juste revenu du Brésil, avec une valise de clichés de futurs mannequins. Dans deux à trois ans, nous ferons venir à Paris certaines des filles pour les tester auprès de nos clients. » Car, en France, les agences ne peuvent pas faire travailler les mannequins avant 16 ans, même si elles contournent allégrement la loi en organisant des séances photo dans d'autres pays moins regardants sur le travail des mineurs.

Une fois leurs nouvelles recrues repérées, les agences n'hésitent pas à dépenser beaucoup d'argent pour les faire connaître sur le marché français. « C'est un investissement, explique Lynda, bookeuse (agente) chez Élite. Quand ils arrivent à Paris, nous les logeons dans des appartements loués par l'agence. Bien souvent, les soins d'un dermato sont nécessaires. Nous les relookons totalement avant d'organiser des séances avec les photographes pour constituer leur book. On dépense vite 3 000 euros avant d'envoyer le mannequin faire ses premiers castings. » Chez Viva, les « dettes mannequins peuvent atteindre 10 000 euros quand l'agence croit vraiment en une fille, explique le directeur. Si la carrière du mannequin ne décolle pas dans l'année, c'est à nos frais ». En fait, les agences rentabilisent toujours ou presque leur investissement même si le mannequin ne fait pas une carrière de top. « Elles se remboursent dès que vous commencez à travailler, explique Eva, mannequin pour l'agence Ford à Paris. Tout nous est refacturé. Sur ma fiche de paie, l'agence me défalque les tests, qui coûtent entre 150 et 200 euros. Chaque cliché pour alimenter notre book est facturé 12 euros. Les composites [des cartes postales avec photos et mensurations du mannequin – NDLR] envoyés aux clients reviennent à 1 euro pièce. J'ai même des frais de photocopies. » Pour ceux qui viennent de l'étranger, les agences avancent aussi de l'argent de poche et les logent. Certains paient jusqu'à 700 euros par mois pour partager un appartement de 100 mètres carrés avec trois ou quatre colocataires. « Ce système vous met une pression d'enfer et vous devez travailler plusieurs mois avant de bien gagner votre vie », continue Eva.

En coulisse, le métier le plus sexy du monde est donc loin d'être aussi glamour qu'il peut le laisser croire. Car, avant de s'appeler Naomi Campbell, Claudia Schiffer ou, plus récemment, Maria car la Boscono et de brasser des millions d'euros, les jeunes Slovaques, Ukrainiennes ou Brésiliennes doivent courir les castings un plan de Paris à la main pour payer leurs dettes. « Tous les matins j'appelle mon bookeur pour qu'il me transmette la liste des castings auxquels je peux me présenter, explique Marjorie, 26 ans, mannequin chez Angels. Là, je retrouve à peu près tous les mannequins de la place de Paris. J'attends mon tour, parfois deux à trois heures, pour un Polaroid. Et à nouveau l'attente pour savoir le lendemain ou le surlendemain si un directeur de casting m'a retenue pour une pub ou un défilé. Pour décrocher deux jobs dans la semaine, il faut que j'enchaîne cinq à six castings par jour. »

Alors qu'elles salarient leurs mannequins, les agences mères ont une fâcheuse tendance à les considérer comme des travailleurs indépendants. « La convention de collaboration entre l'agence et le mannequin ne couvre que la prestation – le shooting proprement dit – pour laquelle il perçoit une fiche de paie, souligne Michael Sicakyuz, avocat spécialisé dans le droit des mannequins. Reste tout l'aspect du droit à l'image, appelé mandat de représentation. » Celui-ci n'est pas assimilable à un salaire puisqu'il est lié à l'exploitation de l'image du mannequin, dénuée pour le moment de cadre légal. « C'est là que le bât blesse, poursuit Michael Sicakyuz. Aucun organisme de contrôle de ces droits n'existe dans le monde. Des sociétés se sont constituées autour des droits d'auteur mais pas pour l'image. Et les mannequins se font régulièrement arnaquer. Surtout depuis la multiplication des banques d'images qui collectent et commercialisent les photos en omettant de régler leurs droits aux mannequins. » Un client de mauvaise foi pourra toujours relancer une campagne à l'autre bout du monde sans que le mannequin ni l'agence ne s'en rendent compte. « Je voyage beaucoup et je fais très attention aux campagnes dans les aéroports. Si j'ai un doute, je vérifie le contrat, assure Cyril Brulé. Je conseille à tous mes mannequins de prendre un avocat lorsqu'ils signent un contrat. »

Mais, très jeunes, coupés de leur famille, les mannequins revendiquent peu. Et s'ils ne se mobilisent jamais pour renégocier leur statut, c'est sans doute aussi parce que les salaires sont élevés et même très élevés compte tenu du travail à fournir. « J'arrive sans trop me fouler à gagner 3 000 à 4 000 euros en un mois », avoue Vincent, 25 ans, mannequin depuis trois ans. « Je préfère travailler quatre jours par mois et toucher 1 200 euros plutôt que de trimer dans un fast-food », ajoute Élodie, étudiante en droit et mannequin à l'occasion. Mais ces revenus sont irréguliers. « Ma grosse angoisse, c'est de ne plus décrocher de job. Je suis donc toujours employable », continue Vincent. Des revenus aléatoires qui dépendent de la cote du mannequin. Aussi mystérieuse que variable. « Si on veut se faire un nom, il faut décrocher une couverture de magazine. Le top, c'est de figurer sur la une du Vogue américain, rêve Ludivine, mannequin chez Ford. Mais ça ne paie pas. Poser pour La Redoute ou les 3 Suisses rapporte plus qu'un édito dans Elle ou un défilé pour un couturier prestigieux. Même les catalogues Auchan sont plus rémunérateurs. Entre le shooting à 700 euros et les droits d'image à 1 000 euros, on gagne mieux sa vie. » Et Stephane Pescimoro de résumer : « C'est un peu comme pour les sportifs. Plus le mannequin est demandé, plus il travaille, plus sa cote grimpe et plus il gagne d'argent. »

La profession a bien tenté de mettre en place des barèmes. Mais les agences ne les respectent pas ou peu. « Ils sont inapplicables, sauf pour une petite agence, explique une ex-bookeuse. Pour un top-modèle, ils sont ridiculement bas. À leur niveau, les contrats se négocient en millions d'euros entre l'agence, le client et le mannequin. » Pour l'agence, les bénéfices sont loin d'être négligeables, car elle reverse un tiers de la somme au mannequin et garde les deux tiers pour sa commission et le paiement des charges patronales. « Les pratiques sont en réalité nettement moins clean, dénonce Michael Sicakyuz. Toutes les agences travaillent en réseau au niveau international et s'entendent entre elles. Un shooting peut être fait à Paris, mais, moyennant une petite commission, le mannequin sera payé via une agence à Londres. » Un tour de passe-passe pour éviter de payer trop d'impôts en France.

Un vrai désert syndical

Les mannequins ont une convention collective depuis… deux ans. Et quoi de neuf ? Rien. Car, depuis, la politique sociale de la branche n'a pas bougé et ne s'est même pas structurée.

Même la convention collective peine à s'imposer. « Sur certains points, le marché est beaucoup plus fort que la convention qui est, du coup, difficilement applicable », avoue Étienne des Roys, le président du Syndicat des agences de mannequins, l'un des deux syndicats patronaux avec l'Union nationale des agences de mannequins. « Nous avions besoin de prouver à l'administration fiscale que notre secteur se structurait, note Étienne des Roys. Nous sortions aussi d'une période de scandales autour d'Élite [rumeurs de harcèlement sexuel et de prostitution, NDLR] qui avaient entaché la profession », poursuit le patron de l'agence Karin pour justifier la jeunesse de la convention collective.

Côté salariés, la profession n'est pas mieux défendue. Des années durant, FO Mannequins a été le seul syndicat. Il a disparu en 2002 avec le décès de sa représentante. Un nouveau syndicat (le Sympa) mené par James Chabert, plus connu pour sa défense des victimes des arnaques aux castings, tente de reprendre le flambeau sans être représentatif aux yeux de la profession en quête d'interlocuteurs. « J'ai bien essayé de faire adhérer deux mannequins de l'agence à la CFDT, raconte Étienne des Roys. Peine perdue. Les filles sont trop individualistes et leur carrière trop éphémère pour qu'elles cherchent à se syndiquer. » Résultat, si la CFDT, FO et la CFTC ont bien signé la convention collective, c'est via les fédérations du spectacle.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy