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Politique sociale

Les nouvelles organisations durcissent la vie des salariés

Politique sociale | publié le : 01.06.2006 | Valérie Devillechabrolle

Lacunes de l'organisation, impossibilité de remplir correctement sa tâche, telles sont les causes de l'intensification du travail ressentie par les salariés. Des dix-huit mois d'enquête des équipes de la CFDT sur le terrain a été tiré un livre choc, le Travail intenable. Morceaux choisis.

Accélération des cadences, rationalisation à outrance des organisations, multiplication des contraintes techniques, managériales, commerciales : on croyait tout savoir de l'intensification du travail et des mécanismes qui la génèrent. Et pourtant, ce sont bel et bien de nouvelles facettes de ce phénomène que 22 équipes syndicales de la CFDT, engagées dans une vaste enquête de terrain encadrée par une équipe pluridisciplinaire de chercheurs, de médecins et de formateurs syndicaux, ont mises au jour et rassemblées dans un ouvrage au titre choc, le Travail intenable, qui paraîtra le 8 juin aux éditions La Découverte.

Désireuses de mieux appréhender la façon dont les salariés percevaient concrètement leur travail et ses difficultés, ces équipes, réparties dans tous les secteurs d'activité – entreprises industrielles et tertiaires, publiques, privées ou mutualistes, administrations territoriale et hospitalière –, ont en effet accepté, à partir de la mi-2004 et pendant dix-huit mois, de quitter les chemins balisés de l'action revendicative traditionnelle pour aller interroger les salariés sur ces multiples petits faits, gestes et événements qui leur empoisonnent la vie au quotidien. « Avec un parti pris délibéré du détail qui, seul, permet de comprendre quelque chose », précise François Daniellou, professeur d'ergonomie à l'université Bordeaux II et directeur scientifique de cette « recherche action ».

Un « regard décalé » qui leur a aussi permis, selon Laurence Théry, chargée de la santé au travail à la CFDT et coordinatrice de l'ouvrage, « d'aller au-delà des clichés traditionnels du stress ou du harcèlement managérial qui tendent à occulter tout ou partie de la réalité et à enfermer le salarié dans le fatalisme et une victimisation stérile ». Pour François Daniellou, « l'arbre du harcèlement moral cache souvent la forêt de l'organisation ». De fait, en allant rechercher les causes profondes de la souffrance des salariés, les troupes cédétistes se sont très souvent retrouvées confrontées à une véritable « crise de l'organisation du travail ». « En dépit de l'implacable discours sur la rationalisation porté par les consultants qui déferlent dans les ateliers, un bon nombre d'entreprises sont devenues de véritables bazars organisationnels », pointe Laurence Théry.

Résultat, le sentiment d'intensification ressenti par les salariés est avant tout lié aux efforts qu'ils sont obligés de déployer pour compenser les lacunes de l'organisation du travail. Exemple caractéristique, celui de Marie-Jo, une conductrice de ligne d'embouteillage de lait qui, à la tête de trois lignes au lieu d'une précédemment, a le sentiment de jouer les pompiers de service. Elle passe désormais une partie de son temps à remédier aux incidents techniques qui ont tendance à se multiplier faute de maintenance préventive. Mais la direction générale du groupe agroalimentaire estime, selon elle, que risquer une panne de temps en temps est moins coûteux pour l'entreprise que de maintenir l'ancienne politique de zéro défaut ! « Nous avons découvert que les entreprises ne cherchent plus à accroître leur productivité par des investissements, mais par une pression accrue sur les salariés, à charge pour eux de faire fonctionner des dispositifs techniques obsolètes et parfois dans un état effarant », se désole Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail à l'université Lyon I, qui a également collaboré à l'ouvrage.

Et les salariés déploient bien souvent des trésors d'imagination pour faire fonctionner correctement leur outil de production sans que les directions d'entreprise en aient conscience. « Les systèmes d'information ne sont pas conçus pour faire remonter les efforts, si bien que la direction générale est persuadée que tout est réglé comme une horloge ! » reprend François Daniellou. Quant aux cadres, ils sont pris en tenaille entre le discours organisationnel qui descend en cascade et change tous les six mois et les dysfonctionnements avec lesquels ils ne peuvent pas tricher. Mais, au bout du compte, l'ergonome met en garde contre les conséquences de ce « délitement organisationnel »: « Cela part en morceaux, écrit-il, cela se désagrège graduellement un peu partout et quand les sacro-saints indicateurs économiques du tableau de bord finiront par virer au rouge, personne ne fera le lien avec les rapports rassurants qui auront masqué pendant des années la perte du contact avec la réalité. »

L'autre grande source d'intensification du travail provient de l'impossibilité pour les salariés de faire correctement leur travail. Au point, dans certains cas, d'« avoir honte de ce qu'ils font ! » s'indigne Laurence Théry. Témoin ces aides-soignantes qui n'ont pas osé raconter aux enquêteurs de la CFDT la façon dont elles étaient contraintes de traiter les malades ou les personnes âgées faute d'effectifs suffisants. Ou encore ces téléopérateurs de centre d'appels confrontés à une douloureuse contradiction entre leur désir de satisfaire le client et les critères d'évaluation de leur activité, fondés sur la durée des appels ou les ventes réalisées. Et tout cela se déroule au quotidien, au prix de l'intériorisation d'un énorme mal-être, dévastateur pour la santé des travailleurs. « Cette situation est extrêmement grave car cela signifie que les salariés ne peuvent plus se reconnaître dans leur travail », estime François Daniellou. On s'aperçoit d'ailleurs que « ceux qui ont essayé de préserver envers et contre tout la qualité d'un métier que l'organisation du travail contribue à déqualifier sont les premiers à décompenser, c'est-à-dire à sombrer dans la maladie », renchérit le médecin Philippe Davezies.

En dehors des menaces sur leur propre santé physique ou morale, le prix à payer par les salariés en butte à une intensification de leur activité est souvent le repli sur soi. « Les travailleurs ne disposent plus d'aucun espace pour analyser ce qui est en train de se passer et partager cette connaissance commune », relève François Daniellou. Si bien qu'« au fil des pages se dessine l'image de salariés isolés qui voient leurs marges de manœuvre réduites et s'interrogent sur le sens ou la rationalité de ce qu'ils font », écrit, pour sa part, Laurence Théry. C'est notamment le cas pour les plus anciens dont l'expérience accumulée tend à être annihilée par l'intensification du travail. C'est aussi le cas des salariés des centres d'appels soumis à des méthodes de management infantilisantes « au point de remettre en question leur capacité d'émancipation dans la société elle-même », ajoute cette inspectrice du travail en tirant la sonnette d'alarme.

Une chose est sûre : à l'instar des équipes syndicales qui ont conduit cette recherche-action, nul ne sort indemne de cette plongée au cœur du « travail intenable ». À commencer par cette direction générale qui, outrée par le panorama ainsi dressé au plus près de la réalité, « a tenté de prendre de vitesse la section syndicale en mettant en place les transformations nécessaires tout en lui interdisant l'accès à l'atelier », raconte François Daniellou. « Les organisations du travail étant toujours considérées comme une chasse gardée des directions, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir pour faire accepter l'idée que des améliorations puissent être intelligemment négociées par les partenaires sociaux », relève Philippe Davezies. Du coup, si, pour un certain nombre de syndicalistes engagés dans cette recherche-action, cette rencontre avec les salariés a constitué une découverte, elle a parfois aussi fourni de nouvelles pistes d'action syndicale.

100 biscuits par minute, poignets en rotation

« Valérie rejoint son poste. Elle met sa blouse de papier, ses gants, la charlotte qui lui couvre les cheveux, enfile […] les brassards suspendus au plafond, et la voilà penchée sur la ligne 34. La goulotte déverse sur la chaîne des flots de biscuits qu'elle attrape, remet dans le bon sens, regroupe par deux et pose délicatement empilés sur le petit tapis devant elle pour qu'ils partent au conditionnement. Cent biscuits par minute. Bras tendus, poignets en rotation permanente, doigts crispés pour ne pas casser les gâteaux. […] On a l'impression d'un fleuve de biscuits qui s'écoule. Impossible de les saisir tous. La demi-seconde prise pour jeter un biscuit cassé, d'autres se sont échappés. Ceux que ni elle ni ses collègues ne peuvent attraper tombent dans un conteneur en bout de chaîne. Ils sont broyés pour faire des biscuits pour animaux. 600 à 900 kilos par jour de rebuts. À 1,30 euro le kilo, paraît-il.

Les brassards qui soutiennent les avant-bras sont censés soulager les épaules. Valérie a pourtant mal aux épaules, au coude, mais surtout aux doigts. Le médecin du travail lui a dit que c'était un syndrome du canal carpien, un TMS courant. Cette nuit, elle s'est réveillée en sursaut tellement elle avait mal au pouce et à l'index […]. Le problème, ce n'est pas seulement que ça fait mal, très mal, c'est que les gestes deviennent moins précis. Valérie a du mal à attraper les biscuits au bout de trois heures. Ça doit se voir, sur la vidéo de surveillance. Et ça gêne les collègues. Ouf, c'est l'heure de la pause. Cinq minutes de pause musculaire active : un kiné est venu leur montrer comment détendre ses muscles pour pouvoir repartir en meilleure forme. C'est le seul moment où on peut se parler, sinon on n'a pas le temps, et de toute façon on ne s'entend pas avec les 80 décibels de bruit de fond. »

Sur la chaîne, bras en l'air avec la visseuse

« Je suis sur la chaîne de montage des voitures. Plus exactement sur la bande qui avance à la même vitesse que la chaîne, située juste au-dessus. Comme ça, je suis toujours sous la voiture, le temps de monter les deux supports avec les deux vis. J'ai une visseuse pneumatique avec une grande rallonge. De la main gauche, bras tendu, je maintiens en l'air, sous la voiture, le support, la vis et la tête de vissage, de la main droite, je tiens le poids de la visseuse et je la déclenche. Puis je fais pareil avec le deuxième support. Quand c'est fini, je descends de la bande et je remonte la chaîne […]. Il y a une voiture toutes les cinquante secondes. Avant d'embarquer pour la voiture suivante, il faut que je prenne les supports et les vis dans le rack.

Quand je remonte la chaîne, je m'arrange pour arriver quand la prochaine voiture est encore à 3 mètres […]. Sous la voiture, on ne voit pas grand-chose. Parfois la vis tombe.

Là, si je n'ai pas pris un peu d'avance, c'est la catastrophe. Parce que je suis encore sur la bande et que je gêne le collègue du poste suivant, qui a besoin d'embarquer pour faire la sienne.

Pour bien faire, il faudrait que j'arrive à faire presque tous les cycles en quarante-trois secondes. En début de poste, j'y arrive. […] Mais en fin de poste, les épaules ne suivent plus. Le seul moyen de tenir le cycle, c'est de presque courir en remontant la chaîne, avec la visseuse qui est lourde à traîner. Et puis, celui du poste avant, il prend aussi du retard. Du coup, on est tous à la bourre, parfois le ton monte. […] Parfois, la seule façon de calmer le jeu, c'est l'arrêt d'urgence de la chaîne. Évidemment, là, c'est le chef d'unité qui va crier. »

Des appels à la pelle et avec le sourire

« 8 h 58 : Hélène est à son poste ; à droite, à gauche, derrière, devant elle sont alignées les cellules où chacun doit répondre aux sollicitations téléphoniques des clients, avec comme mot d'ordre : le sourire. Le manager, installé au bout de la rangée, un casque sur les oreilles pour écouter au hasard les conversations, le visage près de la vitre pour mieux faire voir ses mimiques d'exaspération […], lui a encore dit hier soir que son ton était celui d'une mourante. Il lui a dit aussi que sa lenteur à enregistrer les comptes rendus dans l'ordinateur après chaque appel la faisait passer largement au-delà de la zone rouge des trente secondes autorisées. Il lui a dit, enfin, qu'elle devait « vivre » son argumentaire et, par-dessus tout, qu'il lui fallait impérativement perdre sa fâcheuse tendance à dire « peut-être » au client ! Interdit le « peut-être » ! Il n'y a jamais de « retard », tout au plus un « délai ».

8 h 59. Premier appel. « Bonjour madame, Jacqueline Simon, je vous appelle à propos du livret de mon mari ; il est… » Des sanglots au bout du fil.

9 h 6. Trois minutes que le voyant rouge clignote. Est-ce sa faute si monsieur Simon est mort d'un cancer il y a trois semaines, que sa veuve effondrée a craqué, et qu'elle a dû trouver des mots qui n'étaient pas dans l'argumentaire, dépasser le temps de communication de trois minutes. Le chef s'agite derrière la vitre. « Tes objectifs ! » Pour rattraper trois minutes, il va falloir faire vite sur les prochains appels.

9 h 15. Cinquième appel. Sourire. […] Hélène n'a pas encore placé le moindre produit financier. Elle voudrait aller vomir mais impossible avant la pause de 10 h 30. Et puis, il y aura aujourd'hui un pot pour Noël à la cantine. Après les clients, sourire aux collègues, aux chefs. Et voir leurs sourires hypocrites. De 9 heures à 17 heures. Ou de 7 heures à 13 heures. Ou de 15 heures à 22 heures… Une fois sortie de son travail, Hélène ne sourit plus du tout. Elle rentre chez elle. Plus d'appétit. À rien. Sommeil. Réveil en sursaut, la sonnerie dans le casque, c'était en rêve. »

Lingère et veilleuse de nuit dans un foyer de personnes âgées

« Dehors, il fait noir. En arrivant, Nathalie a vérifié que la porte-fenêtre extérieure était bien verrouillée. Elle repasse un drap. C'est normal, Nathalie est lingère. 23 h 18 : le bip sonne. Chambre 32. Elle monte quatre à quatre l'escalier. En arrivant sur le palier, Nathalie s'immobilise : « Est-ce que j'ai éteint le fer ? » Elle repart en courant. Dehors, le vent souffle. Le voyant de l'issue de secours éclaire le couloir en vert. Nathalie fait aussi fonction de veilleuse de nuit dans ce foyer-logement pour personnes âgées de 70 lits. Nathalie revient, sort son trousseau, ouvre la chambre 32.

« Bonsoir monsieur Champain.

– Geneviève…

– C'est Nathalie, monsieur Champain. »

Monsieur Champain a la maladie d'Alzheimer.

« Geneviève, la rivière monte.

– Mais non, monsieur Champain, il y a un peu de vent, c'est tout.

– La rivière monte, je vous dis. »

Le bip sonne chambre 56.

« Je vous arrange votre oreiller, dormez, monsieur Champain. » Chambre 56, c'est madame Moreau. Elle a du mal à respirer.

« Je vais mourir, Nathalie.

– Mais non, madame Moreau, c'est votre asthme. Je vais vous donner votre médicament. »

Où est-ce que l'aide-soignante amis le flacon bleu ?

Dans la salle d'eau.

« Je vous donne deux bouffées, ça va aller mieux. »

Nathalie referme la porte à clé. »

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle