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Enquête

L'impérative réforme des minima sociaux

Enquête | publié le : 01.06.2006 | Anne-Cécile Geoffroy

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Explosion du nombre de RMIstes

Crédit photo Anne-Cécile Geoffroy

Avec neuf minima sociaux, dont trois d'insertion, le système de protection des exclus est un vrai maquis. Autre critique majeure, il crée des trappes à inactivité. Pour en corriger les travers, une voie est privilégiée : l'incitation financière à la reprise d'activité.

Jeff a 50 ans. Au RMI depuis six ans, il traîne trente ans de galère. Sa vie professionnelle ? Une multitude de petits boulots dans la manutention ou le nettoyage, trouvés via des agences d'intérim et des associations d'insertion. Quelques formations aussi, dans la restauration d'œuvres d'art et… la conduite d'engins de levage. Mais pas un seul CDD et encore moins un CDI à coucher sur son CV. « Quand je me suis inscrit au RMI, je pensais que ça allait durer six mois. Mais c'est une boucle sans fin. Je ne me pose même plus la question de savoir si, un jour, je vais m'en sortir vu mon âge. » Pour Jeff, ce qui, à l'origine, ne devait être qu'une aide provisoire est devenu son unique source de revenus. Installé dans la précarité, il attend, désormais, qu'une entreprise lui propose du travail. « J'ai assez fait de démarches. À eux de venir me chercher. »

Un filet provisoire… C'est bien dans cet esprit que le revenu minimum d'insertion a été créé en 1988. « À l'époque, il s'agissait de couvrir les zones de non-droit que notre système de protection sociale ne parvenait plus à couvrir avec l'augmentation du chômage de longue durée et les restrictions à l'indemnisation du chômage, rappelle Marie-Thérèse Join-Lambert, inspectrice générale honoraire des affaires sociales. Nous ignorions que le dernier des minima allait prendre cette ampleur. » En moins de vingt ans, le nombre d'allocataires a littéralement explosé. Aujourd'hui, 1,8 million de personnes vivent de l'un des trois minima d'insertion : RMI, allocation de parent isolé (API), allocation de solidarité spécifique (ASS). Les RMIstes représentent le gros des troupes avec 1,2 million de bénéficiaires fin 2004, en augmentation de 8 % par rapport à 2003. « Le RMI est devenu un passage obligé, même pour les plus diplômés, constate Dominique Dronsart, directeur de la maison de l'emploi et des solidarités de la ville de Ferrière-la-Grande, dans le Nord. Là où nous rencontrons de grandes difficultés, c'est auprès des moins qualifiés, le noyau dur des allocataires. Pour eux, les obstacles sont difficiles à lever. »

D'autant que ces filets de sécurité finissent par enfermer les plus fragiles dans la pauvreté et l'assistance. « À l'heure actuelle, il vaut mieux être au RMI qu'au smic, constate Bernard Amara, directeur de l'association Solidarité et Jalons pour le travail (SJT), qui accompagne des bénéficiaires de minima sociaux du Val-d'Oise. Pour un bénéfice de 100 euros par mois sur votre fiche de paie vous perdez les aides sociales communales et les droits connexes liés au statut des allocataires. L'APL à taux plein, vos chèques mobilité, l'exonération de taxe d'habitation, votre couverture maladie universelle, tout s'arrête dès que vous quittez le dispositif. Comment voulez-vous que les personnes qui sont sur le fil du rasoir y voient un intérêt si elles perdent de l'argent en allant bosser ? » Pour les mères isolées, le cercle vicieux est le même, d'autant qu'aucune obligation d'insertion n'est liée à l'allocation. Du coup, les services sociaux les récupèrent souvent en fin d'API pour les faire basculer dans le RMI ! « L'assistante sociale du département vient de m'envoyer une jeune femme avec deux enfants en bas âge, raconte Joëlle Champseix, coordinatrice du RMI à la SJT de Sarcelles. Je veux bien l'aider à retrouver du travail. Mais trouver une assistante maternelle qui acceptera de garder ses enfants une journée par semaine pour lui dégager du temps relève de l'exploit. »

Pour pallier les effets pervers de ces trappes à inactivité, les gouvernements successifs ont privilégié les incitations financières. À la prime pour l'emploi créée en 1998, puis revalorisée et étendue en 2005 aux temps partiels, s'est ajoutée pour les allocataires de minima sociaux une prime de 150 euros en cas de reprise d'un emploi à temps plein complétée à son tour par une prime de 1 000 euros au quatrième mois suivant l'embauche. « Ce que nous regrettons, c'est que cette nouvelle réforme soit uniquement centrée sur l'intéressement et n'insiste pas sur l'accompagnement social et professionnel. Nous restons dans des logiques comptables », pointe Patrick Kanner, président de l'Union nationale des centres communaux d'action sociale (Unccas).

Avec le revenu de solidarité active, l'Eure entend éviter que les bénéficiaires de minima sociaux perdent tout ou partie de leurs aides en cas de reprise d'activité

Pour réformer un système devenu totalement illisible, certains préconisent de fusionner RMI et API. C'est une des propositions de Michel Mercier, président du conseil général du Rhône, et d'Henri de Raincourt, son homologue de l'Yonne. « L'idée n'est pas neuve, assure Dominique Dronsart. Il y a très peu de différence entre les montants des deux allocations. Les fusionner redonnerait un peu de cohérence au système et nous permettrait de suivre une population de femmes complètement oubliée des services sociaux. » Reste à savoir qui pilotera l'opération. Car l'API est gérée par les CAF, le RMI par les départements. « Faisons d'abord une bonne évaluation de la dé- centralisation avant d'envisager toute fusion, avertit Michel Dollé au Cerc. Nous avons peu de visibilité sur ce que font les départements. Certains confient l'aide au retour à l'emploi à l'ANPE, d'autres non. » Maîtres d'œuvre de la gestion du RMI depuis la loi de décentralisation de 2004, les départements débordent d'idées pour inciter les RMIstes à retravailler. L'an dernier, le département du Rhône a fait parler de lui en convoquant 4 000 RMIstes pour les vendanges. Bon nombre de conseils généraux ont réalisé des audits pour mieux connaître leurs allocataires et surtout l'offre d'insertion qui leur était proposée. Dans le Val-d'Oise, l'étude commandée par le conseil général aurait révélé que 30 % des RMIstes ne peuvent faire l'objet que d'un accompagnement social. Autrement dit qu'ils étaient trop désocialisés pour être réinsérés dans l'emploi. « Ces chiffres ne sont pas surprenants. Depuis l'audit, le département a lancé des appels d'offres auprès d'associations pour formaliser les parcours d'insertion dans l'emploi, assurer la formation et mettre en œuvre l'accompagnement individuel. On sent une reprise en main salutaire du dispositif », se félicite Bernard Amara (SJT).

Dans l'Eure, le conseil général a organisé des assises de l'insertion en novembre 2005. « Nos taux de contrats d'insertion étaient très bas, raconte Patricia Amiens, directrice de l'unité territoriale de Louviers. Nous étions à moins de 10 % dans les zones rurales et à 18 % en zone urbaine. » Aujourd'hui, à Louviers, le score est remonté à 40 %. « Cette opération nous a permis de comprendre que l'on proposait surtout des stages occupationnels aux allocataires et finalement très peu de parcours d'insertion », relève Jean-Louis Destans, président du conseil général. Pour sortir de l'impasse, il mise sur le revenu de solidarité active (RSA), imaginé par l'Agence nouvelle des solidarités actives de Martin Hirsch, président d'Emmaüs, et Benoît Genuini, ex-patron du cabinet Accenture (voir interview page 23). Un dispositif dont l'objectif est de lisser les revenus des bénéficiaires de minima pour leur éviter de perdre tout ou partie de leurs droits et aides sociales en cas de reprise d'activité. Fin juin, l'Eure devrait lancer l'expérimentation, dès que le gouvernement aura donné son feu vert. Et d'autres départements devraient suivre.

Ce concept de RSA rejoint les préconisations que la sénatrice UDF Valérie Létard présente dans son projet de réforme des minima sociaux. Elle suggère « de donner plus de cohérence aux droits connexes, qui représentent près de 60 % du budget d'un RMIste ». Une autre piste serait de « les déconnecter du statut des allocataires pour prendre en compte le revenu total du ménage. Et de rendre à notre système de protection sociale une équité qu'il ne garantit plus. Aujourd'hui, bon nombre de travailleurs pauvres sont exclus de toute aide et tous droits connexes ». Des propositions qui s'avèrent difficiles à mettre en œuvre. « Au niveau communal, de plus en plus de CCAS s'appuient sur le niveau de revenu pour octroyer des aides, indique Daniel Zielinski, délégué général de l'Unccas. Mais il est peu probable que le gouvernement adopte une démarche similaire pour les droits connexes. Si la notion de revenu global était adoptée, sans modification des enveloppes budgétaires, un certain nombre de RMIstes n'y auraient plus droit, alors que beaucoup de travailleurs pauvres pourraient en bénéficier. On voit mal le gouvernement assumer cette décision. » D'un autre côté, maintenir tous les RMIstes dans leurs droits nécessiterait d'élever les seuils au-dessus desquels les aides ne sont plus attribuées. Et cela coûterait trop cher.

« Plutôt que d'imaginer un minimum généralisé, posons la question d'une vraie sécurité sociale professionnelle qui assurerait une continuité des droits malgré la discontinuité des trajectoires, estime Marie-Thérèse Join-Lambert. Et arrêtons de faire évoluer le système à coups de réformes silencieuses. »

Aux États-Unis, on recense 4,2 millions de working poor families

Selon une étude de mars 2005 du Bureau of Labor Statistics (BLS), A Profile of the Working Poor, le working poor est « une personne qui a passé au moins vingt-sept semaines dans la population active – en occupant ou en recherchant un emploi – mais dont les revenus sont inférieurs au taux officiel de pauvreté ». Celui-ci est un seuil absolu défini par le Bureau du recensement : l'an dernier, 19 157 dollars (14 942 euros) pour une famille de quatre personnes dont deux enfants.

Après avoir beaucoup augmenté dans les années 80 et décliné dans les années 90, le taux de pauvreté s'est stabilisé : 12,7 % en 2004 ; 12,5 % en 2003 ; 12,1 % en 2002. Derrière ce chiffre se cachent des situations très diverses : la pauvreté des plus de 65 ans est en baisse, celle des enfants est stable, mais celle des 18-64 ans – en âge de travailler – progresse.

Le BLS estime le nombre de working poor families à 4,2 millions.Trois travailleurs pauvres sur cinq travaillent à plein-temps. Il s'agit souvent de femmes avec famille à charge, de travailleurs peu qualifiés et d'employés de la restauration, du commerce, de l'hôtellerie et des services aux particuliers.

La faiblesse des salaires explique en grande partie cette tendance. Le salaire minimum fédéral (5,15 dollars l'heure) n'a pas été relevé depuis 1997 ; il est, selon l'Economic Policy Institute (de gauche), de 26 % inférieur à son niveau de 1979. Mais la moitié des Américains vivent dans des États bénéficiant d'un niveau de smic plus élevé…

Certains pauvres ont vu leur situation financière se dégrader à la suite de la réforme du Welfare signée par Bill Clinton en août 1996. Pour « inciter les gens à passer de l'assistanat à l'emploi », le droit aux allocations a été limité à cinq ans et certaines aides (dont les coupons alimentaires) ont été supprimées. Les plus démunis ne peuvent bénéficier de la nouvelle temporary assistance for the needy families qu'à condition de travailler un certain volume d'heures. Le nombre de familles touchant l'aide sociale (2 millions aujourd'hui) a donc été réduit de moitié en dix ans. Combien d'ex-bénéficiaires ont effectivement trouvé et gardé un emploi ? Les enquêtes divergent. Mais l'administration reconnaît que la situation s'est détériorée pour « au moins 10 à 15 % » d'entre eux…

Isabelle Lesniak, à New York

Des Italiens peu protégés

Certains ont le bac ou plus. Ils partent chaque matin travailler, mais le soir ils se rendent gare Termini pour demander à manger à Caritas. À Rome, selon l'association caritative, 12 % des personnes qui frappent à sa porte sont des travailleurs pauvres. « Une partie de la classe moyenne vit dans l'indigence », constate la sociologue Fiorenza Deriu, auteur d'un rapport pour Caritas.

Emploi précaire, temps partiel, faible rémunération… dans la Péninsule, ils sont plusieurs millions à vivre avec moins de 1 000 euros par mois. « Dans l'agriculture et le tourisme, on compte environ 800 000 saisonniers qui travaillent quelques mois par an et touchent ensuite une indemnité représentant 30 % de leur dernière rémunération », indique Claudio Treves, du syndicat CGIL. Quant aux travailleurs à temps partiel, caissières de supermarché ou employés dans la restauration collective, ils sont environ un demi-million, qui travaillent moins de dix-huit heures par semaine pour moins de 600 euros par mois. Mais, même avec un temps complet, certains Italiens vivent des fins de mois difficiles, car il n'existe pas de smic au niveau national.

Dans le textile, le salaire brut minimal ne dépasse pas les 800 euros mensuels. Quant aux nouveaux contrats flexibles, à durée déterminée, les « contrats à projet », ils concernent plus de 1,15 million de personnes pour un salaire généralement inférieur à 1 000 euros. Des jeunes, parfois diplômés, qui, après leur contrat, n'ont droit à aucune indemnité. D'ailleurs, hormis quelques secteurs industriels couverts par la cassa integrazione, l'Italie n'a pas de système d'indemnités de chômage. La nouvelle majorité de gauche s'est engagée à introduire des amortisseurs sociaux.

« Mais ce ne sera pas facile en raison du coût et parce qu'il faudra auparavant relever les salaires minimaux », note Claudio Treves.

Éric Jozsef, à Rome

L'Allemagne découvre ses travailleurs pauvres

Selon une déclaration récente de Franz Müntefering, ministre du Travail et des Affaires sociales, les Allemands travaillant à plein temps et vivant sous le seuil de pauvreté seraient 300 000. S'y s'ajouteraient plusieurs dizaines de milliers de salariés à temps partiel. Mais, pour Wolfgang Strengmann-Kuhn, l'un des premiers chercheurs à s'être intéressés à la question, ce chiffre est loin de la réalité : « Le calcul du ministre s'effectue à partir des statistiques de l'Arbeitslosengeld II ou ALG II [l'allocation qui est née de la fusion de l'aide sociale et de l'allocation de chômage de longue durée]. Sur les 5 millions de bénéficiaires, 3 millions sont des chômeurs, 1 million ne sont pas sur le marché de l'emploi. Restent environ 900 000 personnes qui travaillent et touchent l'ALG II. Or nos études nous montrent que plus de 1,5 million de salariés vivent sous le seuil de pauvreté et seraient en mesure de bénéficier de cette allocation. Mais ils ne la demandent pas. Le nombre de travailleurs pauvres est donc plus près des 3 millions », calcule-t-il.

Dans ce domaine, une large zone d'ombre subsiste. En effet, comment apprécier la situation de millions de « minijobbers », ces employés salariés à un tarif évoluant entre 400 euros (pour quinze heures par semaine) et 800 euros. Depuis les années 90, le nombre de ces emplois, qui assurent une pleine couverture sociale au salarié, et ce à moindre coût pour l'employeur, a explosé. En 2005, il y avait 6,4 millions de minijobbers en Allemagne : « Nous estimons que 20 % d'entre eux vivent sous le seuil de pauvreté », affirme M. Strengmann-Kuhn.

En Allemagne, ce seuil pour une personne seule (définition de l'UE) est actuellement de 938 euros brut mensuels, auxquels s'ajoutent 470 euros pour deux personnes et 300 euros par enfant, soit environ 2 000 euros brut mensuels pour une famille de quatre personnes : « Le niveau minimum de l'ALG II est de 345 euros par mois et par personne auxquels s'ajoutent en moyenne 300 euros pour l'allocation logement et, selon les cas, des allocations supplémentaires pour les enfants », explique-t-on au ministère fédéral de l'Emploi.

Selon M. Strengmann-Kuhn, le fait que les pauvres vivent majoritairement dans un foyer où l'on travaille n'est pas nouveau mais, en Allemagne, c'est une découverte qui a du mal à faire son chemin : « La grande coalition au pouvoir à Berlin débat d'ailleurs de l'introduction d'un salaire minimum, inexistant en Allemagne, ou de l'extension d'un salaire combiné, c'est-à-dire un salaire partiellement subventionné. Pour sa part, Verdi, le syndicat des services, milite pour l'introduction d'un salaire horaire minimum de 7,50 euros. »

Thomas Schnee, à Berlin

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy