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Politique sociale

La ruée vers la Chine en butte à la pénurie de talents

Politique sociale | publié le : 01.05.2006 | Joris Zylberman

Les firmes étrangères de l'empire du Milieu manquent cruellement de main-d'œuvre qualifiée. En cause, un système de formation inadapté à leurs exigences. Du coup, les perles rares s'arrachent et les salaires s'envolent.

Cela fait un mois que je cherche des collaborateurs. J'ai reçu une trentaine de CV, fait passer une douzaine d'entretiens et je n'ai encore recruté personne. » Nommé patron des achats chez Essilor, leader mondial des verres ophtalmiques, Emmanuel Guillet-Belaud, arrivé à Shanghai en début d'année, peine à constituer son équipe. « J'ai besoin de gens expérimentés. Mais, comme je dois réduire les coûts, il n'est pas question d'embaucher des expatriés. » Les postes les plus difficiles à pourvoir ? Les ingénieurs « qualité fournisseurs ». « Cela demande trois compétences : la connaissance du contrôle qualité, une expérience technique de cinq à dix ans et la maîtrise de l'anglais… Et pour l'instant je ne trouve personne qui réunisse tous ces talents. » Chez Saint-Gobain, ce sont les managers qui font défaut dans l'empire du Milieu. « Nous avons toutes les peines du monde à recruter des gens qui savent diriger une équipe, déplore Alain Chen, DRH du groupe français. On trouve des techniciens capables de gérer des salaires, mais sans expérience du terrain ni des hommes. » Ce qui affecte directement l'efficacité des effectifs. « Pour l'instant, nos équipes sont complètes. Mais nous manquons de remplaçants pour les cadres dirigeants. Si, demain, un directeur général s'en va, nous n'avons personne pour le remplacer au pied levé. »

Des témoignages qui peuvent surprendre dans un pays où le vivier de main-d'œuvre semble inépuisable. En vingt-cinq ans, la Chine est devenue le principal producteur de biens manufacturés. Les entreprises étrangères ont largement profité d'une main-d'œuvre abondante et bon marché. Aujourd'hui, cette époque bénie est révolue (voir encadré ci-dessous). Selon une étude de McKinsey, les multinationales auront besoin de 75 000 managers dans les dix à quinze ans à venir. Or la Chine ne dispose que de 3 000 à 4 000 cadres moyens. Ce qui freine projets de développement et implantation de nouveaux sites de production. Toujours selon le cabinet américain, moins de 10 % des candidats chinois seraient capables de travailler dans une entreprise étrangère. Ainsi, le pays compte 1,6 million d'ingénieurs. Mais, parmi eux, seuls 160 000 auraient le bon profil. C'est-à-dire le même nombre qu'au Royaume-Uni !

De son côté, le cabinet Hewitt, qui a réalisé une enquête auprès des « meilleurs employeurs » en Chine, estime la pénurie à 70 % pour les cadres dirigeants, à 40 % pour les techniciens spécialisés et à 30 % pour les vendeurs. Cette inadéquation flagrante aux besoins du marché est principalement le fait d'une formation inadaptée. « L'université dispense peu d'enseignements pratiques, nécessaires pour s'adapter ensuite aux besoins des compagnies internationales, défend Wu Yu, 27 ans, assistante de direction chez Moret Pumps Shanghai, filiale d'un fabricant français de pompes pour la pétrochimie. En Europe, les étudiants peuvent faire des stages. En Chine, c'est très rare. »

Même s'ils manquent de bouteille, les jeunes diplômés restent le premier choix des recruteurs. Au détriment des nombreux cadres expérimentés issus du secteur étatique. « Ils n'ont pas l'esprit d'initiative propre à l'économie de marché, explique Alain Chen, de Saint-Gobain. Ils ont été déformés par les habitudes prises dans les entreprises d'État, où le processus de décision est vertical. Le chef donne les ordres et surveille de près leur application. » Zhang Ning connaît bien le problème. À 36 ans, cet ingénieur de formation est manager technique chez Moret Pumps depuis 2002. Auparavant, il avait travaillé six ans dans une entreprise chinoise de conteneurs. « Tout était une question de hiérarchie. Prendre des initiatives ? Trop risqué. En même temps, cela dépend des personnalités. Moi, j'aime bien prendre des décisions. Il faut juste que le patron me fasse confiance. »

Titulaire de trois diplômes, dont deux DESS français, l'un acquis à Marseille, l'autre à Grenoble, Zhang Ning fait partie des perles rares que les entreprises étrangères s'arrachent. Le nombre restreint de cadres chinois « multicompétents » a fait s'envoler les taux de turnover. Résultat : les managers locaux sont littéralement harcelés par les chasseurs de têtes qui leur proposent des salaires et des responsabilités toujours plus élevés. « J'ai reçu cinq propositions l'an dernier et déjà une cette année », confirme Zhang Ning. Pourquoi reste-t-il chez Moret Pumps ? « À cause de mon contrat : si je partais maintenant, je devrais payer une pénalité de 100 000 yuans. » Soit 10 000 euros, l'équivalent de plus de dix mois de salaire. Pour éviter une hémorragie de cadres, les entreprises ont en effet bardé les contrats de clauses de départ restrictives et autres dédits formation.

Il n'empêche que les entreprises étrangères ont dû revoir leur politique de package salarial. Certaines proposent des allocations logement, des voitures, des compléments retraite et santé… Et, pour garder leurs cadres, nombre de sociétés bancaires ou de consulting, surtout américaines, sont prêtes à jouer la surenchère. « J'essaie de suivre cette inflation salariale tout en préservant l'équilibre entre les employés », confie Emmanuel Guillet-Belaud, d'Essilor. Chez Saint-Gobain, Alain Chen est prêt à offrir 20 % de plus que le prix du marché. « Mais pas au-dessus », prévient-il, soucieux de ne pas faire le jeu des cadres qui zappent d'un emploi à un autre. Ce que les Américains appellent le job-hopping, une pratique très à la mode en Chine ces temps-ci.

À 35 ans, Gefei est une spécialiste du genre. Attirée par le secteur du luxe, cette diplômée en ingénierie a travaillé d'abord huit ans dans une société italienne de montres. Son but : devenir gérante de magasin. Elle s'est donc inscrite à un programme de MBA associé à une université américaine. Sa valeur sur le marché a grimpé en flèche. Et elle en profite : au cours des quatre dernières années, elle a changé quatre fois d'employeur : « J'ai bien le droit de poursuivre mes objectifs professionnels. » Gefei sait qu'elle prend peu de risques : « Les gérants de magasin de luxe qualifiés sont en nombre hyperrestreint à Shanghai. »

Pour autant, tous les jeunes cadres chinois ne sont pas velléitaires. Shanghaïenne d'une trentaine d'années, Jennifer est le parfait contre-exemple des job-hoppers à la chinoise. Après six ans passés dans un cabinet hongkongais spécialiste de la lutte anticontrefaçon, elle a voulu changer d'air. Elle a décroché un diplôme de gestion et fait un stage pour une grande marque française de vêtements de luxe. « Ils m'ont proposé un programme de formation de six mois comme assistante du manager dans les bureaux, puis comme assistante en magasin pour devenir à terme gérante. » Séduite, Jennifer a accepté de revoir pour un temps son salaire et ses responsabilités à la baisse. « Des chasseurs de têtes me téléphonent régulièrement. Mais aucune des offres n'est au niveau de mon job actuel. »

Car la carotte salariale n'a qu'un temps. « Nous offrons des perspectives claires d'évolution, insiste Alain Chen, de Saint-Gobain. Chaque collaborateur bénéficie d'un entretien annuel d'évaluation. Et les plus performants intègrent un plan de succession des cadres supérieurs. » Mais le DRH de Saint-Gobain reconnaît aussi un manque d'ambition de la part des entreprises dans leur gestion du personnel. « Souvent, nous ne faisons que répondre à la demande de rendement au lieu d'engager une stratégie de recrutement à long terme. »

Patron du cabinet de conseil Cegos en Chine, Alexandre Morin parle carrément d'« incompétence » dans la GRH. « Le mot pénurie n'a pas de sens en Chine. La difficulté est de rendre efficiente une population surdimensionnée. Impossible sans investissement. » Le consultant pointe ainsi la maladresse des compagnies étrangères. « Elles expliquent mal leurs méthodes aux Chinois, souligne-t-il. Ceux-ci peuvent utiliser les outils des Occidentaux s'ils en comprennent l'utilité. Ils s'adaptent très vite. Ne l'ont-ils pas prouvé depuis un quart de siècle ? »

Selon le cabinet Hewitt, il manque 70 % de cadres dirigeants

Les usines ont besoin d'ouvriers non qualifiés

La Chine est-elle encore un réservoir inépuisable d'ouvriers bon marché ? Oui, mais plus à n'importe quelles conditions, comme le montre la situation des régions côtières du sud du pays, où sont installées la plupart des usines chinoises et étrangères travaillant pour l'exportation.

Depuis fin 2004, elles connaissent une pénurie de main-d'œuvre non qualifiée. Les chiffres sont là pour témoigner. À Nan Hai, une ville proche de Canton, 70 000 emplois sont vacants. Non loin de là, à Dongguan, un parc industriel d'un millier d'entreprises, 10 000 offres d'emploi sont à pourvoir.

Selon un expert de l'Institut d'observation contemporaine de Shenzhen, qui a réalisé une étude sur les usines japonaises de Shanghai, la pénurie de main-d'œuvre oscille entre 10 et 15 %.

La raison essentielle tient aux trop bas salaires pratiqués dans les sweatshops, ces ateliers qui ont durant vingt ans attiré une armée de paysans, venus des provinces pauvres de l'intérieur. Désormais, les migrants renâclent à parcourir des milliers de kilomètres pour gagner chaque mois à peine 50 euros, en travaillant dix à douze heures sept jours sur sept.

Un montant largement inférieur au smic chinois : 68 euros pour huit heures de travail cinq jours par semaine. Sans compter que beaucoup d'ouvriers, surtout dans le bâtiment, ne sont jamais payés et n'ont aucun recours légal. D'aucuns préfèrent donc rester dans leur province, où le développement urbain leur permet de trouver des conditions de travail similaires, et surtout près de chez eux.

14 %

Le turnover a grimpé de 8,3 % en 2001 à 14 % en 2005.

Avec 18,5 %, les vendeurs sont les plus volatils devant les cadres marketing (17,5 %), les DRH (17 %), les financiers (15,5 %) et les spécialistes en R & D (14,5 %).

(Hewitt Associates, 2005.)

Auteur

  • Joris Zylberman