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Enquête

Faut-il brûler le CDI ?

Enquête | publié le : 01.05.2006 | Stéphane Béchaux, Sandrine Foulon

Si trois économistes réunis par Liaisons sociales partagent un consensus sur les limites du défunt CPE, ce n'est pas le cas sur les pistes de réforme : contrat unique, CDI réformé, nécessité de sécuriser les salariés…

Très provisoirement enterrée par l'échec du CPE, la réforme du marché du travail français ne va pas manquer d'animer les débats jusqu'à la présidentielle. Trois économistes nous éclairent sur les dysfonctionnements du marché du travail et sur la façon d'y remédier. Autour de la table, Christian Saint-Étienne, professeur des universités à Paris Dauphine et à Tours, Pierre Ralle, directeur du Centre d'études de l'emploi et professeur associé à Paris Dauphine, et Francis Kramarz, chercheur au Crest-Insee et enseignant à Polytechnique.

De quoi souffre le marché du travail français ?

Christian Saint-Étienne : D'un taux de chômage insupportable depuis un quart de siècle, aux alentours de 10 %. Mais ce taux moyen ne veut plus rien dire car il cache des situations très hétérogènes. Vous avez en gros la moitié de la population active qui est à 4 % de chômage, et l'autre à 16 %, avec des pointes à 40 % dans certains quartiers.

Francis Kramarz : Et ceux qui sont à 4 % luttent de toutes leurs forces pour que ceux qui sont à 16 % le restent. Il y a des gens en France qui vivent très bien et qui n'ont pas envie que les choses changent. Je suis sûr que les élèves des grandes écoles étaient très contents de voir les étudiants de fac s'exciter dans la rue contre le CPE. Ça les arrangeait !

C.S.-E. : Comme le travail est devenu le seul vecteur d'intégration, ne pas en avoir conduit à une déclassification sociale encore plus importante qu'il y a trente ans. Le chômage n'est plus un passage entre deux emplois, mais une situation durable, qui conduit tout droit à la misère. D'où ces débordements de violence de jeunes qui n'ont plus rien à perdre. Le problème, c'est qu'il est extrêmement dur de réduire le chômage avec 1,8 % de croissance. Avant de s'interroger sur les dysfonctionnements du marché du travail, on ferait bien de repenser nos politiques macroéconomiques.

F.K. : Nous avons construit un modèle pour rendre heureux 60 à 80 % des gens. Pour les autres, les interactions très fortes entre les marchés du travail, du logement, de la formation, des transports font qu'ils n'ont aucune chance de s'en sortir. Il faut repenser le modèle en se focalisant sur les plus éloignés de l'emploi.

S'attaquer aux rigidités du contrat de travail n'est donc pas la bonne recette ?

Pierre Ralle : On ne se sort de situations de sous-emploi qu'avec des politiques dynamiques en matière de croissance, d'investissement, d'infrastructures, de formation. Au regard de tout ça, le fonctionnement du marché du travail et les règles qui régissent les contrats ne jouent qu'un rôle modeste. Plutôt que de se focaliser sur le CPE, on aurait mieux fait de débattre de notre système de formation. Car c'est le diplôme et la formation qui, toujours et encore, protègent le mieux du chômage et de la pauvreté.

F.K. : Cette histoire de croissance, c'est une fausse bonne idée ! Car la croissance est endogène. Nous avons des dizaines de secteurs protégés, avec des millions d'emplois, qu'il faut reréglementer. Aux États-Unis, par exemple, un tiers de la croissance de la productivité provient du secteur du commerce de détail et de gros. Chez nous, à cause de la loi Royer, rien du tout ! Il faut en finir avec ce malthusianisme qui nous incite à protéger les gens dans l'emploi et à freiner le cycle de vie des entreprises. Pour sortir du chômage de masse, on doit mettre davantage en concurrence les secteurs protégés. Et, en échange, investir massivement dans la formation ou l'accompagnement de ceux qui perdent leur travail.

C.S.-E. : Certes, mais c'est quand même plus facile à faire avec une hausse du PIB de 3 %… La question de la croissance reste essentielle.

Freiner les licenciements en multipliant les contraintes qui pèsent sur les entreprises serait donc contre-productif…

P.R. Il faudrait dresser un bilan précis de la suppression, en 1986, de l'autorisation administrative de licenciement. Cette mesure devait aboutir à la création de centaines de milliers d'emplois. Or la courbe de l'emploi n'a pas tellement progressé ensuite.

C.S.-E. : Le système juridique français crée une incertitude absolument majeure. J'ai en tête l'exemple d'une entreprise française qui, en 2002, a fermé l'une de ses usines en Savoie pour relocaliser la production en Afrique du Nord, là où elle était vendue. À l'époque, le plan social avait été qualifié d'exemplaire. Même la CGT l'avait contresigné. Résultat, en mars 2006, la cour d'appel de Chambéry a donné raison aux 180 salariés qui avaient attaqué l'entreprise au motif que la fermeture n'était pas justifiée. Quatre ans après ! Ce niveau d'incertitude juridique tétanise les chefs d'entreprise. Il est tellement hallucinant que je me demande s'il ne faudrait pas rétablir l'autorisation administrative de licenciement. Les directions départementales du travail et les préfectures auraient trente jours pour accepter, refuser ou demander des modifications aux entreprises qui projettent de licencier. Et leurs décisions seraient inattaquables. C'est évidemment une proposition sous forme de provocation : elle vise à montrer l'ampleur du problème.

Le CNE et le défunt CPE représentaient-ils un début de réponse à cette insécurité juridique ?

C.S.-E. : Le problème, c'est que la soi-disant flexibilité qu'ils offraient aux employeurs paraissait bien relative. Si les prud'hommes ou une cour d'appel peuvent finalement, comme certains l'ont dit ou écrit, contester le motif de rupture trois ans après, ça ne change rien.

P.R. : Le CPE avait au moins un défaut majeur, celui de créer un nouvel effet de seuil. Si la recette est bonne, pourquoi en limiter la portée aux moins de 26 ans ? Plus globalement, je m'interroge sur l'aversion au risque des patrons français. Certes, dans un contrat, il faut assurer la sécurité aux deux parties. Mais le risque n'est quand même pas le même pour le patron que pour son salarié, soumis à un lien de subordination. En cas de rupture, c'est quand même le salarié qui a le plus à perdre ! Or on ne peut attendre des Français qu'ils prennent des comportements risqués – consommer, se loger, avoir des enfants… – que s'ils sont assurés. La vraie question, c'est comment faire en sorte que les gens se sentent suffisamment en sécurité économique pour avoir envie de bouger, de prendre des risques.

F.K. : L'incertitude juridique existera toujours, mais il faut savoir sur quoi on veut la faire porter. Il faut redonner à l'employeur la liberté de licencier, en motivant sa décision. Et permettre au salarié de la contester s'il s'estime victime d'une discrimination en raison de son âge, de son sexe ou de la couleur de sa peau. Sinon, il faut le dissuader de se tourner vers le juge, en augmentant les indemnités légales, qui restent faibles en France.

L'instauration d'un contrat unique serait-elle de nature à réduire la dualité du marché du travail ?

C.S.-E. : Je me méfie des visions trop réductrices. Fusionner tous les contrats de travail en un seul exigerait que ses clauses soient très générales. Finalement, il serait réécrit par les tribunaux, qui en feraient 650 versions différentes ! Je milite plutôt pour un nouveau CDI, avec des droits croissants associés au temps passé dans l'entreprise, et le maintien du CDD, de l'intérim et des contrats saisonniers, qui répondent à des besoins très différents. Pour limiter les dérives actuelles du CDD, il faudrait aussi en réinternaliser le coût dans les entreprises en instaurant, à côté de la prime de précarité de 10 % versée au salarié, une seconde prime de même montant destinée aux Assedic.

F.K. : L'une des sources de la précarité réside dans la dichotomie CDD-CDI. De peur de devoir beaucoup payer en cas de condamnation, les employeurs abusent des CDD plutôt que de recruter en CDI. C'est pour cette raison qu'on a besoin d'un contrat unique, avec des droits croissants et véritablement lissés en fonction de l'ancienneté au poste. En ce sens, le CNE et le défunt CPE ne résolvaient rien car ils ne réduisaient pas la hauteur de la marche entre la fin de la période de consolidation et le CDI.

P.R. : Mais le CDD obéit à des raisons objectives ! Par exemple remplacer une salariée en congé maternité ou absorber les pics d'activité. Le problème réside dans leur détournement par les entreprises, qui s'en servent comme d'une période d'essai. Dans 30 % des cas, c'est même le seul motif. Avec un contrat unique, comment fait-on quand la salariée revient de son congé maternité et qu'un autre salarié occupe son poste ?

F.K. : Mais rien n'empêche de licencier le dernier arrivé. Le contrat unique prévoirait une durée minimale, mais pas de durée maximale. Et si l'employeur préfère remercier la salariée de retour d'un congé maternité, il prend le risque d'être attaqué pour discrimination par cette dernière. Il faut clairement énoncer les droits importants ; permettre la lutte contre la discrimination par exemple, et non empêcher le licenciement pour raison économique, tout en donnant des indemnités plus fortes.

On est loin de la sécurisation des personnes !

F.K. : Mais les gens les plus fragiles peuvent aussi être en emploi. Un salarié qui fait le même boulot depuis vingt-cinq ans dans la même entreprise peut se retrouver plus en danger qu'un salarié qui a multiplié les expériences chez des employeurs différents.

P.R. : Le chômage de masse dure depuis tellement longtemps qu'il structure complètement la mentalité et la vie des gens. Ça structure les négociations d'embauche, la location d'un logement, les crédits bancaires… Il faut donc trouver des façons d'augmenter la sécurité des employeurs mais aussi des salariés. En ce sens, la philosophie du CPE était vouée à l'échec, car les contreparties à la flexibilité n'étaient pas suffisantes.

Auteur

  • Stéphane Béchaux, Sandrine Foulon