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Vie des entreprises

Payés à rien faire…

Vie des entreprises | Zoom | publié le : 01.04.2006 | Anne Fairise

Au placard, en attente de mission, en préretraite, mais toujours aux effectifs : exclus de l'intérieur, ces drôles de salariés sont rétribués sans contrepartie laborieuse. Mais rares sont ceux qui savourent vraiment leur oisiveté.

Un an passé devant le domicile de son employeur à faire des mots croisés, en écoutant la radio. Le cas ubuesque de Monique Piard, assistante de vie placardisée dans sa voiture, a défrayé la chronique bordelaise fin 2005. « Pour ne pas être en tort, je venais chaque jour : cent quatre-vingt-deux heures par mois », explique cette Béglaise qui, après huit ans de service, a eu la surprise de découvrir en décembre 2004, au retour d'un congé maladie, que son employeur l'avait remplacée mais ne voulait pas la licencier…

Cette affaire, portée devant les prud'hommes, n'a rien d'exceptionnel. Même si personne n'en connaît le nombre, ces exclus de l'intérieur, ces chômeurs salariés maintenus dans l'emploi mais sans travail ou affectés à des tâches ne correspondant pas à leurs fonctions ou compétences sont pourtant des bataillons, à en croire Dominique Lhuillier, maître de conférences en psychologie sociale et auteur de Placardisés, des exclus dans l'entreprise (Seuil, 2002).

La relégation ne concerne pas que les bras cassés ou les dirigeants déchus. Tous les salariés sont susceptibles d'en être victimes, qu'ils soient considérés comme ingérables, inadaptables, en surnombre du fait des changements technologiques ou organisationnels. Le phénomène est quasi inhérent aux « situations de rupture professionnelle », selon Dominique Lhuillier, depuis la marginalisation professionnelle jusqu'au licenciement ou à la retraite. Peu de salariés en sortent indemnes. Car le bonheur d'être payé à ne rien faire est un mythe dans 99,99 % des cas. Et le coût élevé pour l'entreprise. « Chaque placardisé est un aigri qui pollue l'atmosphère », note l'un d'eux. Portraits.

Vrais placardisés

En treize ans de carrière chez un grand de l'énergie, Mylène, cadre de 36 ans, s'est retrouvée à trois reprises en « situation de chômage interne ». La première fois, deux ans après son embauche. « Je devais réorganiser une unité de 20 personnes. Après une année de boulot fou, comme ça tournait, j'ai réclamé du travail à ma hiérarchie, sans succès. J'ai fini par faire acte de présence. » Orientée vers un autre poste, elle vit la même situation cinq ans après : la trentenaire bouillonnante d'idées se retrouve « occupée à mi-temps ». Et bientôt à ne rien faire, lorsque son poste est supprimé dans le cadre d'une réorganisation. « Un jour d'août 2002, j'ai découvert mes cartons dans le couloir. Comme mes supérieurs étaient en vacances, personne n'a pu me renseigner. Je me suis retrouvée chez moi. Tous les matins, pendant un mois, j'ai envoyé un mail à mon responsable, en congé, pour me mettre à sa disposition. »

Une situation kafkaïenne qui se prolongera pendant près d'un an, sa hiérarchie n'ayant rien à lui proposer, à part un stage découverte de trois mois, à mi-temps. On lui a même demandé d'anticiper de quatre mois son congé maternité ! « Je me suis sentie rejetée comme une vieille serpillière. La souffrance morale générée par la placardisation est la même que celle vécue par les chômeurs, le salaire en plus », note Mylène, qui a continué de percevoir ses 3 000 euros mensuels brut mais qui a sombré dans la déprime, incapable de supporter cette schizophrénie : « soi-disant cadre à potentiel mais maintenue à l'écart ». Même si, elle le sait, le chômage interne est une « tradition maison ». Mylène a fini par prendre un détachement de trois ans. Elle souhaite aujourd'hui réintégrer son entreprise mais a décidé de faire profil bas : « J'ai beaucoup remis en question mes méthodes de travail. Désormais, je me conformerai à ce que l'on me demandera. »

Ingénieur agronome dans un comité départemental de développement économique en Haute-Garonne, Matthieu ne désirait rien d'autre que de conserver son poste. Ce chargé de mission, souffrant d'une surdité profonde, n'en a pas eu l'occasion. Quand la direction a confié à son assistante, sans laquelle il ne pouvait travailler, d'autres fonctions, il s'est retrouvé à l'écart. Pendant huit ans, il a essayé de se rendre utile, conduisant trois missions sans qu'aucune ne soit jamais validée, avant d'être licencié pour raison économique. Un motif refusé par les prud'hommes : son employeur a été condamné à lui verser 381 000 euros.

Consultants entre deux contrats

« Aller à la Défense trente-huit heures par semaine juste pour regarder mon écran d'ordinateur, ça commence à me gonfler », avouait Patrick, un informaticien de 36 ans, en mai 2005 sur son blog. « Officiellement, je suis en reclassement. Sauf qu'à ce jour on ne m'a fait aucune proposition. La seule chose qu'on m'ait dite, c'est qu'il était hors de question qu'on me licencie. » En octobre, il a fini par décrocher un poste de commercial après huit mois passés à ne rien faire. « Généralement, au-delà de deux mois sans mission, les salariés sont mis sous pression. On leur propose des postes éloignés, difficiles à refuser, ou on les incite à partir », note Ali Ould-Yeron, délégué CGT de Cap Gemini, où le taux toléré d'intercontrats n'excède pas 10 % des troupes, après avoir connu des pics à 20 % lors de la crise de 2002. Depuis, les SSII tolèrent de moins en moins cette forme d'inactivité. « Avant, ces périodes n'étaient pas infamantes. On se disait : chouette, je vais lever le pied », reprend Ali Ould-Yeron. Elles sont devenues une porte vers la sortie.

« Les SSII n'ont plus de scrupule à licencier. Trop de périodes d'intercontrats, et voilà le consultant dans le collimateur, culpabilisé et prioritaire en cas de plan social », renchérit Bernard, 49 ans, informaticien bancaire licencié en février 2005 après deux ans et dix mois d'intercontrats. La raison de ce long repos forcé ? Les incessantes réorganisations du service commercial qui « n'a pas cherché à vendre mes compétences », plaide le consultant qui a fini par recevoir une lettre de licenciement pour faute et obtenir une jolie transaction (dix-sept mois de salaire), « les motifs bidon – la démotivation, le manque de disponibilité – n'étant pas recevables devant les prud'hommes ».

Philippe Storme, informaticien financier réaffecté à l'informatique bancaire, en revanche, n'a pas hésité à saisir les juges prud'homaux alors qu'il n'avait bénéficié que de deux missions entre 1997 et 2003. « Laisser sans activité le salarié pendant des durées dépassant largement les périodes d'activité constitue un manquement à la bonne exécution du contrat de travail » ont jugé les prud'hommes parisiens, condamnant fin 2004 Atos Euronext à verser 12 400 euros de dommages et intérêts.

Les SSII devaient utiliser les périodes d'intercontrats pour former le personnel. On en est loin : les enveloppes formation sont rarement consommées », note Ivan Béraud, du Betor Pub CFDT. « Il faudrait un encadrement juridique, renchérit le Munci, une association d'informaticiens, qui voit dans l'intercontrats une source de dérives et « un prélude au harcèlement moral ». Premier réflexe, les sociétés poussent l'inactif à solder ses congés ou ses jours de RTT. Quand le repos forcé dure, la présence au siège est exigée. Selon les cas, il rejoint une salle dédiée « pour tuer le temps comme il veut sur ordinateur », est enjoint à l'autoformation ou encore à répondre aux appels d'offres.

Quinquas priés de rester à la maison

Par comparaison, les seniors placardisés à domicile devraient se réjouir à l'heure où les politiques prônent l'allongement de la vie active, où les dispositifs légaux de préretraite sont réduits comme peau de chagrin. À 55 ans, Annie, informaticienne chez IBM France depuis vingt-huit ans, a l'assurance de toucher jusqu'à son 60e anniversaire, sans travailler, 65 % de son salaire net, sans risquer de voir sa retraite amputée : son employeur paiera à 100 % les cotisations sociales. Mieux, elle empoche 80 % de la prime de départ à la retraite (huit mois de salaire). Son boulot la passionnait, mais elle aurait dû en changer dans le cadre de réorganisations internes, qui ont conduit à 700 suppressions de postes au printemps 2005, essentiellement par départs à la retraite et préretraites. « Je n'avais pas envie d'apprendre un autre métier. Et on ne m'y a pas incitée. Dans les services supprimés comme le mien, les managers ont poussé les anciens à la préretraite. Un collègue de 54 ans a bénéficié du plan, en théorie ouvert aux plus de 54 ans et demi. »

IBM, qui utilise la carte des préretraites depuis trois décennies, n'est pas le seul à offrir à ses anciens un salaire sans travail. Ford a déboursé 30 millions d'euros pour offrir une préretraite dès 55 ans à 250 ouvriers de son usine bordelaise. EDF, qui a programmé 6 700 départs en retraite d'ici à 2007, prévoit des préretraites pour 500 agents dont l'activité n'est plus prioritaire. Arc International, qui supprimera 2 650 postes d'ici à 2008, y recourt massivement… « Mieux vaut la préretraite que d'être reléguée peu à peu », juge Annie, d'IBM, qui envisage d'enseigner la gym chinoise…

Les faux oisifs de la Samar

Je n'en peux plus d'être payée à ne rien faire. Je commence à me demander si je vais rester au bord du chemin ou retrouver un travail. » Sylviane, 49 ans, dont trente et un passés à la Samaritaine comme vendeuse puis caissière, était prête à tout en mars 2006 pour décrocher un poste dans le groupe LVMH, « quitte à abandonner son statut Samaritaine » : accepter de ne plus avoir deux jours de congé hebdomadaire consécutifs et fixes, comme l'impliquait ce poste de caissière au Bon Marché, société du groupe, auquel elle avait postulé. « Ça fait mal au cœur de s'asseoir sur ses avantages. Mais j'ai trop peu de chances, à mon âge, de retravailler dans la vente à l'extérieur. Autant finir ma carrière dans le groupe. »

Neuf mois après la fermeture au public de la Samaritaine pour six ans de travaux, ils étaient, comme Sylviane, encore près de 700 (sur les 734 CDI, âgés pour la moitié de plus de 45 ans, concernés par la fermeture) à ronger leur frein dans l'attente d'un reclassement. Même s'ils bénéficiaient d'un traitement très exceptionnel.

Vu les circonstances, la direction de la Samaritaine s'est engagée à ne pas licencier et à garantir le maintien des contrats de travail et des salaires… jusqu'au reclassement et jusqu'à deux ans. Le « dispositif exceptionnel d'accompagnement » promis a été finalisé et un accord signé avec la CGT le 6 février. Avec notamment des préretraites à 55 ans susceptibles de concerner 25 % des effectifs. « La direction s'est engagée à reclasser les gens qui le souhaitaient en interne. Nous allons rester très vigilants sur l'application du plan social et sur le suivi des offres d'emploi, internes et externes, qui seront faites. Une commission de suivi vient de se mettre en place », explique Annick Manson, de la CGT Samaritaine.

Auteur

  • Anne Fairise