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Politique sociale

‘À travail égal, salaire égal', le contentieux qui monte, qui monte

Politique sociale | publié le : 01.03.2006 | Stéphane Béchaux

En matière de salaires, les tribunaux ne plaisantent pas avec le principe d'égalité de traitement. Pour les employeurs, à qui revient la charge de la preuve, la meilleure parade reste encore la prévention. Mais cela suppose une politique équitable et transparente…

Maudite Mme Ponsolle ! Secrétaire de direction dans une entreprise de décoration du Sud-Ouest, cette employée peut se vanter d'avoir mis une belle pagaille dans les entreprises hexagonales. Constatant qu'avec ses 1 220 euros brut mensuels elle touchait moins que certaines de ses collègues effectuant un travail comparable au sien, la brave secrétaire saisit le conseil de prud'hommes pour obtenir un rappel de salaires. Et gagne au motif que, à travail égal, salaire égal. Un jugement confirmé en octobre 1996 par la Cour de cassation qui souligne à son tour que « l'employeur est tenu d'assurer l'égalité de rémunération entre tous les salariés de l'un ou de l'autre sexe, pour autant que les salariés en cause sont placés dans une situation identique ». Depuis, les contentieux sur la question n'ont cessé d'enfler, avec une jurisprudence abondante de la Cour de cassation (voir encadré page 32).

Enterré, donc, le pouvoir discrétionnaire de l'employeur. Avec l'arrêt Ponsolle, les managers n'ont plus toute latitude pour fixer librement les salaires d'embauche, distribuer les primes de fin d'année ou les augmentations individuelles. Pour éviter de se faire taper sur les doigts par les juges, ils doivent désormais être en mesure de justifier tout écart de salaire entre deux personnes placées dans une situation de travail identique. « Les tribunaux ne remettent pas en cause le principe de l'individualisation des rémunérations. Mais ils exigent désormais des employeurs qu'ils justifient les différences par des critères objectifs », explique Sylvain Niel, avocat chez Fidal. Un énorme pavé dans la mare des chefs d'entreprise. « Ce principe d'égalité va à contre-courant de la tendance lourde à l'individualisation des salaires. Il est même intrinsèquement subversif, car c'est un principe collectif avec des applications individuelles », analyse Hélène Masse-Dessen, avocate à la Cour de cassation.

Mauvaise nouvelle supplémentaire pour les employeurs, le régime de la preuve s'avère très favorable aux salariés. En matière d'inégalité de traitement, les tribunaux appliquent depuis dix-huit mois les mêmes règles qu'en matière de discrimination. Pour saisir le juge, les salariés n'ont pas besoin de prouver une quelconque intention illicite de la part de leur employeur. Il leur suffit de fournir des « éléments de fait » tels que fiches de paie, témoignages ou notes de service. Et c'est à l'employeur qu'il incombe de démontrer que les différences de rémunération constatées sont justifiées par des « éléments objectifs » d'ordre strictement professionnel.

Cette disposition dérogatoire au droit commun de la preuve place les managers dans des situations très inconfortables. Car, devant le juge, la disponibilité, le sourire, la motivation ou l'assiduité ne valent rien. Pas plus que la compétence ou la qualité du travail, si des critères précis, mesurables et objectifs ne viennent les étayer. « On se heurte à une difficulté probatoire extraordinaire. Si un guichetier reçoit et oriente mieux les clients qu'un autre, il n'est pas choquant qu'il soit un peu mieux rémunéré. Mais comment voulez-vous le prouver ? » s'interroge l'avocat lyonnais Joseph Aguera. « Avec ce système, vous ne pouvez plus récompenser les salariés qui font preuve d'un véritable investissement professionnel. Le risque, c'est un alignement vers le bas », abonde sa consœur Isabelle Mathieu, de Daem Partners.

Reste que les tribunaux ne rejettent pas systématiquement les justifications patronales. Ils acceptent, par exemple, de prendre en compte l'expérience. Mais à la condition expresse qu'aucune prime ne vienne par ailleurs la rétribuer. « L'existence d'une prime d'ancienneté conventionnelle neutralise l'expérience. Impossible de la rémunérer deux fois », précise Isabelle Mathieu. L'avocate a bien tenté, dans l'hôtellerie-restauration, de plaider qu'expérience et ancienneté ne se recouvraient pas. Mais l'argument a été retoqué en appel. Impossible, dès lors, de justifier des différences de rémunération entre femmes de chambre à même niveau de qualification… Autre élément admis récemment par les tribunaux : les contraintes du marché du travail. Les pénuries d'emploi dans certains métiers, ou dans certains bassins d'emploi, emportent par exemple l'adhésion des juges.

A l'heure du serrage de boulons sur les rémunérations, contester sa fiche de paie peut donc s'avérer payant. En particulier pour ceux qui cherchent à monnayer leur départ avec un gros chèque. Pour en gonfler le montant, certains salariés ne se contentent d'ailleurs pas de réclamer des rappels de salaires sur cinq ans. Ils jouent aussi – voire surtout – la carte de la discrimination, en s'engouffrant dans la brèche créée depuis peu par les syndicats qui, à coups de statistiques, obtiennent réparation pour les carrières tronquées de leurs militants. Avantage ? Les dommages et intérêts peuvent alors courir sur trente ans… Et, comme les motifs de discrimination supposée ne manquent pas – activité syndicale, état de santé, convictions religieuses, situation de famille, couleur de la peau, âge… –, le jeu peut en valoir la chandelle. « L'inégalité de traitement, c'est le recours subsidiaire des salariés qui ne peuvent pas établir une discrimination. C'est plutôt un contentieux de PME », explique Alain Ottan. Bête noire d'IBM, cet avocat montpelliérain se place, lui, résolument sur le terrain de la discrimination pour défendre les collaborateurs de Big Blue.

Face à ce risque de contentieux en pleine expansion, les entreprises cherchent encore la parade. Céder trop vite aux demandes d'alignement salarial, c'est prendre le risque de la contagion dans toute l'entreprise. Refuser systématiquement de transiger, c'est s'exposer à voir sa réputation ternie devant les tribunaux pour pratique discriminatoire. « Quand le dossier du salarié est solide, l'employeur préfère généralement éteindre l'action par une indemnité et un accord transactionnels. Ce qui ne règle le problème que pour le passé, mais pas pour l'avenir. C'est pourquoi, souvent, les dossiers vont en contentieux et jusqu'en cassation. Car aucun employeur n'est prêt à relisser les salaires sur cinq ans », explique François Denel, avocat chez DBC. Entre les deux stratégies, l'arbitrage s'avère toujours délicat, car l'aléa judiciaire est maximal.

Pour prévenir les contentieux futurs, les dirigeants n'ont d'autre choix que de tenter d'objectiver leurs processus RH. Remise à jour des grilles de qualification, rédaction de fiches métiers, mise en place de véritables entretiens d'évaluation, définition de critères de performance transparents… Le chantier est immense. « L'arrêt Ponsolle a pour principal mérite d'obliger les entreprises à introduire de la transparence et de l'équité dans leur système de rémunération. C'est exigeant, mais c'est aussi un principe de bonne gestion », rétorque Thérèse Aubert-Monpeyssen, professeur de droit privé à l'université de Nanterre.

Faire le dos rond est aussi tentant. Mais risqué. Entre la montée en puissance de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et le projet de loi sur l'égalité hommes-femmes, le principe à travail égal, salaire égal peut se faire une place au soleil. « C'est le contentieux des prochaines années, il est dans l'air du temps », pronostique Joseph Aguera. Sa consœur Hélène Masse-Dessen va même plus loin : « Dans certains pays européens, la jurisprudence interne s'est maintenant clairement positionnée sur la notion de « travail de valeur égale ». Car c'est la seule façon de lutter contre la discrimination indirecte, qui veut que les tâches masculines soient mieux valorisées que les féminines », explique-t-elle. De quoi donner des idées à Mme Ponsolle pour réclamer le même salaire que les vendeurs de peinture de sa société…

Ce que dit la Cour de cassation

Petit florilège d'arrêts récents sur l'égalité de traitement.

29 octobre 1996 : égalité des salaires

« L'employeur est tenu d'assurer l'égalité de rémunération entre tous les salariés de l'un ou de l'autre sexe, pour autant que les salariés en cause sont placés dans une situation identique. » C'est l'arrêt Ponsolle, qui donne raison à une secrétaire qui réclame d'être rémunérée autant que ses collègues « effectuant un travail comparable au sien ».

28 juin 2000 : insuffisances

Un employeur est fondé à moins rémunérer une salariée lorsqu'il apporte la preuve qu'elle a « connu tout au long de sa carrière des difficultés relationnelles et des insuffisances d'ordre technique lui interdisant l'exercice de responsabilités d'encadrement ».

26 novembre 2002 : qualité du travail

En revanche, un employeur « ne rapporte pas la preuve que l'inégalité de traitement dont [son] salarié a été victime repose sur un critère objectif tenant à la différence de travail fourni » quand il avance, « comme seule explication », la « prétendue médiocre qualité du travail accompli ».

28 septembre 2004 : preuve allégée

« S'il appartient au salarié qui invoque une atteinte au principe à travail égal, salaire égal de soumettre au juge les éléments de fait susceptibles de caractériser une inégalité de rémunération, il incombe à l'employeur de rapporter la preuve d'éléments objectifs justifiant cette différence. »

Pour la première fois, la Cour de cassation applique à l'égalité de traitement les mêmes règles de preuve – allégées – qu'en matière de discrimination ou d'égalité hommes-femmes.

18 janvier 2006 : établissements distincts

« Un accord d'entreprise peut prévoir qu'au sein de certains de ses établissements, compte tenu de leurs caractéristiques, des modalités de rémunération spécifiques seront déterminées par voie d'accords d'établissement. » La Cour de cassation confirme l'arrêt EDF de 1999 qui admettait des différences de traitement salarial entre établissements.

Auteur

  • Stéphane Béchaux