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Enquête

ATTENTION ! PRODUITS DANGEREUX

Enquête | publié le : 01.12.1999 | Valérie Devillechabrolle

Plus de 5,5 millions de salariés sont aujourd'hui exposés à une substance nocive. Dans l'industrie, le personnel des entreprises sous-traitantes est en première ligne. Les précautions prises à son égard sont moindres et leur suivi médical est particulièrement difficile.

Le médecin de Sylvain Médard a été le premier intrigué. Que ce technicien agricole développe, à 35 ans, une myopathie, maladie infantile par excellence, était anormal. En creusant, il s'est aperçu que ce salarié d'une coopérative agricole picarde expérimentait des échantillons de fongicides. Particularité de ces nouvelles substances phytosanitaires ? Bloquer le système respiratoire des parasites… et celui de Sylvain par la même occasion. « En vertu d'un accord conclu entre notre centrale d'achats et les laboratoires, ces échantillons m'étaient confiés pour être testés avant leur mise sur le marché, raconte ce technicien agricole, dont la myopathie vient d'être officiellement reconnue d'origine professionnelle. Les substances étaient contenues dans des flacons anonymes numérotés. À charge pour moi de les vaporiser, sans autre protection qu'un bleu de travail, des bottes et un masque antipoussière… » En arrêt maladie depuis juillet 1997, Sylvain Médard demande aujourd'hui réparation à son ancien employeur en invoquant sa « faute inexcusable ». Les tests, eux, continuent comme avant.

Un tiers des salariés, soit 4 millions de personnes, sont, comme Sylvain, exposés à un produit chimique dans le cadre de leur travail, selon les résultats de la dernière enquête Sumer, réalisée en 1994 par le ministère du Travail. Si l'on y ajoute les 1,2 million de salariés exposés à un risque biologique par contamination d'un germe, d'un virus ou d'un micro-organisme génétiquement modifié, ou encore les 250 000 personnes soumises à des rayonnements ionisants, ce sont au total 5,4 millions de salariés dont l'environnement professionnel peut entraîner des effets toxiques sur leur santé. Avec des conséquences parfois mortelles. « Dans les pays industrialisés, on estime à environ 5 % la proportion de cancers d'origine professionnelle. Cette proportion s'élève au moins à 20 % pour les catégories ouvrières », indique une enquête de l'Inserm sur la santé des Français. En extrapolant, l'Inserm avait évalué à 5 800 le nombre de décès par cancer consécutifs à une exposition professionnelle, pour la seule année 1994. Un chiffre vertigineux auquel il faudrait ajouter les victimes d'autres formes de maladies : troubles de la reproduction (entraînant des malformations fœtales), pathologies respiratoires (asthme, bronchite chronique), dermatologiques, neuropsychiatriques, cardiovasculaires…

100 000 substances aux effets méconnus

En tête des secteurs entraînant un risque de cancer : la construction, les branches industrielles comme la métallurgie, la chimie et l'industrie du bois et du papier, l'agriculture ou encore la santé. Mais les salariés des secteurs high-tech ne sont pas à l'abri non plus. Le Département américain du travail vient de révéler que le taux de maladies professionnelles causées par les substances – hautement toxiques et, pour certaines, cancérogènes – utilisées dans les semi-conducteurs est trois fois supérieur à celui des autres industries. « Une étude épidémiologique est en cours sur le site d'IBM à Corbeil-Essonnes, compte tenu du nombre anormalement élevé de malformations fœtales et d'avortements dont ont été victimes les salariées de cette usine », souligne Michel Ledoux, avocat de l'Association nationale des victimes de l'amiante (Andeva) et spécialisé dans la reconnaissance des maladies professionnelles.

Comment expliquer une telle prolifération de maladies ? D'abord, par une mauvaise connaissance des risques courus. Délégué SUD Rail du dépôt SNCF de Paris Saint-Lazare, Dominique Malvaud vient d'en faire l'expérience : « En août, un salarié de la Ferroviaire, un gros sous-traitant de la SNCF spécialisé dans le nettoyage, a été intoxiqué par un produit antigraffitis. Deux mois après cet incident, les membres du CHSCT n'arrivaient toujours pas à se procurer la fiche toxicologique de la substance responsable, alors que tous les produits dangereux sont théoriquement recensés par la SNCF. » Le salarié concerné ne disposait que d'un masque antipoussière pour se protéger. Cet exemple n'est pas isolé, comme a pu le constater l'un des auteurs de l'enquête Sumer, Nicolas Sandret, médecin inspecteur du travail d'Ile-de-France : « Les plus grandes expositions à des substances cancérogènes sont liées au fait que les salariés n'en soupçonnent pas la dangerosité. » C'est le cas des huiles de vidange usagées, des poussières de bois, du goudron des bitumes, ou encore de l'arsenic. Si les producteurs de ces substances sont relativement bien protégés, il reste, beaucoup à faire pour les utilisateurs.

Responsable de l'évaluation des risques sanitaires à l'Ineris, André Cicollela confirme : « Il y a encore une très grande incertitude quant aux effets sur la santé des quelque 100 000 substances commercialisées en Europe. » Consciente de ces lacunes, l'Union européenne s'est fixé l'objectif, en 1993, d'analyser les effets de 1 885 produits parmi les plus massivement fabriqués ou importés, à raison de 40 par an. « Alors que ce rythme était moyennement ambitieux, seules 19 substances avaient été étudiées en juin dernier », déplore André Cicollela. La France, qui s'est engagée à analyser quatre molécules, « n'a assuré que deux études, faute de moyens disponibles. C'est scandaleux ! » renchérit Dominique Olivier, chargé de la prévention à la Fédération CFDT de la chimie-énergie. « Sous prétexte que nos ingénieurs manquent de certitudes, il y a encore toute une série de substances, dont on soupçonne la dangerosité, telles que l'aluminium, le plomb ou encore certains éthers de glycol, qui sont utilisées sans précautions particulières, accuse Me Ledoux. À croire que l'affaire de l'amiante n'a pas servi de leçon… »

Même pour des risques connus de longue date, comme l'amiante, des expositions à très faibles doses, pendant des années, ne facilitent pas la prise de conscience des salariés. Et encore moins celle de leurs directions. Il a fallu attendre que cinq jeunes techniciens de maintenance de France Télécom décèdent entre 1989 et 1995 à Saint-Nazaire d'un mésothéliome – maladie caractéristique d'une exposition à l'amiante – et que la CFDT porte plainte contre X pour empoisonnement pour que l'entreprise reconnaisse officiellement, en 1996, que ses « lignards » couraient des risques. « Pendant quatorze ans mon mari a fait passer des câbles téléphoniques en perçant des murs de caves et de sous-sols floqués à l'amiante, sans aucune protection », explique Véronique Gourrierec, veuve d'un agent décédé en 1992, à 34 ans. Sa demande de dommages et intérêts devait être examinée début décembre par le TGI de Nantes.

Statistique souvent ignorée, les métiers du bâtiment représentent aujourd'hui le quart des décès dus à l'amiante. Une proportion « probablement sous-estimée », selon l'Inserm. « Quand nous les recevons en consultation, les salariés du bâtiment n'évoquent pourtant jamais ce risque », constate Brigitte Jean-Colas, médecin du travail à Metz. « Et pour cause, dit Annie Thébaud-Mony, directrice de recherche à l'Inserm en santé au travail. Ils sont encore aux prises avec des problèmes basiques de prévention : absence de protections élémentaires sur les chantiers, non-déclaration de leurs accidents par leur employeur. Alors, les risques de cancer… »

Bien qu'interdite depuis 1996, l'amiante continue d'empoisonner la vie des agents de maintenance industriels, des mécaniciens automobiles ou des ouvriers de la réparation navale. La raison ? « Rares sont les entreprises à avoir pris la peine de réaliser une cartographie précise pour savoir où se cachaient leurs kilos d'amiante », constate Marc Andéol, à l'origine d'un tel travail à Martigues, Port-de-Bouc (voir encadré). Résultat, l'amiante continue de nuire : sur les plaquettes de freins et les embrayages des vieux véhicules, les bandelettes d'isolation thermique et les joints de pompe ou de four de l'industrie pétrochimique, dans la salle des machines des bateaux non défloquées, etc. Les salariés chargés de ce déflocage sont en première ligne… « À trois reprises, j'ai dû intervenir pour faire arrêter le chantier du déflocage des tuyaux d'échappement d'autobus, qui était installé dans des conditions déplorables, raconte Gilles Seitz, médecin du travail de la RATP. Le chantier a fini par être sous-traité », précise ce militant cégétiste.

Les médecins signent des chèques en blanc

Après la méconnaissance des risques, la sous-traitance est l'autre facteur explicatif de la prolifération des maladies professionnelles. Et, hélas, des accidents du travail qui ont recommencé à augmenter depuis 1996. « On s'aperçoit que ce sont toujours les mêmes qui font le sale boulot : les salariés des entreprises extérieures », constate Dominique Huez, médecin du travail (CGT) à l'usine nucléaire de Chinon. Coauteur, en 1994, d'une étude approfondie sur les « nomades » de l'industrie nucléaire, il avait révélé que les salariés d'entreprises sous-traitantes recevaient 80 à 85 % des rayonnements ionisants supportés par tous les personnels intervenant dans la zone contrôlée des centrales. « Si, depuis, ils reçoivent un peu moins de doses, ces salariés courent toujours d'un risque à l'autre, explique Dominique Huez. Quand ils n'interviennent pas pour EDF, ils sont sur un chantier de désamiantage ou nettoient les fours à métaux de la pétrochimie. » En quelques années, la sous-traitance a gagné du terrain dans l'industrie. C'est ce que montre une enquête rendue publique lors d'un colloque sur les entreprises extérieures, organisé en novembre 1998 par la Caisse régionale d'assurance maladie (Cram) d'Alsace-Moselle : « L'externalisation totale ou partielle représente 20 % des frais fixes et 22 % des effectifs industriels, observe l'auteur de l'étude. Mais elle représente aussi 60 % du coût total de la main-d'œuvre du nettoyage et 70 % de celui de la maintenance. » Deux activités parmi les plus dangereuses.

Du point de vue médical, les sous-traitants sont des populations très difficiles à suivre. Médecin du travail à Saint-Nazaire, chargé du suivi des salariés précaires, Yvonne Simon a vu la situation se détériorer : « Il nous est impossible de suivre les salariés lorsque leurs chantiers se déroulent à 300 ou 400 kilomètres d'ici. Les entreprises extérieures à la région commencent à nous demander de suivre leurs salariés le temps d'un chantier, mais sans que nous ayons accès à leur dossier médical. En un an, ces consultations ont progressé de 11 %. » En cas de recrutement massif d'intérimaires, tout suivi médical devient impossible. « Nous sommes confrontés à une hausse de 40 % des intérimaires sur les Chantiers de l'Atlantique, reprend Yvonne. Nous sommes censés leur délivrer une aptitude à travailler et inspecter les lieux de travail. En réalité, quand nous les voyons, la plupart d'entre eux ne savent même pas où ils vont travailler… » « Tout cela revient à faire signer des chèques en blanc aux médecins du travail », abonde Nicolas Sandret, médecin inspecteur du travail d'Ile-de-France.

Tout l'arsenal réglementaire mis en œuvre depuis le début des années 90 pour mieux coordonner la prévention entre donneurs d'ordres et sous-traitants sur les chantiers et assurer une protection des salariés extérieurs identique à celle des permanents est encore largement inopérant. Une fois le risque industriel sous-traité, les grands donneurs d'ordres s'en désintéressent. En Loire-Atlantique, Aerospatiale a externalisé la maintenance du traitement de surfaces en bain d'acides. « Leurs salariés n'étant plus exposés au risque de projection d'acides, l'infirmerie n'était même plus équipée de l'antidote nécessaire en cas d'accident, raconte un médecin du travail. C'est comme s'ils avaient oublié l'existence des agents de maintenance. » Une enquête réalisée entre 1994 et 1996 par la Cram d'Alsace-Moselle a révélé que le nombre de morts consécutifs à un accident du travail était, dans la sous-traitance, trois fois supérieur à celui des activités industrielles et deux fois supérieur à celui du bâtiment. Un secteur pourtant réputé à risque. Parallèlement, les accidents mortels de ces sous-traitants ont doublé quand, dans la même période, ceux du bâtiment ont diminué de moitié.

La prévention de plus en plus ardue

Pour René Wendling, ingénieur-conseil en chef de la Cram d'Alsace-Moselle, « ce surcroît d'accidents est à mettre en relation avec la façon dont se négocient aujourd'hui les contrats d'intervention ». Depuis quelques années, ces contrats visent de plus en plus à rémunérer des tâches au forfait et sous contrainte de temps. Conséquence : « Ce système fait disparaître tout espace de négociation en contraignant les sous-traitants à accepter des conditions de sécurité incompatibles avec les exigences réelles du métier », estime Annie Thébaud-Mony, sociologue à l'Inserm. « Avec ces nouvelles organisations qui multiplient les centres de décision et morcellent le travail, l'effet de l'accumulation de connaissances et de savoir-faire en matière de prudence s'estompe », observe Damien Crû, chargé d'études à l'Agence régionale d'amélioration des conditions de travail (Aract) d'Ile-de-France.

Par la même occasion, les rapports de force entre directions et syndicats qui ont permis une meilleure prise en compte de la santé des salariés disparaissent. « Nous n'avons pas les coudées franches pour intervenir en faveur des salariés d'entreprises extérieures, comme nous le faisons pour les permanents », constate André Le Touzet, ancien responsable CGT du comité d'hygiène et de sécurité de la raffinerie Total de Normandie, pourtant muni de moyens supplémentaires pour suivre les personnels extérieurs. « Il est très difficile d'avoir des interlocuteurs dans ces entreprises pour parler de santé au travail. » Constituée en une myriade de PME de quelques dizaines à quelques centaines de salariés, ces sous-traitants sont rarement dotés de CHSCT, même si ces sociétés appartiennent à de grands groupes. « Il y a très peu de PME indépendantes dans la sous-traitance, souligne Michel Lallier, secrétaire du syndicat CGT de la centrale de Chinon. Sur les 1 200 entreprises qui travaillent pour EDF, 80 % d'entre elles sont des filiales d'Alcatel ou de la Lyonnaise des eaux. » Le développement de la sous-traitance brouille encore un peu plus les pistes lorsqu'il s'agit de remonter à la source des maladies dont souffrent les salariés. Ce qui contribue à diluer les responsabilités dans leur réparation financière, alors que ce principe est un pilier du système de prévention en France.

Les Mutuelles de Provence traquent les maladies professionnelles

« Éliminer les maladies de l'environnement professionnel par une connaissance concrète des risques » : c'est l'objectif que se sont fixé les Mutuelles de Provence en 1994. Elles ont décidé de s'attaquer à « un gaspillage de vies humaines d'autant plus inacceptable qu'on peut l'éviter ». Leur bras armé ? Neuf médecins généralistes exerçant à Martigues et à Port-de-Bouc, deux communes coincées entre le site pétrochimique de l'étang de Berre et les usines de l'industrie lourde du port de Fos. Grâce à un logiciel – « véritable cadastre des situations nocives de travail, 2 mètres sur 2 mètres », selon le promoteur et chef de projet Marc Andéol –, ces praticiens sont désormais en mesure de faire le lien entre les pathologies dont souffrent les patients et leur activité professionnelle. Avec des résultats non négligeables puisque, en quatre ans, le nombre de maladies professionnelles ainsi mises au jour a été multiplié par huit. Qu'il s'agisse de cancers, d'asbestoses, de silicoses ou encore de bronchites chroniques ou de surdité.

« Nous avions, par exemple, de plus en plus de salariés, maçons coffreurs ou peintres industriels, affectés de bronchites chroniques à partir de la cinquantaine, raconte Marc Andéol. Grâce à ce logiciel, nous avons pu établir qu'ils avaient été tout au long de leur vie exposés à des poussières de ciment, d'oxyde de fer, de silice ou encore d'abrasifs. De la même façon, nous avons fait une enquête auprès de 274 salariés atteints d'une maladie de l'amiante, à la suite du décès, à 38 ans, d'un agent de maintenance pétrochimique. Si bon nombre d'entre eux étaient bel et bien passés dans des entreprises réputées à risque, telles qu'Eternit ou les Chantiers navals, ce n'était pas le cas de 17 salariés, malades eux aussi, employés dans la maintenance. Cela nous a permis d'alerter l'Inspection du travail sur les risques courus. »

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle