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Politique sociale

Les syndicats finlandais fliquent leurs “plombiers polonais”

Politique sociale | publié le : 01.02.2006 | Olivier Truc

Enquêtes sur les chantiers, collaboration avec la police : les syndicats finlandais font la chasse à l'emploi illégal d'ouvriers baltes et polonais. Pour lutter contre le dumping social.

Depuis quand êtes-vous en Finlande ? » À la question sans détour d'Esko Auvinen, du syndicat finlandais des ouvriers du bâtiment, Janus, un petit patron polonais, répond poliment : « Depuis le mois de septembre. » Cela fait des années qu'Esko Auvinen écume la Finlande à la recherche de chantiers en infraction avec la loi, de travail illégal, d'entreprises sulfureuses et de contrats bidon. Et, s'il le faut, il n'hésite pas à livrer le fruit de ses investigations à la police. Aujourd'hui, il se trouve sur le boulevard Mäkelantu, à Helsinki, sur un petit chantier de rénovation qui emploie peu de main-d'œuvre. « Le cas typique où l'on trouve des étrangers dont la situation n'est pas toujours claire », note-t-il. Parlant couramment russe, il visite généralement les chantiers sans dire qu'il fait partie du syndicat du bâtiment et passe facilement inaperçu dans le flux des sous-traitants. Discrètement, il interroge les ouvriers étrangers et parvient à se faire rapidement une idée du type de contrat de travail et du salaire qui leur ont été proposés.

« Les salaires sont bons ? » demande Esko d'un ton détaché. « On gagne mieux sa vie ici », répond un manœuvre polonais. Au fil des questions, qui ne sont jamais frontales pour ne pas rebuter ses interlocuteurs, Esko Auvinen parvient à reconstituer la trame de l'histoire : la poignée d'ouvriers polonais qui travaillent sur ce chantier dépendent d'une entreprise finlandaise sous-traitante de l'un des principaux groupes finlandais du BTP. Mais ils ne sont pas payés au tarif en vigueur et ne bénéficient pas de la réglementation finlandaise sur les heures supplémentaires. Une raison largement suffisante pour rappeler l'entreprise à l'ordre et, s'il le faut, faire le blocus du chantier.

Car, en Finlande, on ne badine pas avec ce genre d'affaire. En 2000, une enquête de la SAK, l'organisation centrale des syndicats finlandais, révélait que 400 000 Estoniens souhaitaient venir travailler en Finlande. Soit près de 30 % de la population estonienne (1,4 million d'habitants). Le chiffre avait déclenché une vive polémique sur les flux de main-d'œuvre et les risques de dumping social. Un débat qui a agité peu ou prou tous les pays de l'Union européenne au moment de l'élargissement de 2004, comme en témoigne, en France, l'épisode du plombier polonais.

Bien que très contestée, cette enquête avait déclenché une lame de fond, incitant notamment la SAK à traquer l'emploi illégal. Pour Jari Hellsten, à l'époque juriste au sein de cette organisation, « la raison principale de cette coopération entre les syndicats et la police tenait à la crainte que les mafias estoniennes et russes profitent de l'élargissement de l'UE pour envahir le marché finlandais ». Dès 2001, les syndicats finlandais avaient eux-mêmes réclamé la mise en place d'une brigade de police spéciale afin de lutter contre le développement du travail au noir. Ce groupe d'intervention, créé début 2004, a déjà transmis une quarantaine de dossiers à la justice et enquêté sur plus d'une dizaine d'autres.

La plus grosse affaire, en novembre 2005, a permis l'incarcération d'une dizaine de personnes, la plupart d'origine finlandaise, et la découverte de commissions occultes ou de fausses factures s'élevant à une vingtaine de millions d'euros et impliquant des entreprises finlandaises et estoniennes employant illégalement des centaines d'ouvriers baltes et polonais disséminés sur des chantiers de la région d'Helsinki.

En 2002, la SAK a ouvert un bureau à Tallinn, la capitale estonienne, chargé de donner aux candidats à l'expatriation des informations sur la réglementation du travail, les salaires en vigueur ou encore le fonctionnement des syndicats. À ce jour, ce point d'information a déjà reçu quelque 6 000 personnes. « Il s'agissait ainsi d'envoyer un signal clair aux employeurs finlandais en leur signifiant qu'ils ne pourraient pas recruter des ouvriers estoniens n'importe comment, car nous étions là pour les informer », précise Ève Kyntäjä, la directrice du bureau.

Après des négociations plutôt musclées, syndicats et patronat finlandais sont parvenus à s'entendre sur un code de bonne conduite pour l'emploi des travailleurs étrangers. Afin de consolider le dispositif, le parlement finlandais a voté au printemps 2004, comme la plupart des pays européens, une loi instituant une période transitoire de deux ans pour limiter l'accès du marché de l'emploi aux travailleurs des nouveaux états membres. La prolongation de cette législation doit être discutée dans les semaines à venir, mais son inefficacité ne plaide pas en sa faveur. « Les restrictions que nous avons imposées ont touché très peu de gens, concède Matti Vialainen, un responsable de la SAK. En pratique, la plupart des Estoniens qui arrivent en Finlande ont le statut de travailleurs détachés. Ils viennent en ferry le lundi matin et repartent le vendredi soir. Ils n'ont donc pas besoin de visa, ne sont pas enregistrés chez nous et sont payés par leur entreprise en Estonie. »

Des milliers d'ouvriers estoniens sont ainsi recrutés par des agences de travail temporaire qui ont fleuri depuis deux ans à Tallinn. Il y aurait entre 120 et 200 officines de ce genre. « Un certain nombre de ces sociétés sont gérées par des Finlandais qui n'ont plus le droit de diriger une entreprise, explique le commissaire Markku Ranta-Aho, à la tête de l'unité spécialisée de la police finlandaise dédiée aux travailleurs étrangers. Ils partent s'installer en Estonie et gèrent leurs affaires de là-bas. » Les journaux estoniens publient tous les jours des petites annonces de recrutement. « Beaucoup de ces sociétés ne paient ni impôts ni charges et ponctionnent 18 % du salaire de l'ouvrier qui va directement dans leur poche. Parfois, elles font même payer une sorte de droit d'entrée de 5 000 couronnes (320 euros) pour s'inscrire dans leur agence », note Harri Alhainen, officier de liaison de la police finlandaise à Tallinn.

Directeur d'une agence de location de main-d'œuvre à Tallinn, Jarkko Tainio estime que 70 % des ouvriers estoniens travaillant en Finlande sont payés au noir. « Parfois, les entreprises offrent sur le papier un salaire honnête, mais se font rétrocéder une part du salaire de l'ouvrier, jusqu'à 500 euros par mois », raconte un Finlandais, ancien intermédiaire dans ce type d'affaires. Mais, pour lui, la peur de la mafia est un leurre. « Ce sont des entreprises normales qui se livrent à ce trafic. » La plupart sont estoniennes et proposent parfois des salaires de 4 à 5 euros l'heure.

La collaboration entre la SAK et la police fait pourtant débat en Finlande. « Si vous voulez vraiment obtenir des résultats dans la lutte contre le travail illégal, il faut collaborer avec les autorités, estime Matti Harjuniemi, président du syndicat des ouvriers de la construction. Cela peut choquer pour un syndicat de gauche, mais les policiers avec lesquels nous coopérons nous aident à préserver notre État providence. » Ce combat laisse cependant sceptique Sander Vaikma, secrétaire d'EAKL, la confédération des syndicats estoniens. « La Finlande en fait trop. Mais peut-être serons-nous contraints de faire de même dans quelques années. Il y a déjà une pénurie de main-d'œuvre dans plusieurs secteurs, notamment le bâtiment. D'une certaine façon, cet exil des travailleurs vers la Finlande nous aide aussi à négocier de meilleurs salaires ici ! »

Le spectre de Vaxholm plane sur le modèle suédois

En Suède, il y aura un avant et un après-Vaxholm. Cette charmante petite cité située au nord-est de Stockholm est devenue, bien malgré elle, le révélateur des dangers de l'élargissement qui guettent le modèle suédois. En soi, le chantier de rénovation de l'école de Söderfjärd n'avait rien d'extraordinaire. Le 27 mai 2004, moins d'un mois après l'entrée de la Lettonie dans l'UE, la commune de Vaxholm attribue le chantier à l'entreprise lettonne de BTP Laval un Partneri. Cette entreprise a déjà travaillé en Suède auparavant, sans problème majeur. Pourtant, cette fois-ci, tout se corse.

Moins de deux semaines après l'attribution du chantier aux Lettons, le syndicat suédois des ouvriers du bâtiment, Byggnads, contacte l'entreprise afin qu'elle ratifie les accords collectifs suédois. Là encore, il s'agit d'une procédure de routine de la part du syndicat. En Suède, le marché du travail est régulé par ces accords collectifs négociés entre syndicats et patronat qui déterminent salaires et conditions de travail. L'État n'intervient pas, ce qui donne un poids exceptionnel aux syndicats, qui regroupent environ 85 % des salariés.

Les Lettons refusent toutefois de signer, arguant du fait qu'ils ont déjà ratifié les accords collectifs lettons et que le niveau de salaire qu'ils proposent est acceptable.

Dès lors, le conflit s'engage. Byggnads commence début novembre 2004 le blocus du chantier. L'affaire prend de l'ampleur lorsque d'autres syndicats suédois, et notamment celui des électriciens, entament un blocus de solidarité un mois plus tard. Les Lettons jetteront l'éponge quelques semaines après, non sans avoir porté l'affaire devant la justice suédoise, avec le soutien du gouvernement letton, qui invoque la libre circulation des travailleurs et réclame l'aide du patronat suédois ; lequel est trop heureux d'entamer le pouvoir des syndicats et de rendre le marché du travail plus flexible encore. Et c'est cette double implication qui donne à l'affaire de Vaxholm sa valeur de symbole. Surtout lorsque, le 29 avril 2005, le tribunal du travail de Stockholm, saisi par l'entreprise lettonne, décide de demander l'avis de la Cour européenne de justice. Tout au long de l'année, « le conflit de Vaxholm » mobilise les syndicats et le gouvernement social-démocrate suédois. Selon eux, un jugement défavorable signifierait la fin du modèle suédois, qui, grâce à la négociation, garantit la paix sociale sur le marché du travail, et contribue à la bonne tenue de l'économie du pays.

Auteur

  • Olivier Truc