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Enquête

Roissy terre d'islam

Enquête | publié le : 01.01.2006 | Frédéric Rey

Dans les entreprises de la zone aéroportuaire de Roissy, les salariés musulmans se comptent en masse. Une forme de ghettoïsation de l'emploi à l'origine d'une diffusion de pratiques religieuses plus ou moins reconnue. Reportage.

Des plats halal servis au restaurant d'entreprise, des pauses aménagées pour la prière durant le ramadan… Chez FedEx, l'islam fait partie du quotidien. Au nom d'un principe de non-discrimination cher à cette société américaine, mais aussi par pragmatisme. Chez ce transporteur, où 49 nationalités sont représentées, les salariés de confession musulmane sont nombreux. Une situation banale à Roissy. Car, autour d'Aéroports de Paris, gestionnaire de la plate-forme aéroportuaire, et d'Air France, premier utilisateur des lieux, gravite une nébuleuse de 700 entreprises œuvrant dans la manutention, le nettoyage, le transport, la sécurité ou l'hôtellerie-restauration.

Propulsé au rang des principaux aéroports européens, Roissy ne cesse de générer de l'activité et de l'emploi. Notamment dans le domaine de l'assistance aéroportuaire. Les entreprises spécialisées ont largement recruté dans la banlieue nord, qui concentre habitat social et populations immigrées. « Sur les 75 000 salariés du site, la moitié proviennent de Seine-Saint-Denis, du Val-d'Oise et de Seine-et-Marne », rapporte Nourredine Cherradi, directeur du groupement d'intérêt public de Roissy-CDG. Et moins l'emploi est qualifié, plus cette main-d'œuvre est importante. Près de 80 % du personnel de CVS, une filiale de Vinci spécialisée dans la manutention des bagages, est originaire du Maghreb. « Il y a sept ou huit ans, la direction a découvert qu'un vestiaire inutilisé avait été transformé en lieu de prière, confie un cadre. L'entreprise s'est trouvée devant un fait accompli et n'a pas pu reculer. » Dans les sous-sols de Servair, qui assure la restauration à bord des avions, c'est une pièce attribuée au CE qui a été détournée. « Il n'est pas rare de voir, dans d'autres entreprises de Roissy, un tapis de prière installé dans un coin de vestiaire, explique un familier de l'aéroport. Cette demande de conciliation de la vie professionnelle et des pratiques religieuses n'est pas nouvelle, mais, depuis quelques années, elle s'est structurée. »

Impossible pour cette entreprise de ne pas tenir compte des exigences du ramadan. « Le jeûne est pratiqué par 40 % de nos 1 200 salariés, souligne Claude Deorestis, directeur de Servair 1, dédié aux long-courriers. Nous n'acceptons pas les signes religieux distinctifs, mais lorsque vous avez des personnes qui n'ont pas mangé depuis plusieurs heures, il faut bien s'en soucier. » Dans chaque service, le personnel s'organise afin qu'au moment de la rupture du jeûne, au coucher du soleil, les salariés musulmans puissent se restaurer. Dans le restaurant d'entreprise, ouvert plus tard, ils ont à leur disposition une soupe halal, du lait et des fruits secs.

Le bagagiste CVS doit aussi réorganiser son activité. « Le ramadan est devenu un point de ralliement identitaire, précise un cadre. Quelles que soient leur opinion politique ou l'intensité de leur ferveur religieuse, la majorité se retrouvent autour de ce mois de jeûne. » CVS revoit ses chaînes de tri des bagages afin de permettre à ces salariés de travailler surtout le matin, car la fatigue est plus forte l'après-midi. « Nous nous efforçons de banaliser au maximum ces arrangements en évitant de souligner ces différences de traitement, poursuit ce responsable. Cette situation est la conséquence d'un recrutement trop homogène ; il n'y a pas assez de diversité. À Orly, où les équipes sont beaucoup plus mélangées, nous n'avons aucune demande liée à la religion. » Cette forme de ghettoïsation de l'emploi est dénoncée par certains syndicats de Servair : « L'entreprise a embauché par couches successives, précise un élu du personnel. Les premiers par ordre d'arrivée, ce sont les boat people, qui ont été affectés au lavage des plateaux ; ensuite les Indiens pour la préparation des repas ; puis les personnes d'origine maghrébine, qu'on retrouve surtout dans le transport. Aujourd'hui, la direction accorde des droits à la communauté musulmane, la plus nombreuse, ce qui creuse encore plus les différences. »

Même analyse chez un autre responsable syndical : « Ce communautarisme s'est prolongé dans les organisations représentant le personnel. Tout fonctionne sur un modèle de clan. » Pur fantasme, pour Patrick Montredon, délégué syndical FO : « Les musulmans pratiquants sont très minoritaires et il n'existe pas de problèmes particuliers entre salariés. » Pourtant, dans les jours qui ont suivi le 11 septembre 2001, la tension était palpable. « Il y a eu des échanges d'insultes, des graffitis sur les murs, rapporte Claude Deorestis, directeur de Servair 1. Notre président a envoyé à chaque salarié une lettre réaffirmant les valeurs de respect mutuel propres à l'entreprise. »

Depuis ces attentats, l'islam est irrémédiablement associé au risque de dérive extrémiste. « Le sujet de la religion est très sensible », souligne le dirigeant d'une société de manutention qui ne veut pas s'exprimer davantage, tout comme Chronopost, Air France ou Aéroports de Paris. Pourtant, les salariés sont très étroitement surveillés. Depuis 2002, les filtrages d'accès à Roissy, considéré comme une zone réservée, ont été renforcés. L'obtention du badge d'accès est soumise à une enquête de moralité régulièrement effectuée par la préfecture de Seine-Saint-Denis. Il y a trois ans, Saïd, jeune ingénieur de la Direction générale de l'aviation civile, s'est vu retirer le précieux sésame. Ce fonctionnaire, habitué à fréquenter une mosquée réputée intégriste, était suspecté d'activisme. Depuis, il a été muté dans un centre d'étude de la navigation aérienne sur un site dit non sensible. En 2003, c'est un bagagiste qui est soupçonné de terrorisme après la découverte d'explosifs dans le coffre de sa voiture. Abderezzak Besseghir, victime d'une machination, a été innocenté.

Créée un an seulement avant les attentats de New York pour aider les jeunes sans qualification, l'association Jeremy (Jeunes en recherche d'emploi à Roissy) a opté pour une ligne ferme vis-à-vis des demandes d'ordre religieux : « Nous leur expliquons qu'il n'est pas opportun d'avoir de telles revendications, précise la directrice, Janie Rault. Lorsque l'association a vu le jour, on nous a parfois reproché d'amener la banlieue dans l'aéroport. Inutile d'en rajouter. »

De leur côté, les entreprises s'efforcent de trouver des solutions. CVS essaie de diversifier ses recrutements. Et Servair préfère développer des actions de management interculturel. « Il va bien falloir mettre un terme aux ghettos qui existent dans le travail, explique un acteur de l'insertion ; cela passe par une lutte contre les discriminations. Si certaines entreprises de Roissy concentrent des salariés d'origine étrangère, d'autres n'en ont jamais embauché un seul. »

Auteur

  • Frédéric Rey