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Enquête

Petits arrangements avec la foi

Enquête | publié le : 01.01.2006 | Stéphane Béchaux

Dans l'industrie automobile, les transports publics ou le nettoyage, les entreprises s'efforcent de tenir compte des convictions et des pratiques religieuses de leurs collaborateurs. À condition de ne pas désorganiser l'activité ni de faire fuir les clients. Entre souplesse et intransigeance, le dosage n'est pas toujours évident.

Prier au bureau ou à l'usine

La chapelle ? La porte à gauche, avant les machines à café et la cantine. En matière de lieu de prière, Bayard Presse fait figure d'exception. Le groupe de presse et d'édition catholique, propriété des assomptionnistes, n'exige pas de ses salariés un certificat de baptême. Mais il leur offre un lieu officiel, au cœur de l'entreprise, pour se recueillir ou assister à la messe des mardis et jeudis. À l'instar de l'éditeur du quotidien la Croix, certaines entreprises dites de « tendance » ont fait le choix d'abriter des lieux de prière pour leurs collaborateurs. Il en va ainsi de certaines écoles privées, de traiteurs kasher ou de supermarchés halal.

Hormis ces rares exceptions, la prière au boulot n'est pas entrée dans les mœurs. « Les juifs religieux cherchent un lieu tranquille pour faire discrètement leur prière. Sans réclamer d'endroit spécifique », précise Gabriel Vadnai, directeur général du Bureau du Chabbath, organisme de placement qui, chaque année, suit environ 3 000 juifs dans leurs recherches d'emploi. Les musulmans, eux, ont plutôt tendance à « rattraper », le soir, les prières qu'ils n'ont pu dire en cours de journée. Au risque, sinon, de s'exposer à des sanctions, comme ce conducteur de bus qui, arrivant régulièrement en retard pour cause de prière matinale, s'est fait licencier par la RATP. Un cas pour l'instant unique à la Régie. Autre technique, exceptionnelle : celle de ce laveur de vitres qui, employé par la société Guilbert, psalmodiait des chants religieux tout en travaillant. Son patron n'y a rien trouvé à redire.

Ces petits arrangements individuels sont, dans certaines entreprises, insuffisants pour répondre à la demande collective. Dans l'industrie automobile, notamment, les recrutements massifs d'ouvriers issus de l'immigration ont obligé les directions à faire preuve de plus de souplesse. Dans l'usine Citroën d'Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), par exemple, les salariés musulmans ont obtenu que l'un des grands vestiaires, près des chaînes de montage, serve de lieu de prière. Les ouvriers viennent s'y recueillir avant de prendre leur poste, ou après leur journée de travail. D'autres salles, plus petites, près des ateliers de peinture ou de la logistique, ont aussi été annexées. Des lieux officieux, connus de la direction, qui s'en arrange. À Disneyland Paris aussi, la tolérance sert de politique. « Il n'y a pas de salles dédiées mais des endroits plus ou moins réservés, dans les coulisses ou les zones techniques, que les musulmans utilisent pour la prière. L'encadrement le tolère, tant que ça reste discret », explique Daniel Rovedo, délégué syndical CFDT.

Fêter Yom Kippour ou l'Aïd-el-Kébir

Pour les salariés catholiques pratiquants et leurs employeurs, le Code du travail est pain béni : la grande majorité des fêtes dites « d'obligation » tombe un dimanche ou un jour férié. De quoi concilier sans heurt vies professionnelle et spirituelle. Mais gare à ne pas oublier les autres ! Comme cette cadre de LVMH qui, pour avoir organisé un séminaire de formation un jour de fête juive, s'est fait sermonner par sa direction.

Dans le secteur public, cette diversité est prise en compte depuis les années 60. Chaque automne, le ministre de la Fonction publique fait passer une circulaire précisant les principales fêtes religieuses pouvant donner lieu à autorisation d'absence : Vesak pour les bouddhistes, Saint-Vartan pour les Arméniens, Théophanie pour les orthodoxes… Mais, attention, refuser à un agent raélien de s'absenter au motif que sa religion n'est pas recensée dans la circulaire est discriminatoire, selon la cour administrative d'appel de Paris. Même veto, en 1997, du Conseil d'État à l'encontre du Centre Pompidou, refusant à une hôtesse catholique de chômer la Fête-Dieu et la fête de la Médaille miraculeuse. Dans les deux cas, il aurait fallu invoquer les nécessités du « fonctionnement normal du service ».

Reste que le recours au juge est, globalement, rare. D'autant que les lois Aubry ont instauré de la souplesse dans la gestion des calendriers. Poser une journée de RTT suffit, le plus souvent, pour chômer Rochha-Shana ou l'Aïd-el-Kébir. À condition, tout de même, que le taux d'absentéisme reste ces jours-là compatible avec la bonne marche de l'entreprise. Chez Veolia Transport, par exemple, la fête de l'Aïd-el-Kébir représente un véritable casse-tête pour certains directeurs d'exploitation. « Sur mon réseau, la moitié de mes chauffeurs de bus sont musulmans. Quand 50 % des conducteurs demandent à s'absenter pour l'Aïd, comment fait-on pour assurer 100 % du service ? » s'interroge l'un d'entre eux, qui réfléchit au moyen de mieux intégrer ces contraintes dans les plannings.

Prêts à moduler épisodiquement les horaires, les employeurs s'avèrent, en revanche, nettement moins souples quand il s'agit de les aménager durablement. Les salariés juifs qui, pour cause de shabbat, exigent de cesser leur activité le vendredi à la tombée de la nuit, en savent quelque chose. « La communauté juive s'est toujours vécue comme une minorité. Elle n'a donc jamais demandé aux entreprises de tenir compte de ses contraintes. Les juifs religieux s'adaptent, en cherchant des métiers compatibles avec le shabbat », explique Gabriel Vadnai, le directeur du Bureau du Chabbath. Sans surprise, la plupart trouvent du travail chez des entrepreneurs de la communauté. « Et parfois dans des entreprises extérieures, quand elles n'arrivent pas à recruter », précise le directeur.

Manger halal ou jeûner

Si tous les restaurants d'entreprise proposent du poisson le vendredi, peu s'aventurent du côté des plats kasher ou halal. « La demande est minime. Et s'il faut faire appel à un imam ou à un rabbin pour certifier les plats, on ne sait pas faire », explique-t-on chez Elior, l'un des poids lourds de la restauration d'entreprise. À Lyon, Renault Trucks s'y est pourtant essayé au printemps dernier. Sans succès. « On avait obtenu de nos prestataires un stand halal. Ils ont arrêté au bout de quelques jours, car la demande ne suivait pas », raconte Ali Zekoum, le délégué syndical CFTC.

Dans les entreprises, les salariés musulmans ou juifs se contentent donc de manger végétarien, en croisant les doigts pour que la poêlée de légumes ne soit pas cuisinée à la graisse de porc… Ou viennent au boulot avec leur propre popote. Au risque de créer des problèmes de cohabitation. « Certains salariés musulmans ont exigé des micro-ondes à part, de peur de mettre leur plat dans un four ayant servi à réchauffer du porc. On a refusé », relate-t-on à Veolia Transport.

Autre versant de l'alimentation… le jeûne. Celui du ramadan connaît un net regain. Ces dernières années, le calendrier s'est montré plutôt clément : il est plus facile de jeûner à l'automne, quand la nuit tombe tôt, qu'au mois de juin. Là encore, très peu d'entreprises en tiennent compte dans l'organisation collective du travail. Même dans le BTP. « On rappelle simplement les dates à nos chefs de chantier en leur demandant une vigilance renforcée sur les questions de sécurité », indique Josiane Bessi, DRH de Spie SCGPM, filiale francilienne de Spie Batignolles. Seul secteur à adapter son organisation : l'industrie automobile. « On fait tourner la chaîne de production légèrement moins vite. Et la direction double la pause, en la décalant dans le temps pour qu'elle coïncide avec la rupture du jeûne », précise Philippe Julien, le leader cégétiste de Citroën Aulnay.

Hors du domaine de l'automobile, les employeurs se contentent de petits accommodements individuels, au plus près du terrain. À Disneyland Paris, les team managers essaient ainsi, par exemple, de libérer plus tôt leurs salariés musulmans qui ne prennent pas leur pause-déjeuner. Idem chez Guilbert Propreté. « Comme la pause-repas n'a plus lieu d'être, les salariés demandent à partir plus tôt. En règle générale, ça ne pose pas de problème, pour peu qu'on prévienne les clients des changements d'horaires », explique le P-DG de cette société de nettoyage, Georges Guilbert.

Si la loi interdit aux élèves les signes ostentatoires, le Code du travail reste muet sur les questions de foulard islamique, turban, croix, kippa ou barbe.
Porter le voile ou la kippa

Si la loi interdit désormais aux élèves tout signe religieux « ostentatoire », le Code du travail reste muet sur les questions de foulard islamique, turban, croix, kippa et autres barbe. D'après celui-ci, l'entreprise peut, certes, restreindre les libertés individuelles de ses salariés, mais à la condition expresse que ces restrictions soient « justifiées par la nature de la tâche à accomplir » et « proportionnées au but recherché ». De quoi laisser libre cours à bien des interprétations.

À part dans les commerces musulmans, le port du foulard islamique sur le lieu de travail reste éminemment conflictuel. « Dans l'esprit de mes collègues, le voile véhicule l'image de la soumission de la femme. J'ai dû faire un très gros travail d'explication pour faire comprendre mes choix. Aujourd'hui, le cabinet a changé de position sur l'islam. Mais il y a des limites », témoigne Farida. Assistante juridique dans un cabinet d'avocat, elle en lève donc toujours son foulard à la porte du bureau. « Mon patron veut préserver la neutralité de l'entreprise », explique-t-elle. Pas de problème en revanche pour garder son voile lors de l'entretien d'évaluation réalisé… au restaurant du coin. À la RATP aussi, le foulard est proscrit, comme tous les signes religieux. « La contrepartie de la diversité, c'est le respect du mode de fonctionnement d'une entreprise de service public. Nous ne souhaitons ni pratiques religieuses dans l'entreprise ni signes visibles d'appartenance », explique Josette Théophile, la DRH. Depuis l'an dernier, la laïcité fait d'ailleurs partie intégrante des valeurs d'entreprise rappelées dans les contrats de travail ; et les jeunes en contrat de qualification suivent tous un séminaire de deux jours sur les questions de laïcité. Une façon de couper l'herbe sous le pied aux éventuelles revendications religieuses.

Pour l'instant, les recours en justice sont l'exception. L'affaire la plus emblématique concerne SR. Teleperformance qui, en 2002, a exigé qu'une de ses téléactrices, Dalila Tahri, ôte le voile qu'elle portait pourtant lors de son entretien de recrutement. Refus de l'intéressée qui, licenciée, a été réintégrée par la cour d'appel de Paris. Une mésaventure qui a conduit son employeur à adopter, en 2003, un nouveau règlement intérieur qui interdit « tous types de couvre-chefs » et, plus largement, « les tenues traduisant une appartenance politique, ethnique, religieuse ou philosophique (sauf en ce qui concerne les petits objets de type bijoux, tolérés tant qu'ils ne sont pas ostentatoires) ».

Si la Cour de cassation n'a jamais eu à se prononcer sur le foulard islamique, une jurisprudence de facto traverse les entreprises. Le voile ? D'accord, mais à condition qu'il reste invisible pour la clientèle. « Tout dépend de l'endroit où la salariée travaille. Dans un centre commercial ou une mairie, c'est problématique. Mais pas dans une entreprise où le nettoyage se fait en horaires décalés », explique Georges Guilbert. Résultat, le port du voile relègue les salariées musulmanes aux emplois invisibles, peu qualifiés.

Une jurisprudence de facto traverse les entreprises. Le voile ? D'accrod, mais à condition qu'il reste ionvisible pour la clientèle.
Rester entre soi

Une jurisprudence de facto traverse les entreprises. Le voile ? D'accord, mais à condition qu'il reste invisible pour la clientèle.

Maghrébins musulmans » contre « Noirs chrétiens ». En octobre dernier, une PME de l'agglomération lyonnaise, spécialisée dans la galvanisation, a vécu des heures chaudes. La doléance initiale ? Des pauses pour faire la prière, pendant le ramadan. Puis le conflit s'est étendu à des revendications salariales, et des règlements de comptes entre groupes ethniques se sont produits. « Nous avons un petit groupe de musulmans radicaux qui tente d'imposer sa loi. En entraînant les autres dans des revendications religieuses, ou en les incitant à ne pas prendre de responsabilités d'encadrement, pour ne pas affaiblir l'esprit communautaire », explique le directeur.

Le communautarisme guetterait-il donc les entreprises hexagonales ? Globalement, non. Les exemples de ce type restent rares. « Le repli communautaire guette ceux qui sont exclus du marché du travail, pas ceux qui sont dans l'emploi. L'intégration économique permet l'intégration culturelle », analyse Georges Guilbert. « La condition ouvrière est plus forte que la condition religieuse. À Aulnay, il n'y a pas de clivage entre salariés ou organisations syndicales sur cette question », reprend Philippe Julien. Ce qui n'empêche pas les syndicats d'être vigilants, à l'image de la CFTC Métallurgie. « Lors de notre prochain congrès, on veut à tout prix intégrer des musulmans dans le conseil exécutif et leur donner des responsabilités. Sinon, on aura demain des syndicats des travailleurs musulmans, des Noirs ou des moustachus », note son président, Joseph Crespo.

Car la cohabitation n'est pas toujours facile. « Après chaque attentat, des collègues me regardent de travers. Certains me demandent même des explications ! » note une assistante musulmane. Ailleurs, les discussions prennent une tournure politique. « Dans mon service, il y a un juif pratiquant et une catholique. On s'est copieusement engueulés, une fois, à propos du conflit israélo-palestinien. Depuis, on a décidé de ne plus aborder le sujet », témoigne une autre salariée musulmane. Des signes de crispation qui, nourris de réflexes identitaires, devraient inciter les DRH à la vigilance.

États-Unis : les aumôniers au service des entreprises

Le patron de MarketPlace Ministries l'affirme : « Intégrer un aumônier dans l'entreprise permet de renforcer la loyauté des salariés et leur confiance dans leurs dirigeants, de diminuer l'absentéisme et, in fine, de doper la productivité. » Cette compagnie de Dallas a été créée en 1984 par Gil Stricklin, un ex-aumônier de l'armée reconverti dans les affaires. Ses 1 650 aumôniers interviennent dans 265 entreprises auprès de 350 000 salariés. Corporate Chaplains of America, le concurrent, fondé en 1996 à Raleigh (Caroline du Nord), travaille avec 300 entreprises, et espère disposer de 1 000 aumôniers capables de « conseiller 1 million de salariés » d'ici à 2012…

Des fast-foods Taco Bell aux filiales des hypermarchés Wal-Mart en passant par le groupe agroalimentaire Tyson Foods, la corporate america s'est résolue à accepter la religion au travail pour répondre à une demande pressante de ses salariés. Depuis une dizaine d'années, Dieu n'est plus tabou dans l'entreprise. Selon Gallup, 48 % des salariés interrogés déclarent « avoir évoqué leur foi au travail » ce jour-là. Le consultant Deloitte & Touche organise des sessions régulières de prière. Intel a, depuis 1997, autorisé un Bible network qui se tient plusieurs fois par semaine à l'heure du déjeuner. Et Michael A. Stephen, chairman d'Aetna – un gros assureur de santé –, demande à ses employés de « mettre leur spiritualité au service de la compagnie ».

Le recours aux aumôniers s'inscrit donc dans une tendance de fond, alimentée par l'évolution de la société et accentuée par le désarroi de l'Amérique après les attentats du 11 septembre 2001. La plupart des 4 000 aumôniers en service dans les entreprises sont des sous-traitants, qui viennent – en civil – rendre visite aux salariés volontaires une ou deux fois par semaine, et sont joignables 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. « Nos aumôniers jouent le rôle d'amis pour les salariés qui ont des problèmes familiaux, psychologiques ou même financiers et rechignent à se confier aux services de ressources humaines, explique Gil Stricklin. Un jour, les salariés parlent base-ball ou pêche et, le lendemain, ils évoquent les problèmes de drogue de leurs enfants. » « Pour un patron, embaucher un aumônier permet de se décharger des sujets extraprofessionnels qui le dépassent », confirme Tim Embry, dirigeant d'American LubeFast, une PME de Géorgie.

Mais certains s'inquiètent d'un possible prosélytisme et des risques accrus de discrimination religieuse au travail. Selon l'Equal Employment Opportunity Commission, l'agence gouvernementale qui gère les récriminations des salariés, les plaintes dans ce domaine sont, avec le harcèlement sexuel, celles qui progressent le plus (+ 29 % en douze ans).

Isabelle Lesniak, à New York

Auteur

  • Stéphane Béchaux