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Enquête

LES CRÉATIFS SE FONT PRESSER LE CITRON

Enquête | publié le : 01.11.2005 | Stéphane Béchaux

Loin du strass et des paillettes, la réalité du travail dans la pub tient plutôt du champ de bataille. En permanence sur le gril, concepteurs et directeurs artistiques s'usent vite. Hormis quelques stars aux carrières fulgurantes, les autres vieillissent mal. Et la GRH n'est guère outillée pour y faire face.

Fin septembre, Pierrette Diaz et Mathieu Elkaïm tenaient toujours la corde. Avec trente points pour cinq campagnes publicitaires notées, les deux créatifs, respectivement directrice artistique et concepteur-rédacteur chez DDB Paris, occupaient la tête du « hit-parade de la création » publié par CB News. Un minichampionnat décortiqué chaque semaine avec fébrilité par le petit milieu de la pub. « Pour les stars de la création, ces palmarès sont vitaux. Car ils établissent leur valeur, donc leur salaire et leur capacité à être débauchés », explique Danielle Lambert, rédactrice chez Euro RSCG et déléguée syndicale FO. Classements, prix, festivals, concours… les publicitaires se mesurent, par campagnes interposées, à longueur d'année. « La création publicitaire génère un système de reconnaissance fort, car c'est un métier visible. À 25 ans, vous pouvez être l'auteur d'une campagne qui touche des millions de Français et dont on parle le soir dans les dîners », explique Pierre Le Gouvello, directeur général de DDB France.

Revers de la médaille, les réputations se font et se défont très vite. Le lauréat d'un Lion d'or à Cannes peut très bien, l'année suivante, se retrouver à la porte de son agence au motif qu'il n'est plus assez créatif. « Dans notre profession, le succès n'est jamais garanti. Des créatifs peuvent être très brillants à 28 ans, et se brûler les ailes à l'approche de la quarantaine. C'est un métier qui peut être usant », admet Benoît Roger-Vasselin, DRH de Publicis. « On tient dans son poste sur des critères très flous. Mais comment évaluer objectivement la créativité ou l'aisance rédactionnelle ? Une même campagne peut être jugée géniale par un directeur de création et inepte par un autre », assure Laurent Quintreau, concepteur-rédacteur chez Publicis et délégué CFDT.

La pub, qui s'est beaucoup professionnalisée depuis l'ère des paillettes et du strass du début des années 80, n'en reste pas moins très mal outillée en matière de gestion des ressources humaines. Le blocage vient notamment des directeurs de création qui, très peu formés aux pratiques managériales, refusent de s'inscrire dans des processus formalisés, tels les entretiens annuels d'évaluation. « Les managers de création ne sont pas à l'aise avec ce genre d'exercice. Et ils n'en voient pas forcément l'utilité, puisqu'ils jugent leurs créatifs à longueur de journée », explique Pierre Le Gouvello. Autrefois très structurés, avec des grilles et des notes, les entretiens ont perdu, chez Publicis, leur caractère formel. « La formalisation n'est pas le plus important, pourvu que les choses se disent. C'est d'autant plus utile que, dans la pub, nous avons d'excellents professionnels de l'art publicitaire, mais beaucoup moins d'excellents managers », souligne Benoît Roger-Vasselin.

Compétition entre agences et entre « teams »

Dans la publicité, l'évaluation des équipes de créatifs se fait donc essentiellement par la mise en concurrence : à la compétition entre agences sur les appels d'offres s'ajoute, en interne, celle entre les teams – ces binômes formés d'un directeur artistique et d'un concepteur-rédacteur presque inséparables – afin de retenir le meilleur projet. Pour les lauréats, le parcours du combattant ne fait alors que commencer. Il faut non seulement passer le filtre du directeur de création, mais encore emporter l'adhésion des commerciaux, des clients et des consommateurs tests. « Il colle à ce métier une image totalement galvaudée de paillettes, de claqueurs de bretelles. La pub, c'est bien sûr du talent, mais surtout de la rigueur, des méthodes de travail et de la sueur », assure Danielle Lambert.

Le processus de création proprement dit échappe largement au contrôle des managers. Briefés sur le positionnement du produit à vendre, ses concurrents ou son image, les teams travaillent chacun à leur façon, avec leurs petits secrets de fabrication. « Ces entités créatrices sont le cœur du réacteur. C'est de leur mayonnaise interne, de l'énergie qu'ils y mettent que naissent les idées », explique Pierre Le Gouvello. Autant dire que les agences leur laissent une relative liberté dans l'organisation de leur travail. « Personne ne s'offusque de voir des salariés faire une partie de baby-foot au beau milieu de la journée. Dans ce métier, la coupure entre travail et loisirs est moins marquée. Mais ça ne veut pas dire pour autant que les créatifs sont libres de gérer leur temps comme ils l'entendent », prévient Isabelle Jacquot, DRH de TBWA France.

Une expo par mois pour nourrir les créatifs

Pour stimuler la créativité des troupes, les agences misent d'abord sur la diversité des campagnes. « Vous pouvez très bien travailler sur du chocolat le matin et sur la Sécurité sociale l'après-midi. La variété des sujets constitue une formidable machine à réoxygénation », assure le directeur général de DDB France. Espaces de travail conviviaux, services de documentation très fournis en magazines d'art, de design ou d'architecture, accès à des bases de données de campagnes publicitaires… Chaque agence possède ses petits trucs pour maintenir ses créatifs en éveil. « Une fois par mois, notre directeur de la création, Erik Vervroegen, emmène ses équipes de création visiter une exposition avec un conférencier. On les pousse aussi à cultiver leur sens artistique en dehors de la pub », précise Isabelle Jacquot.

Pas suffisant, cependant, pour régénérer durablement la grande masse des directeurs artistiques et concepteurs-rédacteurs. Car, si les meilleurs connaissent des carrières ascensionnelles fulgurantes, les autres vieillissent mal. Dans les agences, la moyenne d'âge des équipes de création ne dépasse guère la trentaine, et le turnover tourne autour de 30 % par an. Pas grave, puisque les petits jeunes sortis des Arts déco, de l'école Estienne ou de Penninghen sont toujours aussi nombreux à frapper à la porte. « Les directeurs de création préfèrent travailler avec des jeunes qui ont tout à prouver, sont facilement manipulables et les considèrent comme des dieux. La pub est une immense machine à produire de l'engagement, et du licenciement », observe Laurent Quintreau. « La créativité d'un team peut s'user voire se tarir. Au bout de cinq ans, il a souvent besoin d'un changement d'air », souligne Benoît Roger-Vasselin.

Dans la pub, le renouvellement de la créativité passe donc aussi par la valse des équipes. « Quand un directeur de la création change d'agence, on assiste à chaque fois à un grand jeu de chaises musicales », constate Danielle Lambert. Une guerre des talents qui peut se terminer devant les tribunaux. L'an dernier – et c'est une première –, le tribunal de commerce de Paris a donné raison à TBWA Paris contre Publicis, accusé de « concurrence déloyale ». « Publicis nous a débauché une dizaine de personnes clés, des “bébés TBWA ” qu'on avait formés et fait grandir », explique Isabelle Jacquot. L'affaire est actuellement en appel.

Auteur

  • Stéphane Béchaux