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Vie des entreprises

Le vouvoiement de plus en plus ringard au boulot

Vie des entreprises | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.10.2005 | Stéphane Béchaux

Allégement des lignes hiérarchiques et influence anglo-saxonne aidant, le tutoiement gagne du terrain dans l'entreprise. Convivial et égalitaire, le tu ne bouleverse pas les relations sociales pour autant. En instaurant une complicité de façade, il a plutôt tendance à brouiller les rapports avec le supérieur.

« Salut Cécile, c'est Luc. Comment vas-tu ? » Au bout du fil, la jeune trentenaire est restée coite. Responsable de rayon à la Fnac d'Amiens, elle n'a pas su quoi répondre à ce cadre du siège qui, fin août, l'appelait pour la première fois. « Cette familiarité m'a mise mal à l'aise. Que mon chef ou mes collègues me tutoient, pas de problème. Mais qu'un responsable du siège que je n'ai jamais vu me téléphone comme un vieux copain, ça sonne faux », explique la jeune femme. Et pourtant, son interlocuteur n'a transgressé aucun interdit : à la Fnac, la coutume veut qu'on se tutoie, un peu comme dans une grande famille. Sauf que la pratique heurte parfois les habitudes. « Le tutoiement, lorsqu'il est imposé, va à contre-courant de la culture française, remarque Christine Béal, maître de conférences en sciences du langage à l'université Montpellier III. C'est particulièrement vrai lorsqu'il fait fi des différences d'âge et des niveaux hiérarchiques. »

Au dire des linguistes, le choix du « pronom d'adresse » obéit, dans l'Hexagone, à des règles parmi les plus subtiles de la langue française. Âge, fréquence des relations, circonstances de la première rencontre, rapports de pouvoir, milieu professionnel, affinités éventuelles… La multitude de variables susceptibles d'influer sur l'usage du tu ou du vous rend extrêmement complexe toute tentative de modélisation. « Tutoiement et vouvoiement traduisent chez les Français un souci de se positionner les uns par rapport aux autres. Il existe un faisceau de nuances et de subtilités auxquelles les étrangers ne comprennent rien », souligne Christine Béal. Pas simple non plus, même pour les Français de souche, de s'y retrouver dans les méandres du tutoiement-vouvoiement. Quel salarié n'a pas, dans les premiers jours suivant un changement d'affectation, connu les affres du tu/vous en s'adressant à ses nouveaux chefs, collègues ou subordonnés ? Et gare aux impairs !

Pour le néophyte, impossible de se prémunir à 100 % contre la gaffe. Mais le secteur d'activité dans le quel son entreprise évolue peut quand même donner quelques indications sur le mode d'expression le plus communément admis. Dans une étude de notaire ou un cabinet d'avocats, le tu se consomme, par exemple, avec modération. « La règle, c'est de tutoyer ses pairs et de vouvoyer les autres, explique un jeune avocat de Rambaud Martel. Moi, je tutoie mes collègues avocats, mais je vouvoie les secrétaires et les associés. » Ces réflexes corporatistes, qui fleurent bon la lutte des classes, ou des castes, ne sont pas l'apanage des professions libérales. Dans les banques et les assurances aussi, le poids de la hiérarchie se fait vite sentir. Le vouvoiement en est un signe, au même titre que l'épaisseur de la moquette, le modèle de voiture de fonction ou la présence de portes capitonnées.

La culture du fun de la pub

D'autres secteurs font, au contraire, du tutoiement une marque de fabrique. Par exemple, l'informatique qui, sous l'influence des multinationales américaines, se plaît à abolir les barrières hiérarchiques symboliques et à favoriser une certaine forme de simplicité dans les rapports de travail. C'est vrai aussi de la publicité, où vouvoyer constitue même le comble de la ringardise. « Dans la pub, il y a une culture du fun. On travaille sur du ludique, du décalage. En arrière-plan, il y a l'idée qu'on fait un métier rigolo, qu'on n'est pas dans la banque ou les assurances. Le tutoiement est donc un passage obligé », explique Laurent Quintreau, concepteur-rédacteur et délégué syndical CFDT à Publicis.

Résultat, tout le monde s'appelle par son prénom, du stagiaire au grand patron, et on se claque la bise entre collègues plus souvent qu'à son tour. « Mais cette apparence de convivialité masque de réelles relations de subordination, avec un poids de la hiérarchie très fort. On croit qu'on est tous copains, mais c'est archifaux. On a beau se tutoyer, on peut se faire virer du jour au lendemain », prévient Laurent Quintreau.

Bien qu'aucun sociolinguiste n'ait planché sur l'évolution du tu et du vous en milieu professionnel sur ces vingt dernières années, il ne fait guère de doute que le tutoiement continue à gagner du terrain dans les entreprises hexagonales. Les jeunes gens qui entrent aujourd'hui sur le marché du travail sont plus enclins au tutoiement que leurs aînés qui, embauchés avant 1968, terminent leur carrière. L'écrasement des lignes hiérarchiques à l'œuvre depuis le début des années 80 participe aussi du phénomène : les organisations pyramidales invitent davantage au vouvoiement que les organigrammes aplatis. De même, le recul du travail prescrit et le développement des méthodes de management participatif contribuent à promouvoir le tu égalitaire au détriment du vous déférent.

Enfin, à l'heure de la mondialisation, les entreprises de l'Hexagone se laissent gagner par les pratiques anglo-saxonnes. « Pour les étrangers, il est beaucoup plus simple d'être dans le tu, qui rappelle le you associé au prénom, que dans le vous. Ça rend les rapports sociaux beaucoup plus fluides, à l'américaine », remarque Philippe Achalme, DRH de Conforama. Pas étonnant, dès lors, que les entreprises d'origine américaine aient été parmi les premières à faire du tu généralisé un élément constitutif de leur culture d'entreprise. De Texas Instruments à Disneyland Paris, de Microsoft à McDonald's, de Pizza Hut à Dell, toutes se sont efforcées de reproduire, de ce côté-ci de l'Atlantique, l'ambiance décontractée et informelle qui règne sur leurs terres d'origine. Chez Microsoft France, l'ancien directeur général, Christophe Aulnette, aujourd'hui parti chez Altran, avait même formalisé cette pratique dans le processus de recrutement : pour les nouveaux embauchés, le tutoiement commençait lors de la signature de leur contrat de travail. Un symbole de leur entrée dans la famille.

« Casual friday » et tu de rigueur

Dans le sillage de ces pratiques managériales à l'américaine, des entreprises tricolores, tels Alcatel ou Thales, se sont converties au casual friday, avec tutoiement de rigueur. « La tenue décontractée du vendredi, ça perdure. Mais le tutoiement n'a pas été une franche réussite. Comme on est en pleine période de soupe à la grimace, les salariés n'ont pas forcément envie de tutoyer leur chef, qui va par ailleurs devoir les noter à la fin de l'année », remarque Christian Motreff, délégué syndical CFE-CGC au siège social de Thales.

Car décréter le tutoiement ne suffit pas pour transformer en profondeur des rapports sociaux tendus. De Pizza Hut à McDonald's en passant par Kentucky Fried Chicken, dans la restauration rapide, le tu généralisé entre équipiers, managers et cadres du siège s'explique davantage par la jeunesse des troupes que par l'esprit d'équipe qui y règne. « À Pizza Hut, on nous la joue “on est tous des potes”. Tout le monde tutoie tout le monde et, comme les salariés sont jeunes, ça ressemble un peu à une cour de récréation. Mais cette ambiance prétendument cool ne vise qu'à nous faire travailler trois fois plus », dénonce Abdel Mabrouki, délégué central CGT de l'enseigne de pizzas. Ce tutoiement faussement complice, qui tente de masquer des conditions de travail difficiles, n'est pas l'apanage de la restauration rapide. Dans les centres d'appels, autre secteur où la moyenne d'âge n'atteint pas 30 ans, le vous est aussi quasiment tombé en désuétude. Ce qui n'a pas été du goût des salariés toulousains de Teleperformance. En mars dernier, « l'abandon du tutoiement systématique sauf s'il est librement accepté » s'affichait en tête de leurs revendications pour « le respect de la dignité des personnes » lors d'un mouvement de grève largement suivi. « À Teleperformance, le tutoiement participe de la volonté de la direction de tout faire pour infantiliser les salariés. Ici, la promotion sociale est basée sur une idée simple : tu obéis, tu montes. Tu discutes, tu stagnes », affirme Kyvan Saadatjoo, élu SUD au comité d'entreprise.

Dans la distribution aussi, le tutoiement s'est imposé au sein de nombreuses enseignes, du suédois Ikea à l'espagnol Zara. Sans omettre la galaxie Mulliez, Auchan en tête, qui a fait du tu un signe distinctif fort de sa culture d'entreprise. Le plus souvent, cette pratique langagière s'inscrit dans un ensemble de rites et de codes qui visent à véhiculer l'idée d'une certaine forme d'égalité et d'une proximité hiérarchique. À l'image d'Ikea, dont les directeurs de magasin travaillent au milieu de leurs troupes, mangent à la cantine, portent aussi la chemise maison et n'hésitent pas à mettre la main à la pâte pour ranger les Caddie ou orienter les clients. « Il y a quelque temps, le patron d'Ikea France est venu passer une semaine chez nous à tirer des palettes », raconte un cadre du magasin marseillais. Plus facile, dans un tel environnement, d'imposer le tu !

Une marque de respect mutuel ?

« Dans la plupart des entreprises françaises, on tutoie ses égaux et on vouvoie les autres. Chez nous, le tutoiement est général. Ça crée une simplicité des relations évidente », témoigne Marie-Hélène Boidin Dubrule, directrice de la communication, chargée du développement durable à Auchan. Même philosophie dans les magasins Leroy Merlin. « Chez nous, le tutoiement marque le respect mutuel qu'on se doit les uns aux autres, quel que soit son niveau de responsabilité. Quand Damien [Damien Deleplanque, le P-DG, NDLR] visite un magasin, il tutoie les collaborateurs. Et il invite ceux qui, en retour, le vouvoient à en faire autant », abonde Jean-Baptiste De Gandt, directeur des affaires sociales du spécialiste du bricolage. Des arguments qui sont très loin de convaincre Éric Delavallée, auteur du Manager idéal n'existe pas ! (Éditions d'Organisation, 2004) : « Imposer le tutoiement, c'est diminuer le degré de liberté des salariés. Les respecter implique, au contraire, de les laisser choisir entre le tu et le vous », souligne-t-il.

Le politologue Paul Ariès, enseignant-chercheur à l'université Lyon II, est tout aussi sévère sur ces pratiques managériales. « On veut faire croire que l'usage du tu et du prénom est beaucoup plus sympa. Mais cette façon de créer de la proximité cache des jeux beaucoup plus pervers. Si votre chef vous fait la bise et vous tutoie, il devient presque un copain. Il est alors beaucoup plus difficile de lui dire non. » Une attaque en règle que le sociologue Jean-Pierre Le Goff reprend à son compte. « Il y a bien sûr des rapports de coopération dans le monde du travail. Mais une entreprise n'est pas une bande de copains ni une famille ordonnée autour de la volonté du père. On ne peut réduire l'entreprise à des logiques inter-relationnelles, en éliminant les notions de lien de subordination ou de droit du travail. »

Pas copain pour autant

Des critiques de fond que réfutent les dirigeants des entreprises concernées. « Le tutoiement ne signifie pas qu'on est tous frères et qu'il n'y a plus de barrières. C'est juste le signe que, dans notre entreprise, on a tous la même valeur humaine », se défend Jean-Baptiste De Gandt. « Cela ne change rien aux relations hiérarchiques. Ce n'est pas parce qu'on dit tu à son chef qu'on devient son copain », abonde Marie-Hélène Boidin Dubrule.

Du côté des organisations syndicales, le constat est cependant plus mitigé. « Même si on est dans un collectif de travail, il y a un pouvoir de direction. Moi, je vouvoie mon directeur de magasin. Comme ça, le jour où j'ai quelque chose à lui dire, je peux le faire sans états d'âme », souligne ainsi Christine Dauchy, standardiste à Leroy Merlin Aubagne et déléguée CGT-FO. Une raison qui pousse les syndicalistes à, globalement, préférer vouvoyer leur DRH.

Reste que le tutoiement peut également piéger les managers. À trop vouloir jouer au copain-copain avec ses troupes, on prend en effet le risque de rendre l'exercice de l'autorité beaucoup plus difficile. « Certains chefs cherchent à nouer des relations amicales avec leurs subordonnés, notamment en se faisant tutoyer, car ils pensent que ce sera moins compliqué ensuite de les encadrer. Or il est beaucoup plus facile de manager quand on a réussi à garder une certaine distance », assure Éric Delavallée. Et gare aux choix mal assumés. Exemple : ce directeur d'un cabinet de recrutement lyonnais qui, le jour de la visite de son grand patron parisien, s'est mis subitement à vouvoyer ses troupes. Résultat des courses : aucun de ses collaborateurs ne l'a plus jamais tutoyé ! Alors, à quand le retour du vouvoiement obligatoire ?

Tutoiement sélectif pour les DRH

Chez Publicis, pour repérer le DRH, il suffit de tendre l'oreille. « C'est le seul qui vouvoie tout le monde et que tout le monde vouvoie », s'amuse Laurent Quintreau, le délégué cédétiste. Le cas est loin d'être isolé. Dans la plupart des entreprises, les salariés rechignent à tutoyer leur DRH.

Comme s'ils anticipaient qu'ils pourraient, un jour, se retrouver face à face pour un entretien préalable à sanction ou à licenciement… Chez Leroy Merlin, le tutoiement à l'écrit s'arrête d'ailleurs là où commence le droit du travail. « Dans les contrats de travail, on vouvoie. Et je conseille aux directeurs de magasin d'en faire autant lorsqu'ils envoient un courrier à teneur RH à un de leurs employés », explique Jean-Baptiste De Gandt, le directeur des affaires sociales. Ce qui n'empêche pas le tu de reprendre ensuite le dessus.

Comme à Ikea. « Chez nous, on se tutoie jusqu'au bout. Même lors des entretiens pour recadrer ou licencier », assure un cadre, actuellement en poste à Marseille. Ce qui n'est pas toujours le cas : nombre de représentants du personnel témoignent du retour du vous dans les situations conflictuelles.

Les relations sociales ne s'accommodent pas facilement non plus de l'usage du tu.

« Ma DRH, c'est la seule que je vouvoie. Pour la gêner et marquer les distances », explique Thibaud Mainier, délégué syndical SUD chez Teleperformance Midi-Pyrénées. D'autres optent pour le tu en face-à-face, mais reviennent au vous lors des négos : difficile, alors, de tutoyer le représentant de l'employeur quand ses collègues syndicaux donnent du « Monsieur, vous »!

« En séance de négociations, direction et syndicats jouent sur tous les registres. Du « Monsieur le directeur » jusqu'à « Philippe ». Mais le tutoiement reste rare, car il est signe de connivence », témoigne Philippe Achalme, DRH de Conforama. Ou signe d'appartenance à une caste commune, comme chez Flunch où, les cadres se tutoyant systématiquement, le délégué CGC est le seul à donner du tu à la représentante de la direction.

Auteur

  • Stéphane Béchaux