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Vie des entreprises

La stratégie de Jean-Guy Le Floc'h pour préserver l'emploi chez Armor Lux

Vie des entreprises | MÉTHODE | publié le : 01.10.2005 | Anne Fairise

D'une PME à bout de souffle dans un secteur sinistré, le repreneur des Bonneteries d'Armor a fait une « success story ». Diversification tous azimuts, polyvalence, mobilité interne… Un traitement de choc auquel les troupes se sont adaptées non sans douleur, mais avec une cohésion toute bretonne.

Une totale métamorphose pour honorer un contrat en or massif avec La Poste, une usine flambant neuve, un chiffre d'affaires en progression de 30 %… L'année 2005 tient toutes ses promesses pour Jean-Guy Le Floc'h, le P-DG des Bonneteries d'Armor, plus connues sous leur marque phare Armor Lux et par leurs indémodables tricots rayés marins. Alors que les PME du secteur vacillent sous l'afflux des tee-shirts, parkas et autres articles en provenance de Chine, depuis la levée des derniers quotas d'importation au 1er janvier dernier, le patron breton est devenu l'un des symboles de la résistance. Célébré, dans les médias, comme le « rescapé d'un secteur en sursis » et décrit comme « l'un des rares industriels français à résister aux importations », il incarne, avec succès, le « made in France ».

Il faut dire que ce financier, qui a grandi au sein de l'état-major de Vincent Bolloré, a tout mis en œuvre pour parer l'assaut. C'est un vrai traitement de choc qu'il a asséné à la PME quimpéroise à bout de souffle, rachetée en 1994 avec son associé Michel Guéguen. Fini l'unique spécialisation dans le coton, les sous-vêtements solides et la production 100 % française. Les compères ont misé sur la diversification dans les techniques et les modes de production, les approvisionnements et les collections. Et joué leur va-tout sur les marques sportswears chics, la qualité et, aujourd'hui, le développement durable. Une révolution qui ne s'est pas faite sans douleur ni sacrifices pour les ouvrières priées de se plier à la flexibilité et à la polyvalence. Mais, en onze ans, le duo a non seulement maintenu l'emploi mais construit, au pas de charge, un groupe textile de 700 salariés à Quimper et à Troyes.

1 DIVERSIFIER LA CHARGE DE L'USINE

Pour répondre à la soif d'espace de la logistique, les pelleteuses ont repris leur chassé-croisé au nouveau siège des Bonneteries d'Armor, reconnaissable entre mille, aux abords de Quimper, dans le Finistère. Seule coquetterie de ce bâtiment moderne, sorti de terre en six mois début 2004, les pignons s'affichent en rayures bleues et blanches. Comme celles qui barrent le fameux tricot marin et le logo de la PME, aussi célèbre ici que la faïencerie quimpéroise Henriot. L'entreprise textile née en 1938 a beau faire partie du patrimoine industriel local, elle a su innover pour remporter en 2004, parmi 20 candidats, le marché national de l'habillement professionnel des 140 000 postiers hexagonaux. Le contrat de 17 millions d'euros annuels sur cinq ans vient couronner avec succès la stratégie mise en place par Jean-Guy Le Floc'h et Michel Guéguen, qui ne connaissaient pourtant pas la différence entre un jersey et un chaîné-tramé lorsqu'ils ont repris les Bonneteries d'Armor.

« Je me suis dit qu'ils étaient sacrément courageux », raconte Daniel Weidmann, actuel responsable de production, qui a vu débarquer en 1994 dans ses cours de l'Institut national du textile les deux cadres sup du groupe Bolloré tentés, la quarantaine venue, par l'aventure de l'entrepreneuriat dans leur Bretagne natale. Il leur a inculqué en deux temps trois mouvements les premiers rudiments du métier et le vocabulaire de base. « Un simple vernis. On voulait être capables de dialoguer avec les ouvrières sans paraître complètement dépassés », raconte Michel Guéguen, qui sourit encore à l'évocation de ce stage express suivi quelques semaines avant leur discours de présentation au personnel.

Sur le plan de la stratégie, Jean-Guy Le Floc'h, ex-bras droit de Vincent Bolloré et ancien directeur général de la holding financière, tout comme Michel Guéguen, ex-responsable R&D de l'activité industrielle du groupe, n'ont pas eu à faire leurs gammes. Lorsqu'ils ont acheté la PME spécialiste du coton grâce à un LBO (rachat par effet de levier) financé par des sociétés d'investissement à son fondateur suisse Walter Hubacher, âgé de 89 ans, ils ont vite fait l'état des lieux. La marque de vêtements et de sous-vêtements est en perte de vitesse, avec ses collections disparates ; l'appareil de production, vieillissant et centré sur une seule technique : le tricotage circulaire. « Nous étions dans un schéma périlleux. Si la marque continuait à proposer exclusivement des vêtements en maille circulaire, elle était condamnée. Tout comme l'usine, qui ne travaillait que pour elle », résume Jean-Guy Le Floc'h.

Leur première décision a consisté à diversifier le plan de charge de l'usine. La PME part alors en quête de contrats à l'étranger et en France, auprès d'entreprises publiques comme de donneurs d'ordres privés. Pour alimenter l'usine, elle lance une nouvelle griffe plus mode en maille non tricotée, baptisée Terre et Mer. Afin de moderniser Armor Lux, Jean-Guy Le Floc'h fait le tour des bureaux de création branchés et finit par confier au styliste japonais Zucca, ex-bras droit d'Issey Miyake, le soin de revisiter ses classiques. Un coup de maître qui permettra aussi de pénétrer le marché nippon. Surtout, dès 1995, soucieux d'éviter la monoproduction, il commence à racheter des entreprises en difficulté pour étoffer les compétences techniques et enrichir les collections. Avec Guy de Bérac, la PME se renforce dans le tricotage rectiligne. Avec Bermudes, marque de haute mer acquise en 2002, elle met un pied dans le monde des textiles techniques… Ce qui lui a permis de prendre en charge la fabrication de l'ensemble du contrat de La Poste, des tee-shirts aux cirés.

À Quimper, le personnel ne tarit pas d'éloges sur l'audace des deux dirigeants. « On a la chance d'avoir des patrons qui se démènent pour aller chercher les marchés », note Dominique Le Page, représentante CFDT. « Ils ont dépoussiéré les rayures et transformé l'image de l'entreprise qui s'était fossilisée », renchérit une vendeuse. Cette mutation s'est faite au prix d'un changement radical de management, avec le départ des cinq contremaîtres en place peu après la reprise de la société. « Ils avaient toujours vécu dans l'ombre du fondateur et faisaient un blocage devant la perspective du changement », rappellent les deux repreneurs.

Pour injecter du sang neuf, ils ont convaincu Daniel Weidmann d'abandonner l'enseignement à Troyes afin de diriger la production. « Ils ont su s'entourer des bonnes compétences, des créatifs à la production, tout en leur accordant beaucoup d'autonomie. Cela a créé une véritable dynamique », explique Laurent Vandenbor, responsable de l'antenne choletaise du Forthac, l'Opca du secteur. Mais le succès managérial repose, avant tout, sur une savante répartition des rôles entre les deux amis d'enfance, qui ont grandi dans des villages distants de 20 kilomètres. À Jean-Guy Le Floc'h, le financier réservé, la stratégie. À Michel Guéguen, d'un abord plus bonhomme et parfois gouailleur, l'opérationnel.

2 ADAPTER LES COMPÉTENCES À LA STRATÉGIE

« Avant, l'entreprise fabriquait ce que les ouvrières savaient faire. La logique a été inversée. Désormais, ce sont elles qui adaptent leurs compétences à la stratégie, et nous les y aidons », souligne Daniel Weidmann, chargé, dès son arrivée, de faire passer l'atelier de confection, pesant alors la moitié des effectifs, du tout-taylorisme à la polyvalence. Une politique dictée par la relance des marques, synonyme de diversité de modèles et donc de petites séries, qui est allée de pair avec un renouvellement de près de 70 % du parc des machines, autre levier pour faire évoluer les compétences. Un lourd programme interne de formation a été conduit pendant trois ans et la constitution de groupes autonomes d'opératrices de confection a été encouragée. À chacune de ces unités, fortes de six ouvrières aux spécialités complémentaires, de conduire l'assemblage d'un vêtement du début à la fin, en se partageant les différentes opérations de confection et en se chargeant du réglage des machines et du contrôle de la qualité.

Autant dire une révolution pour chaque ouvrière qui, depuis la création de l'entreprise, était affectée à une tâche unique sur la même machine. D'autant que la nouvelle organisation mettait également à mal la rémunération au rendement, corollaire de l'organisation taylorienne. « On était un peu des robots. On ne se posait pas de questions », reconnaît une ouvrière. Pour faciliter la mise en place de la nouvelle organisation, la direction a élaboré trois barèmes de salaires en fonction de la productivité pour les polyvalents, les opératrices monoposte ou en maîtrisant deux. Ces dernières sont majoritaires aujourd'hui, les groupes autonomes n'ayant finalement conquis qu'un tiers de l'atelier. « La complémentarité des compétences ne suffit pas. Il faut aussi une concordance des caractères pour pouvoir travailler en équipe », note Daniel Weidmann.

Mais le personnel a dû affronter un autre séisme quand, six mois à peine après son arrivée, la nouvelle direction a évoqué en comité d'entreprise la nécessité de sous-traiter une partie de la production au Portugal et en Tunisie. Du jamais-vu dans la PME qui avait construit sa notoriété sur le 100 % made in France. Les produits ainsi externalisés sont les modèles de la nouvelle marque Terre et Mer, réalisés en maille non tricotée. À cela, une bonne raison : « Nous ne possédions pas les compétences en interne », rappelle Michel Guéguen.

Reste que le personnel a mis « une bonne année à comprendre que cette externalisation visait à protéger son emploi et non pas à le détruire », reconnaît Jean-Guy Le Floc'h. C'est le leitmotiv des deux patrons bretons. Les associés se sont juré, lors du rachat de l'entreprise, de maintenir l'outil industriel. Et ils n'ont pas changé de credo quand la sous-traitance de compétences est devenue, dès 1997, une sous-traitance de capacités, cette fois, en raison du coût trop élevé de la main-d'œuvre française. Depuis, l'externalisation de la production a pris de l'ampleur, boostée par la mise en place des 35 heures en 2001 et, tout récemment, par le contrat avec La Poste qui reposait sur un appel d'offres international. La part sous-traitée représente désormais la moitié de la production… au grand soulagement de la direction. « On dort mieux. Cet équilibre sécurise les emplois français », explique Jean-Guy Le Floc'h, qui travaille notamment avec des sous-traitants turcs, bulgares et chinois.

Mais, dans un secteur où bon nombre d'entreprises ont délocalisé la totalité de leur production pour se concentrer sur l'immatériel, à savoir la création et la logistique, les Bonneteries d'Armor font figure d'exception. Elles se comptent sur les doigts de la main les PME qui, comme l'entreprise bretonne, ont gardé un appareil de production intégré, du tricotage et de la teinture jusqu'à la confection. Un gage de qualité aux yeux de l'encadrement. « Tout le monde ne sait pas faire du tricot teint qui ne dégorge pas et qui a une bonne stabilité », s'enorgueillit Daniel Weidmann.

3 IMPULSER UNE CULTURE DU RÉALISME ÉCONOMIQUE

Aux Bonneteries d'Armor, la direction n'a jamais été avare dans l'organisation de réunions. Une nécessité, selon Véronique Audebert, la DRH, arrivée en 1998. La méthode, qui respecte la culture orale de la PME, a permis de convaincre les troupes de la nécessaire adaptation aux contraintes du marché. Maître mot de la direction : expliquer en toute transparence, que les nouvelles soient bonnes ou mauvaises, et pratiquer la politique de la porte ouverte. « Faire comprendre une complète mutation d'entreprise nécessite du temps. Il faut s'inscrire dans la durée pour établir la confiance, pouvoir lever les barrières psychologiques et espérer, à terme, l'adhésion », reprend Véronique Audebert.

L'isolement de la PME n'a pas facilité la tâche, Quimper n'ayant pas de tradition textile. « Ça ronronnait en interne. Le personnel n'était pas conscient de ce qui allait se passer dans le secteur. Il a fallu faire comprendre que l'environnement économique ne s'arrêtait pas à la banlieue quimpéroise », précise Michel Guéguen, le directeur général. La mise en place de la polyvalence et de l'externalisation a vite ramené le personnel à la raison. Mais, pour enfoncer le clou, la direction n'a pas hésité à émailler ses discours de rudiments d'économie. « Comparer le budget de l'entreprise à celui d'un ménage permet de lever bien des incompréhensions », reconnaît Véronique Audebert.

Autre carte utilisée par la direction, la relance du dialogue social. Les syndicats, réduits à la seule CFDT depuis la récente disparition de la CFTC, ont rapidement joué les relais internes. La pratique est maintenant bien rodée. « Nous présentons les projets aux délégués du personnel et aux représentants syndicaux. Puis nous les laissons relayer l'information avant d'organiser des réunions, service par service. Cela prend du temps, mais c'est plus efficace qu'un texte affiché », précise la DRH. La CFDT a même pris l'habitude de sonder les salariés sur les projets avant que leur contenu soit officiellement présenté. Comme sur le futur changement d'horaires au service logistique. De quoi se donner les moyens d'« être force de propositions », précise Dominique Le Page, déléguée CFDT depuis neuf ans. « Ici, les syndicalistes sont avant tout des salariés », explique un cadre. La direction, elle, célèbre un syndicat d'entreprise « qui a l'intelligence de ne pas suivre systématiquement les décisions fédérales ou confédérales ».

Il faut dire qu'en la matière les Bonneteries d'Armor ont connu une grosse déconvenue. En 1996, la Fédération Force ouvrière du textile dénonce l'accord de Robien défensif, pourtant signé aux Bonneteries par la section FO. Pas question, pour la fédération, d'avaliser la contrepartie exigée à la baisse du temps de travail du personnel administratif, c'est-à-dire une réduction de 10 % des salaires ! Résultat, le tribunal d'instance annule l'accord tandis que la fédération départementale FO dissout la section de l'entreprise, qui resurgira, quelque temps après, sous la bannière de la CFTC. « La période a été un peu difficile », concède Jean-Guy Le Floc'h. « Heureusement, la CFDT locale a été raisonnable et nous a aidés à convaincre les salariés d'aller dans le bon sens », complète Michel Guéguen.

Détail révélateur de l'état des relations sociales, il n'y a pas eu une seule journée de grève depuis le rachat de l'entreprise. « Alors qu'il y en a eu plusieurs à l'époque de monsieur Hubacher », précise la CFDT. À croire que les salariés se sont vite fait leur religion sur la situation de la branche textile-habillement, qui a perdu la moitié de ses effectifs au cours des dix dernières années. Pour autant, le climat social n'est pas tout le temps détendu. « Il n'est pas toujours facile de s'adapter au changement perpétuel, surtout pour les salariées les plus âgées », explique Barbara Weber, secrétaire du CE. « La direction n'est pas du genre à tourner autour du pot et ne prend pas toujours des gants. Il faut avancer. Mais elle reste ouverte », relativise Dominique Le Page, de la CFDT.

4 MISER SUR UNE COHÉSION SOCIALE… À LA BRETONNE

La date du 11 décembre 2000 reste marquée d'une pierre noire dans l'histoire des Bonneteries. À la suite de la montée soudaine de l'Odet et de l'inondation des locaux, certains ateliers ont été fermés pendant deux semaines. Mais le mouvement d'entraide a été spontané. Le soir même de l'inondation, les salariés, accompagnés de leur famille, étaient à pied d'œuvre pour nettoyer l'usine. Le lendemain, les retraités des Bonneteries appelaient pour proposer leurs bras. « Devant l'afflux, nous avons passé notre temps à canaliser les arrivées et à organiser les rotations », se souvient Véronique Audebert, la DRH. Les bonnes volontés n'ont pas été de trop : tous les stocks de la collection de l'été 2001, en cours de fabrication, ont été endommagés.

Un sacré coup de massue pour la PME, enjointe quelques mois plus tôt de rembourser les exonérations sociales accordées en 1996 et 1997 par le gouvernement français dans le cadre du plan Borotra… jugées illégales par Bruxelles. Aussi, aucun salarié n'a tergiversé quand la direction a demandé que la traditionnelle semaine de congé, entre Noël et Nouvel An, soit travaillée pour rattraper le retard de production. Sans contrepartie. « Cela s'est passé dans le consensus », reprend la DRH. « À la bretonne », dirait Jean-Guy Le Floc'h, prompt à vanter la cohésion particulière liant les directions et les salariés des entreprises de la région.

La PME joue à fond l'identité culturelle bretonne. À l'entrée du siège social, les drapeaux breton, français et européen claquent au vent. Derrière, le magasin d'usine présente et vend les articles Armor Lux et les spécialités régionales : faïences Henriot, produits de beauté à base d'algues, CD de musique celte… « Un nouveau concept régional », explique-t-on à la PME, très engagée dans le label Produit en Bretagne, dont l'une des priorités est le maintien de l'emploi local. Une position qui vaut à l'entreprise, premier employeur privé de Quimper, le soutien des collectivités. Elles ont financé 50 % des 7 millions d'euros investis dans le déménagement et la construction de nouveaux locaux, après l'inondation et le refus des assureurs de prolonger leur contrat avec la PME.

Depuis 1996, première année de déficit après le rachat, les salariés ont fait preuve d'une belle solidarité. Cette année-là, le personnel administratif accepte, pour éviter le licenciement de 10 % d'entre eux, une baisse de salaire de 9 % et une réduction du temps de travail par le biais d'un accord de Robien défensif. Pour rétablir l'équilibre financier, « tous les budgets sociaux ont été rationalisés », rappelle la DRH. Idem en juillet 2001, quand la PME est contrainte par la loi Aubry II de mettre en place les 35 heures. Sondés par la CFDT, 80 % des salariés acceptent une nouvelle diminution de salaire de 3 %. De quoi rétablir une certaine équité : cinq ans après l'accord de Robien, le personnel administratif, qui n'a pas regagné son pouvoir d'achat, subit toujours une baisse de salaire de 3 %. « Tout le monde a été concerné par ces efforts, la direction y compris », précise Michel Guéguen.

Il y en a eu d'autres. L'intéressement a été suspendu. Et le treizième mois mensualisé, au grand dam du personnel payé au rendement qui a vu, en même temps, la direction refondre les grilles de calcul mesurant la productivité. « L'ancienne grille comprenait des anomalies connues de tous. Mais il est vrai que la nouvelle version calcule plus sévèrement les temps de réalisation », reconnaît Daniel Weidmann. Résultat, une opératrice de confection sur cinq a subi une perte de salaire, n'arrivant pas à atteindre la nouvelle base 100, garantie de maintien du salaire antérieur. Comme Fabienne, rémunérée 1 000 euros net par mois, toutes primes comprises, après vingt-six ans d'ancienneté…

« Mais, avec le nouveau système, certaines opératrices gagnent plus », commente la DRH, qui fait état d'un salaire moyen dans l'entreprise supérieur de 10 % au smic. Le personnel a attendu trois ans avant de regagner le niveau de salaire de 2001. Les efforts salariaux consentis ont laissé bien plus de traces que l'annualisation-modulation du temps de travail, également mise en place en 2001. Pourtant, dans certains services, les semaines peuvent varier de zéro à quarante heures. « Le personnel s'en est finalement bien accommodé », constate la CFDT. Les 23 jours de RTT accordés ont fait passer la pilule.

5 FAVORISER LA MOBILITÉ INTERNE

« Bonjour, Armor Lux pour La Poste à votre service. » Depuis le 15 novembre 2004, cinq jours par semaine, de 8 heures à 18 heures, six téléopératrices reçoivent les appels des postiers en quête d'information sur leur commande. Un centre d'appels interne pour le moins atypique puisqu'il a été constitué uniquement avec d'anciennes ouvrières de confection, reconverties dans le conseil commercial après une formation intensive de trois mois. Denise, 53 ans dont trente-sept ans de maison, a sauté sur l'occasion : « L'avenir n'est plus à la confection, et puis c'est un métier trop physique. » Comme ses collègues Nadine et Fabienne, respectivement vingt-cinq ans et neuf ans de confection, elle n'avait auparavant jamais touché un micro-ordinateur.

Toutes s'enthousiasment devant « la variété » offerte par leur nouveau métier, par comparaison avec les tâches répétitives de la confection. Même si, avec une moyenne de 80 à 100 appels quotidiens par opératrice, le rythme paraît soutenu. Mais elles n'ont plus le stress du salaire au rendement. Même engouement à la logistique où, après trente-deux ans de confection, Michèle fait ses armes comme préparatrice de commandes. « C'est plus intéressant. L'ambiance est meilleure », affirme-t-elle sans regret, en dépit du changement d'horaires. Elle a troqué un planning fixe contre un deux-huit !

Conscientes des difficultés du reclassement externe, les Bonneteries d'Armor mettent un point d'honneur à reconvertir en interne le personnel de production. En onze ans, une cinquantaine d'opératrices de confection ont changé de métier, pour la vente, la logistique… Les mutations se sont accélérées grâce au contrat avec La Poste, qui exigeait la mise en place d'un service client. Tous les postes ont été confiés à des volontaires. Seule contrainte, une limite d'âge de 55 ans. « Évidemment, il y a un droit à l'erreur », note la DRH, qui ne s'inquiète pas outre mesure du taux d'abandon (un tiers des candidats). La recherche systématique de reconversions internes a permis de réduire de moitié les effectifs en confection. « Nous avons réussi à redimensionner la taille de l'atelier sans recourir à un plan social », s'enthousiasme Michel Guéguen. Ce n'est pas la moindre des innovations dans cette PME bretonne décidément atypique.

Entretien avec Jean-Guy Le Floc'h
« Si l'on veut sauver le textile français, il faut rendre les contrôles sociaux obligatoires en Chine »

Prendre la tête d'une PME textile exsangue, dix ans avant la libéralisation totale du secteur… Jean-Guy Le Floc'h est de ceux qui ne reculent devant aucun défi. Ce centralien de 51 ans, qui a débuté chez Bull avant de rejoindre l'état-major de Vincent Bolloré, dont il a été le bras droit, a fait de sa méconnaissance du secteur un atout. Jamais à court d'idées, faisant feu de tout bois. Le développement d'entreprise démangeait depuis longtemps ce fin stratège, fils de l'ancien maire PS d'un village de la pointe du Raz. Comme le retour au pays. Depuis, ce patron est devenu un symbole du dynamisme économique breton et un porte-parole de la défense de l'emploi local. Avec la même vigueur qu'il promeut la culture bretonne, dont il est un mécène.

Depuis 1994, vous avez créé des emplois alors que la branche perdait 50 % des siens. Quelle est votre recette ?

Lorsque Michel Guéguen et moi avons repris l'entreprise, nous nous sommes fait une obligation de maintenir une production significative en France. Nous nous considérons responsables de ces emplois. Nous avons donc tout fait pour ne pas avoir de souci de plan de charge. En étoffant nos marques et leurs collections, en acquérant des techniques complémentaires à notre spécialité, le tricotage circulaire, en recherchant des contrats à l'étranger ou en France, auprès d'entreprises publiques.

Et vous avez délocalisé 50 % de la production…

Il ne s'agit pas de délocalisation mais de sous-traitance. Délocaliser, c'est fermer des usines françaises pour les positionner à l'étranger. Ce n'est pas notre cas. Le partage à 50/50 de la production entre la France et l'étranger nous sécurise. Nous pourrons rapatrier le travail si, par malheur, nous subissons une baisse des commandes. Et le tissu en maille utilisé à l'étranger contribue au maintien des emplois français : il est tricoté et teint dans nos usines.

Le textile-habillement a-t-il un avenir en France ?

Notre entreprise est une exception. Si nous avons réussi à maintenir nos effectifs quimpérois, c'est en modifiant leur répartition. Il y en a moitié moins en confection, davantage au bureau d'études et en logistique. Nos marques sont assez puissantes pour maintenir une centaine d'emplois de confection. Mais il ne faut pas se bercer d'illusions. Avec un coût de main-d'œuvre pesant 60 à 70 % du prix de revient du produit, la confection est structurellement condamnée en Europe occidentale. S'il reste, à terme, quelque chose, ce sera en création et en logistique.

Vous avez reconverti 50 ouvrières de confection vers d'autres métiers…

Le reclassement interne est une obligation que nous nous sommes donné depuis 1995. Nous avions licencié cinq personnes après le regroupement du tricotage rectiligne à Troyes, sans réussir à les reclasser en externe dans l'agroalimentaire. Depuis, nous anticipons et saisissons toutes les occasions pour reconvertir en interne les ouvrières volontaires.

Le vieillissement de votre personnel de confection (moyenne d'âge : 48 ans) est-il un avantage ou un inconvénient ?

C'est un fait. D'ici à dix ans, 50 % de nos opératrices de confection partiront en retraite. Nous allons atteindre le seuil limite en deçà duquel l'atelier de confection de Quimper n'est plus viable. Nous aurons besoin d'embaucher. Mais retrouver un tel savoir-faire ne sera pas évident. La compétence n'existe plus sur le marché. Il n'y a plus de formation ni de candidates.

Comment allez-vous vous en sortir ?

Nous nous en sortirons comme on le fait depuis dix ans… à la bretonne. Il existe, dans notre région, une solidarité entre les directions et les salariés qui dépasse les clivages habituels. Nous n'aurions pas réussi à passer le cap des 35 heures si le personnel n'avait pas accepté une baisse des salaires.

Quelle appréciation portez-vous sur la RTT ?

Les accords de Robien étaient de bons accords car ils réduisaient significativement les charges sociales. Mais, avec la loi Aubry II, nous avons perdu du jour au lendemain 11 % de notre capacité de travail. La seule alternative a été de développer la sous-traitance étrangère. Les lois Aubry ont poussé à la délocalisation du textile.

Y a-t-il une spécificité de l'entrepreneuriat breton ?

Le patronat breton défend son compte d'exploitation et, avant tout, ses emplois. Nous avons créé le label Produit en Bretagne. C'est le seul label régional existant en France. Les entreprises adhérentes s'engagent à développer les emplois en Bretagne. Cela nous est naturel. Nous voulons prendre notre revanche face au trop long déni de l'identité bretonne. Mieux vaut que cela revête une dimension économique plutôt que le visage de la violence, comme il y a vingt ans.

Vous commercialisez des produits en coton labellisé équitable. Du marketing ?

C'est un axe de valorisation de la marque Armor Lux. Assurer une rémunération décente aux producteurs maliens, en achetant leur coton à un prix minimal, répond à nos valeurs. Notre entreprise fait du développement durable depuis 1938 car elle défend l'emploi. Ce souci nous conduit aussi à réaliser des audits sociaux chez nos sous-traitants à l'étranger.

Que pensez-vous de l'accord sino-européen qui a débloqué les vêtements chinois en attente aux frontières de l'Europe ?

Ce n'est pas une bonne nouvelle. Mais les quotas étaient et sont un combat perdu d'avance. Si l'on veut sauver ce qui reste du textile, il faut rendre obligatoires les contrôles sociaux chez les producteurs chinois. Qu'on se batte à armes égales ! On pourrait imposer en Europe un label éthique sur les étiquettes. Les gros donneurs d'ordres, les États, les grandes entreprises publiques et privées devraient donner l'exemple.

Propos recueillis par Denis Boissard, Jean-Paul Coulange et Anne Fairise

Auteur

  • Anne Fairise