logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enquête

PLOMBÉS À 45 ANS !

Enquête | publié le : 01.10.2005 | Isabelle Moreau, Frédéric Rey

Le jeunisme continue de faire des ravages dans les entreprises. Si bien que, passé la quarantaine, le salarié entre dans une phase critique. Ses espoirs de promotion deviennent plus ténus. Et gare à lui s'il se retrouve sur le marché du travail ! Car les recruteurs préfèrent les candidats plus jeunes, moins chers et plus souples.

À 47 ans, on a la vie devant soi. Les enfants sont grands, la carrière est sur les rails. C'est du moins ce que pensait Laurence, responsable administrative d'une petite entreprise de distribution de produits informatiques. Mais les événements ont pris une tout autre tournure. La réorganisation de son service, décidée au printemps dernier, a provoqué sa mutation au commercial. « À un poste moins qualifié et, qui plus est, sous les ordres d'une assistante d'à peine 23 ans, l'âge de ma fille ! C'est ce que j'appelle une mise au placard en bonne et due forme », s'insurge-t-elle. Laurence a d'abord pensé que son côté grande gueule l'avait desservi. À force de demander des explications, elle a eu le fin mot de l'histoire : elle est tout simplement jugée trop vieille. « Selon mon chef, après 40 ans, on n'est plus capable de changer », rapporte cette cadre, encore estomaquée par la brutalité de l'aveu. Tout juste quinquagénaire, Roger, employé dans une société de services aux entreprises, ne pensait pas non plus avoir atteint le crépuscule de sa vie professionnelle. Pourtant, lorsqu'il a posé sa candidature pour le poste de responsable des services généraux, sa hiérarchie lui a rétorqué qu'il était dans la dernière ligne droite, celle qui mène à la retraite. Licencié à 48 ans, Patrick Mayo recherche un emploi depuis deux ans. Réalisant que son âge posait un vrai problème pour les recruteurs, cet ancien chef de projet dans l'informatique a entrepris un tour de France à pied pour dénoncer cette mise à l'écart du travail.

Curieux paradoxe : alors que l'espérance de vie ne cesse d'augmenter, celle de la vie professionnelle semble, au contraire, se raccourcir. Tandis que les personnes dites âgées ont gagné en vitalité, dans l'entreprise, la limite d'âge frappe de plus en plus jeune. Franchir le cap de la quarantaine, c'est s'exposer à un nouveau risque professionnel : la « séniorisation ». « Si, hier, on était vieux à 55 ans, aujourd'hui, c'est dès 40 ans que la perte d'emploi peut virer à l'exclusion définitive », remarque Yves Barraud, responsable du site Internet actuchomage.org. La réforme des retraites de 2003 a beau allonger la durée d'activité des salariés, les entreprises n'ont toujours pas modifié leur comportement à l'égard des seniors. « L'âge critique se situe davantage autour de 45 ans, précise Alain Hamel, du cabinet de conseil en évolution professionnelle Leroy Consultants. Les salariés entrent dans une période d'incertitude qui va encore s'intensifier après 50 ans. Les années qui précèdent cet âge couperet sont donc déterminantes. Je mets souvent en garde les candidats à la reconversion, poursuit ce consultant. Si la quarantaine est un bon moment pour opérer un virage dans une vie active, c'est aussi la dernière occasion, car, au-delà, l'accident de parcours ne pardonne pas. »

Écarté des projets de pointe

Premier symptôme de la séniorisation : la mise à l'écart. C'est, par exemple, ce responsable commercial qui se fait marginaliser par un jeune loup aux dents acérées ou encore ce chef de projet écarté des programmes technologiques de pointe. « Après 40 ans commence une période pendant laquelle les collaborateurs déclarent moins bien percevoir leur place dans l'entreprise et estiment que leur expérience est moins reconnue », souligne une étude du cabinet Inergie qui a interrogé en 2005 des salariés de plus de 40 ans employés dans 14 sociétés de l'industrie, des services et du commerce. Autre symptôme : l'accès à la formation continue commence à se boucher dès 45 ans et se ferme carrément à 55 ans. Un repli qui, selon une enquête de la Dares, s'observe à tous les niveaux de qualification, des ouvriers aux cadres, et plus particulièrement dans les petites entreprises.

Certaines carrières s'arrêtent à leur apogée. Après avoir créé son entreprise, repris des études, dirigé un organisme de formation, Gérard Plumier pensait que son expérience le préserverait du chômage. Licencié en 2001 à 50 ans, il ne compte plus les démarches pour retrouver un emploi : « Les salariés sont incités à ne pas s'endormir sur leurs lauriers en améliorant leur employabilité ; mais la vérité, c'est que le marché de l'emploi se ferme comme une huître lorsqu'on a passé 45 ans. »

Consultants et responsables des ressources humaines sont unanimes : hormis les experts hyperpointus et les hauts potentiels, le phénomène n'épargne personne. « J'ai analysé les trajectoires d'individus qui ont réussi leur carrière, souligne François Potier, ex-DRH du groupe Pinault-Printemps-Redoute. Ils ont tous endossé d'importantes responsabilités avant l'âge de 30 ans. » Si l'ensemble des secteurs est concerné, le jeunisme fait cependant des ravages dans la grande distribution ou l'informatique. Dans un atelier réunissant des responsables de ressources humaines, un DRH de la grande distribution a récemment confié, dépité : « Ma mission, c'est d'expliquer aux cadres quadras qu'ils n'ont plus d'avenir. »

Ne pas paraître ringard

Dans l'informatique, la limite d'âge est encore plus basse. « Les SSII privilégient le recrutement de diplômés de moins de 35 ans, souligne Régis Granarolo, président du Munci (Mouvement pour une union nationale des consultants en informatique). Dans ce secteur, la moyenne d'âge générale est de seulement 36,6 ans. » Pour Alain Donzeaud, du Syntec informatique, ce chiffre s'explique aisément : « Notre activité étant relativement récente, elle nécessite de rester jeune d'esprit et up to date face à des clients exigeants. » Le look est en effet important. Les quadras n'hésitent parfois pas à user d'artifices, en teignant des tempes grisonnantes ou en changeant de style vestimentaire pour ne pas paraître « ringards ». « Lorsqu'ils ont entre 20 et 30 ans, les gens veulent se vieillir pour être plus crédibles. À la quarantaine, c'est l'inverse », confirme François Thibault, consultant en image et communication et patron de FT Conseil.

Mais l'âge est surtout un facteur rédhibitoire pour se faire embaucher. Une enquête récente du Centre d'études de l'emploi a passé au crible 1 200 annonces composées à parts égales d'offres d'emploi françaises et espagnoles. Dans les deux pays, la mention de l'âge apparaît dans une annonce sur cinq ; mais, en Espagne, la tranche d'âge requise est très large. En France, même si cette mention est interdite par la loi, plus de 90 % de ces annonces ciblent les 25-40 ans. Elle devient une norme implicite. « Les employeurs restent incroyablement frileux, justifie Florian Mantione, dirigeant du cabinet éponyme. Lorsque vous avez en face de vous quelqu'un qui vous dit je ne veux pas embaucher de personnes de plus de 45 ou 50 ans, que voulez-vous faire ? Les recruteurs continuent d'exercer une pression très forte. Ils préfèrent encore et toujours des jeunes, parce que ceux-ci sont supposés mieux s'adapter aux nouvelles technologies et au changement et qu'ils sont plus polyvalents, dynamiques et motivés que les salariés âgés. »

Une opinion largement partagée, et pas seulement par les jeunes employeurs. « Il m'est arrivé de rencontrer un chef d'entreprise, la soixantaine passée, qui trouvait ses cadres trop vieux et ne jurait que par les trentenaires », rapporte Alain Hamel, de BPI. « Nous constatons un fort décalage entre les discours et la pratique », pointe Catherine d'Huyteza, consultante à la Sodie. L'expérience de Frédéric Lambin, responsable du cabinet de recrutement Axad, dans le Nord, en témoigne. En 2000, ce jeune patron crée un département senior au sein de son cabinet. « Nous avons eu un joli succès d'estime. La presse locale a relaté notre initiative, raconte-t-il. Du coup, beaucoup de gens en recherche d'emploi nous ont envoyé leur CV. Nous en avons environ 400 dans notre base de données. Mais, depuis cinq ans, personne n'a manifesté l'envie d'embaucher l'un d'entre eux. Chaque fois que je rencontrais un responsable de recrutement, il trouvait l'idée géniale, avant de se retrancher derrière les réticences probables de son directeur général. »

55 ans, âge idéal de la retraite

Les dirigeants ne sont pas les seuls en cause. La préférence française pour la cessation anticipée d'activité a fait des ravages. En 2001, selon la Dares, plus de 16,6 % des 55-59 ans étaient en préretraite. « Les restructurations ont été fatales aux salariés plus âgés dont les salaires étaient plus élevés », observe Jean-Marcel Bulté, responsable du collectif Quinquas citoyens, qui combat les discriminations dans le travail. Conséquence du recours massif aux préretraites, seule une minorité des plus de 55 ans est encore au travail. Avec, selon les chiffres de l'OCDE, seulement 36,8 % des 55-64 ans en activité en 2003, la France détient l'un des taux d'emploi des seniors les plus faibles des pays industrialisés. Beaucoup d'actifs ont intégré ce raccourcissement des carrières. Dans un sondage Sofres-TNS réalisé en 2004 auprès de 1 000 salariés, un tiers considéraient que l'âge idéal de la retraite se situe à 55 ans. « Atteindre la quarantaine, c'est être à une dizaine d'années d'un départ probable de l'entreprise, observe Éléonore Marbot, maître de conférences au Cnam, qui a consacré une thèse aux fins de carrière. Imaginez le manager d'une équipe mêlant juniors et seniors au moment de répartir son enveloppe d'augmentations salariales. Qui va-t-il privilégier ? Les plus jeunes, puisque les autres vont, de toute façon, bientôt partir. »

Un apartheid doublé d'un échec

« Entre les entreprises, les pouvoirs publics et les syndicats, explique Jean-Marcel Bulté, de Quinquas citoyens, le consensus était total, tout le monde avait bonne conscience : les plus anciens partaient plus vite et on faisait de la place aux plus jeunes. Mais on se rend compte aujourd'hui que cette politique a abouti à un véritable apartheid, doublé d'un échec : le chômage des jeunes est toujours aussi important. Le sacrifice des plus âgés n'a servi à rien. » Et ces trente années d'éviction ont fini par dévaloriser l'image des cinquantenaires. « Au fur et à mesure que les salariés avancent en âge, ils sont stigmatisés comme étant moins productifs, moins souples que des juniors, analyse la chercheuse Éléonore Marbot. Or, mis à part chez les ouvriers, aucune enquête n'a montré de déclin des capacités d'un ancien par rapport à un plus jeune. » Des reproches que vient renforcer un coût salarial jugé trop élevé. Calculette à la main, beaucoup d'employeurs constatent qu'ils peuvent s'offrir deux jeunes de 25 ans pour le salaire d'un quinqua.

Cette mise au rancart alimente un sentiment de renoncement chez les salariés. « Les quadras se retrouvent coincés entre les trentenaires, sur lesquels l'entreprise mise beaucoup, et les quinquas, qui, après la réforme des retraites, vont devoir rester plus longtemps en poste, explique Didier Pitelet, patron de l'agence Guillaume Tell. C'est une véritable bombe à retardement pour les entreprises, car cela influe négativement sur leur comportement personnel. » Prudents, « ces salariés de 45 ans et plus se limitent fortement en termes demobilité, souligne Fatima Hmidi, conseillère au Centre interinstitutionnel de bilan de compétences de Paris. Résultat, aux yeux des responsables RH, cette population apparaît comme frileuse et rétive aux changements ». La réforme des retraites n'a fait qu'aggraver la situation. « Les plus de 45 ans ont la trouille de la double peine, confie Gérard Plumier, qui fait partie des sept personnes ayant porté plainte en 2005 contre 70 entreprises pour discrimination (voir encadré page 16). D'un côté on vous juge trop vieux pour occuper un emploi et, de l'autre, c'est votre retraite qui risque d'être amputée faute d'avoir cotisé suffisamment longtemps. » Du coup, ceux qui ont un emploi s'accrochent à leur poste. Quant aux autres, ils tentent de se construire une seconde vie professionnelle…

Les quinquas se rebellent
Ces nouveaux militants dénoncent les discriminations dont ils sont l'objet

La pétition a recueilli plus de 760 signatures. Certaines sont parfois assorties de commentaires. Ainsi, Georges, ingénieur de 58 ans, précise qu'il n'a, en deux ans, pas eu un seul entretien d'embauche. Martine, 54 ans, assistance de direction polyvalente, s'est entendu dire qu'elle était « trop âgée par son patron qui a préféré une jeune minette… ». Entre les lignes, beaucoup d'amertume, mais aussi de la rage. C'est justement cette colère que les fondateurs d'actuchomage.org veulent fédérer.

Ce site Internet, spécialisé dans la défense des droits des chômeurs, est à l'origine de la plainte déposée par sept chômeurs pour discrimination à l'embauche sur des critères d'âge. « Nous nous sommes attaqués à des supports d'emploi qui mentionnent des critères d'âge, explique Yves Barraud, ancien militant d'AC ! et responsable d'Actu Chômage. Nous avons répertorié 40 offres d'emploi mettant en cause 70 entreprises. Cette discrimination est totalement institutionnalisée chez certains recruteurs qui ne s'imaginent pas enfreindre la loi. Pourtant, c'est aussi illégal qu'une annonce stipulant que le candidat devra être de race blanche. » La Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde) vient de rappeler à l'ordre les responsables de journaux sur l'interdiction de mentionner un âge limite. Le collectif Quinquas citoyens, qui regroupe des chômeurs, a tenu ses premières assises avant l'été en rassemblant près de 400 personnes. « Nous ne nous interdisons pas de déposer une plainte, explique Jean-Marcel Bulté, un des cofondateurs. Ce qu'il nous faut dénoncer, ce sont autant les discriminations que l'incroyable indifférence qui les entoure. » À moins de deux ans de l'élection présidentielle, ces nouveaux militants veulent en faire un thème prioritaire.

Auteur

  • Isabelle Moreau, Frédéric Rey