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Vie des entreprises

Les salariés brésiliens ont la cote auprès des firmes tricolores

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.09.2005 | Isabelle Moreau

Près de 90 % des sociétés du CAC 40 ont pris l'accent carioca. Les raisons ? Une main-d'œuvre créative et disciplinée, un management compétent, un environnement dynamique… Dans certains groupes français, les filiales brésiliennes servent même de sites pilotes sur la qualité de vie, l'hygiène ou la sécurité au travail.

Approvisionner les boulangeries brésiliennes en pains précuits pour qu'elles puissent les vendre chauds le matin, il n'y avait qu'un entrepreneur français pour relever le défi. En 2006, une usine créée par un industriel de la panification de la région de Troyes fabriquera quelque 25 000 pains précuits à l'heure, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. « Les PME sont frileuses pour investir au Brésil. Mais ça vaut le coup, à condition d'être patient », explique Claude Moulins, un agriculteur reconverti en consultant qui porte le projet. Si Curitiba a été retenu pour tester l'installation de l'usine de panification, ce n'est pas un hasard. Cette ville à l'allure et au climat européens, choisie par Renault en 1998 pour abriter le complexe industriel Ayrton-Senna (fabrication de moteurs et montage, 2 700 salariés), est la capitale de l'État du Parana (sud-est du pays), l'un des plus actifs des 26 États fédérés que compte le pays.

À la fête cette année en France, le Brésil dispose de tous les atouts pour devenir un nouvel eldorado pour les entreprises françaises. À condition de préparer soigneusement son plan de bataille. Faute de quoi on risque de perdre son latin face au jeitinho brasileiro, le fameux savoir-faire brésilien qui permet de trouver une solution à tout. Difficile d'appréhender ce pays 15 fois plus grand que la France, qui compte une population de 180 millions d'habitants à 80 % urbaine et dont le paysage économique est loin d'être uniforme. Rien de commun en effet entre Sao Paulo (11 millions d'habitants), où des hélicoptères privés survolent en permanence une forêt de gratte-ciel, et le Nordeste, vaste région pauvre à dominante aride. « Pour investir au Brésil, souligne Jean-Didier Catillon, directeur industriel de Lafarge Brésil, il faut d'abord raisonner dans la durée et surtout ne pas se laisser arrêter par les crises économiques. » Ni par la corruption et la criminalité, véritable fléau national avec quelque 5 000 homicides par an.

Un géant économique de demain

Souvent placé par les économistes juste derrière la Chine et l'Inde parmi les géants de demain, le Brésil a renoué avec la croissance, après un sacré trou d'air au début des années 2000. L'orthodoxie financière du gouvernement de Luiz Inacio Lula da Silva, dit « Lula », élu président de la République en octobre 2002, n'y est pas pour rien. L'ancien métallo, fondateur du Parti des travailleurs (PT), a su rassurer les marchés financiers et a entrepris de réduire la dette du pays. Il a aussi mené avec succès deux réformes difficiles, celle des impôts et celle des retraites des fonctionnaires, quitte à se mettre à dos une partie de son électorat qui lui reproche également son absence de résultat dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités record (les 10 % les plus riches se partagent 46 % des richesses). Bref, Lula est en passe de réussir là où on ne l'attendait pas.

Résolument ouvert à l'international, le Brésil accueille à bras ouverts les investisseurs étrangers, dont la moitié sont européens. En troisième position derrière l'Espagne et les Pays-Bas, la France fait bonne figure, avec 500 entreprises présentes, dont certaines, comme Michelin, Arcelor ou Rhodia, depuis des décennies. « Trente-cinq des entreprises du CAC 40 sont là. Elles s'installent ici pour exporter ensuite », explique Jean-Yves Paré, conseiller commercial à l'ambassade de France au Brésil. « Nous croyons à la croissance des marchés au Brésil mais aussi à son potentiel d'exportation à partir d'usines très compétitives », confirme Jean-Yves Gilet, directeur général d'Arcelor. Présent depuis quatre-vingt-trois ans dans le pays, à travers sa filiale Belgo-Mineira, Arcelor est aujourd'hui le premier groupe sidérurgique brésilien avec ses participations dans Acesita et CST. D'ici à fin 2005, il entend regrouper ses activités au sein d'une structure baptisée Arcelor Brasil réunissant les 14 000 salariés du groupe travaillant en Amérique latine, dont 12 000 sur le sol brésilien.

Si les grandes entreprises s'installent et se développent dans le pays, ce n'est pas fortuit. « Les compétences managériales des Brésiliens sont élevées », explique Jean-Didier Catillon, de Lafarge Brésil (1 500 salariés). Le pays est certes tourné vers les États-Unis, mais la présence de nombreux groupes européens comme Fiat, Volkswagen, Shell, Lafarge ou bien encore Renault – dont le nouveau numéro un, Carlos Ghosn, est né sur ces terres – a permis aux managers brésiliens de découvrir d'autres modèles. Jeune, enthousiaste, flexible, respectueuse de la hiérarchie… les qualificatifs employés par les dirigeants français pour parler de la main-d'œuvre brésilienne sont extrêmement positifs. « C'est un pays de culture neuve. Les gens sont ouverts au changement et font preuve de créativité. Ils sont capables de se mobiliser sur de grands projets et se donnent à fond pour y arriver », indique Jean-Didier Catillon. Les Brésiliens ont aussi « une volonté d'apprendre et de progresser », poursuit Jean-Yves Gilet, d'Arcelor. Ils n'hésitent pas à suivre des cours du soir pour améliorer leur CV.

Au Brésil, les relations professionnelles sont très hiérarchiques, même si les échanges entre individus sont relativement simples et chaleureux. La langue brésilienne y concourt largement : « Les Américains ont le you ; les Brésiliens, le voce », explique Farid Baddache, consultant chez Objectif DD et spécialiste du Brésil. Mais chacun reste à sa place. « Les Brésiliens sont disciplinés », confirme Jean-Christophe Sciberras, DRH de Renault Mercosur. « Trop souvent, l'image que l'on a du Brésil est celle d'un pays en développement, regrette Jean-Yves Gilet. Or le Brésil se situe au niveau d'un pays développé. Si l'on met bout à bout la qualification, la volonté de progrès, la dynamique de production et le coût du travail, nous avons un cocktail gagnant en termes de productivité. Et, dans de nombreuses multinationales, il n'est pas rare que la filiale brésilienne soit une référence. »

Management participatif

Au point que, pour certaines firmes tricolores, le Brésil est devenu une sorte de laboratoire social. C'est le cas de Michelin (5 500 salariés au Brésil), qui ouvrira en 2007 une nouvelle usine de pneus, qui emploiera environ 500 personnes dans l'État de Rio. « Ici on développe un management participatif et cela fonctionne bien. On teste les nouvelles idées sur les sites brésiliens. C'est vrai notamment pour les outils de gestion du personnel, explique le DRH Patrick Martigny. On propose aussi des projets pilotes comme la qualité de vie au travail ou l'hygiène et la sécurité, des thèmes très importants au Brésil. Et quand ça marche ici, on le fait savoir au groupe qui le déclinera ensuite sur l'ensemble de ses sites. » Le Brésil, « c'est une boîte à idées pour l'innovation », note Farid Baddache. Mais le pays a aussi un autre atout : « C'est une véritable base arrière pour l'exportation de talents, se félicite le DRH de Michelin Brésil. Les Brésiliens sont bien formés, s'adaptent rapidement et apprennent vite les langues. C'est pourquoi nous avons fait venir 28 familles en Europe dont une vingtaine à Clermont-Ferrand. » Même scénario chez Rhodia. Plusieurs dirigeants du groupe chimique viennent du Brésil, à commencer par son directeur industriel, Raffaele Franchi, membre du comité exécutif.

Dans ce pays, où l'économie se caractérise par l'existence d'un énorme marché informel qui capterait 60 % de la main-d'œuvre – le taux de chômage, officiellement de 10 %, serait plus proche de 18 % –, les multinationales françaises doivent « être exemplaires », estime Jean-Christophe Sciberras, de Renault. D'autant que, à l'instar de toutes les grandes entreprises, elles sont davantage contrôlées que les PME. Mais les têtes de pont hexagonales au Brésil s'adaptent facilement à la législation sociale locale.

« Plus habituées que les firmes américaines à un certain interventionnisme de l'État, les entreprises françaises n'ont aucun mal à appréhender le droit social brésilien, qui n'est d'ailleurs que la copie tropicale de la législation française », explique Nelson Mannrich, avocat associé du cabinet Felsberg et Associés. À ceci près qu'au Brésil les dispositions de la Consolidation des lois du travail (CLT) – l'équivalent de notre Code du travail – sont inscrites dans la Constitution de 1998, qui prévoit notamment le droit de grève et le versement d'un treizième mois. Ce qui peut entraîner une certaine rigidité de la législation sociale. Difficile, en effet, de réviser une Constitution…

Des lois sociales protectrices

Unanimement considérée comme très protectrice, « la législation sociale ne concerne que les droits minimaux », précise Paulo Sergio Joao, avocat au cabinet Mattos Filho, à Sao Paulo, et professeur de droit du travail à l'Université catholique de Sao Paulo. D'ailleurs, « il est plus facile de licencier qu'en France, à condition d'y mettre le prix, tout en respectant la loi », reconnaît Raffaele Franchi, directeur industriel de Rhodia, qui a concentré ses activités sur la chimie autour de Sao Paulo et emploie aujourd'hui quelque 3 000 salariés. Et le Brésilien de poursuivre : « S'il s'estime lésé, le salarié peut faire valoir ses droits devant les juridictions du travail. » Et comme « la transaction n'existe pas », note Jean-Christophe Sciberras, de Renault, il y a au Brésil, par ricochet, ce que Jean-Didier Catillon, de Lafarge, appelle d'une façon très imagée « une véritable industrie du procès ».

Près de 2 millions de procès par an relatifs au travail. Le chiffre est faramineux. Pour l'avocat Nelson Mannrich, ce n'est ni plus ni moins que le « reflet d'une législation trop complexe et déconnectée de la réalité ». Au hit-parade des litiges : les demandes de règlement d'heures supplémentaires et la requalification en contrats de travail formels de contrats informels. Même dans le pays de Lula, il n'est pas facile pour les syndicats de trouver leur place. « Nous sommes absents des entreprises et la législation laisse peu de place à la négociation collective », indique Luis Marinho, le leader de la Centrale unique des travailleurs (CUT), l'un des principaux syndicats avec Força Sindical.

En attendant la réforme promise par le gouvernement Lula (voir encadré ci-contre), les sociétés françaises s'accommodent tant bien que mal du dialogue social sectoriel et territorial en vigueur au Brésil. « Le pays étant régi par le principe du syndicat unique, extérieur à l'entreprise, un accord salarial signé au niveau d'un site ou d'une société peut vite devenir inflationniste et être généralisé à l'ensemble du secteur », complète Jean-Yves Gilet, d'Arcelor. Une surenchère qui « ne tient pas compte de la réalité économique de l'entreprise », regrette Jean-Christophe Sciberras, de Renault.

Le salaire minimum à 100 euros

Pourtant, le constructeur automobile, comme les autres entreprises bleu-blanc-rouge, a tendance à « donner plus de droits à ses salariés que la loi brésilienne », constate l'avocat Paulo Sergio Joao. Chez Renault, on se targue de faire bénéficier les salariés d'un « modèle social » différent de celui qui régit le marché du travail local, sur la base de l'accord social mondial en vigueur dans le groupe. « Le personnel est embauché dans une perspective de relation durable, avec de vraies évolutions de carrière. Les salariés travaillent quarante heures par semaine, au lieu des quarante-quatre légales, et peuvent faire au maximum dix heures supplémentaires », explique Carlos Magni, DRH de Renault Brésil. En outre, l'entreprise a décidé, par voie conventionnelle, de créer un CE et d'avoir des délégués du personnel, et propose des avantages périphériques au salaire.

Filiale d'EDF depuis 2001, l'électricien Light propose à ses 4 000 salariés un plan de retraite privé, une assistance médicale, une participation aux résultats. « Sans oublier des aides financières pour placer les enfants en crèche ou des bourses d'études », précise Cyril Baumgarten, le directeur exécutif. Classiques dans les multinationales, ces « packages » permettent d'attirer et de fidéliser les salariés, quand la différence ne se fait pas en termes salariaux. « Chez nous, le salaire mensuel moyen d'un cadre est de 12 142 reals (4 047 euros) avec les benefits, notamment les plans de santé et de retraite. En règle générale, la masse salariale moyenne des agents de production est 10 % au-dessus du marché », explique Patrick Martigny, DRH de Michelin Brésil. Si les salaires proposés par les entreprises françaises sont largement supérieurs au salaire minimum de 300 reals (100 euros), ils demeurent inférieurs à ceux pratiqués en France. Mais pas question pour autant d'ériger le Brésil en pays low cost. À ce jeu-là, la Pologne ou la Roumanie, plus proches, sont plus compétitives.

Pluralisme syndical en vue ?

Le paysage syndical brésilien pourrait connaître une petite révolution si la réforme soumise au Parlement par le gouvernement est adoptée en l'état. Celle-ci prévoit en premier lieu de mettre fin au principe du syndicat unique en vigueur au Brésil et donc d'introduire le pluralisme syndical. Actuellement, un seul syndicat est reconnu au niveau de la branche (métallurgie, automobile, banque…) et au niveau local (ville ou région). Cette réforme ferait donc le jeu des deux grandes centrales syndicales, la Centrale unique des travailleurs et Force syndicale, aujourd'hui dépourvues de la personnalité morale, qui pourraient à l'avenir négocier avec les directions d'entreprise. Et elle réduirait, de facto, le poids des quelque 20 000 syndicats autonomes. Car, pour être reconnues par l'État à l'échelon fédéral, les centrales devraient répondre à des règles strictes de représentativité.

La réforme envisagée aboutirait ainsi à une structure syndicale pyramidale, avec des organisations aux niveaux fédéral, de la ville ou de la région, et, dans chaque branche d'activité, des fédérations et des syndicats de base.

Autre élément de la réforme : la création d'instances représentatives du personnel. Au Brésil, « il n'existe pas de dispositif légal qui oblige les partenaires sociaux à se mettre autour de la table. Le comité d'entreprise tel qu'on le connaît en France n'existe pas », précise Raffaele Franchi, directeur industriel de Rhodia. La réforme propose la création de commissions d'établissement, élues par les salariés et composées de délégués à temps plein.

Le texte prévoit enfin de modifier le mode de financement syndical. La cotisation syndicale, obligatoire pour tous les salariés (retenue directement par les entreprises puis reversée aux syndicats) et représentant aujourd'hui un jour de travail, passerait à trois jours. Mais il n'est pas sûr qu'à un an de l'échéance présidentielle le président Lula, affaibli par les scandales qui ont frappé des membres de son précédent gouvernement, parvienne à mener à bien cette ambitieuse réforme.

Auteur

  • Isabelle Moreau