logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Vie des entreprises

Comment Bailly redonne de l'ambition aux postiers

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.09.2005 | Valérie Devillechabrolle

Dans un univers devenu très concurrentiel, Jean-Paul Bailly a réussi, en trois ans, à faire bouger La Poste. Projet stratégique, management décentralisé, réorganisations multiples, tout en canalisant les mécontentements au sein de ce puissant bastion syndical… Des recettes déjà éprouvées à la RATP.

On la disait battue d'avance, terrassée par le courrier électronique, plombée par son statut d'ancienne administration… Pourtant, à la veille, le 1er janvier 2006, de la libéralisation du courrier de 50 à 100 grammes, La Poste relève la tête. Avec une part de marché de 10 %, elle veut damer le pion à son concurrent hollandais TNT, en devenant le deuxième réseau européen d'acheminement des colis et de l'express, derrière le leader DHL. De son côté, la future banque postale n'attend plus que le feu vert des autorités pour lancer son premier crédit immobilier, au grand dam de ses concurrents, qui ont bataillé ferme pour empêcher l'arrivée de cette nouvelle venue. Quant aux 17 000 guichets postaux, ils devraient bientôt faire peau neuve pour coller davantage aux attentes des clients.

L'homme qui a remis La Poste en mouvement se nomme Jean-Paul Bailly, l'ancien patron de la RATP, à qui l'État a confié à l'automne 2002 les rênes de ce mastodonte de 306 400 personnes, dont deux tiers de fonctionnaires de l'État. Un poste à hauts risques tant la liberté de mouvement semblait étroite. « Le gouvernement a autorisé La Poste à investir à condition que cela ne dégrade pas son ratio d'endettement, rappelle Régis Blanchot, de SUD PTT. Mais, faute de fonds propres suffisants, sa principale marge de manœuvre réside dans l'obtention de gains de productivité, autrement dit des suppressions d'emplois supplémentaires. » Un challenge explosif quand on connaît la conflictualité épidermique de cette forteresse syndicale dominée par la CGT et SUD PTT. Pour résoudre cette quadrature du cercle, Jean-Paul Bailly n'a pas hésité à puiser dans les recettes qui lui avaient permis de pacifier la RATP. Avec succès : non seulement La Poste est en avance sur son calendrier avec un résultat net pour 2004 de 374 millions d'euros, en augmentation de 85 % en un an, mais le nombre de journées de grève par agent n'a jamais été aussi faible depuis 1996…

1 REDONNER UNE AMBITION AUX POSTIERS

Jean-Paul Bailly en est persuadé : « Ce qui inquiéterait davantage les postiers aujourd'hui, c'est s'il ne se passait rien et que nous n'investissions pas pour nous moderniser. » Un postulat qu'accepterait presque la CGT : « Avant l'arrivée de Jean-Paul Bailly, La Poste n'avait pas de projet d'avenir ni de vision stratégique. Aujourd'hui, même si nous en contestons la logique marchande, cette stratégie existe », explique Patrick Bourgeois, responsable du secteur postal à la CGT PTT. Pour transformer l'entreprise en « un service public de proximité répondant aux attentes des Français et en un fleuron industriel européen d'ici à 2010 », Jean-Paul Bailly a lancé, trois mois après son arrivée, sept chantiers. Un pour chacun des quatre grands métiers du groupe (courrier, services financiers, réseau grand public, express et colis), plus trois projets transversaux.

L'État actionnaire lui a dressé sa feuille de route avec la signature, en janvier 2004, d'un contrat de plan valable jusqu'en 2007, avant de déblayer le terrain avec l'adoption définitive, en mai, de la loi de régulation postale. Sous couvert d'organiser la libéralisation du secteur postal, le texte l'autorise à revenir dans le droit commun. Ainsi, La Poste bénéficiera, à partir du 1er janvier, des exonérations de charges sur les bas salaires (ce qui se traduit actuellement par un manque à gagner de plus de 500 millions d'euros).

Mais si le président de La Poste ne ménage pas son temps pour convaincre l'encadrement du bien-fondé de ses projets – « à raison d'une réunion tous les quinze jours, cela représente près de 10 000 cadres rencontrés dans l'année », se félicite-t-il –, cette opération de communication ne dissipe pas les inquiétudes des postiers. À commencer par celle d'un « démantèlement de l'entreprise » susceptible de heurter de front un corps social « viscéralement attaché au bandeau jaune, symbole de l'unité », comme le rappelle Nadine Capdeboscq, de la CFDT. Après le transfert, au 1er septembre, des facteurs encore installés dans les bureaux de poste vers les nouveaux centres de distribution, le projet sur la « performance des fonctions transverses » – objectif : alléger les services fonctionnels du siège en matière d'achats, de systèmes d'information, d'immobilier et de ressources humaines pour les rebasculer au service des métiers – cristallise les craintes des personnels. En témoigne la grève suivie en juin par une moitié des 1 500 informaticiens. « C'est une étape de plus dans la séparation des activités de La Poste avant sa privatisation », se désole Patrick Bourgeois, de la CGT.

L'autre grande crainte des syndicats concerne « les non-dits d'une privatisation rampante », pour reprendre l'expression de Didier Rossi, responsable du secteur postal de FO Com, sous couvert de transfert d'activité vers les filiales de droit privé. Par exemple, la future banque postale. Côté direction, tout semble clair : « Cet établissement ne devrait employer que quelques centaines de spécialistes sous convention collective bancaire et laisser dans le giron de la maison mère le noyau dur des personnels de back-office et du réseau commercial, composés à 80 % de fonctionnaires », précise Georges Lefebvre, DRH de La Poste.

Ce schéma, très contesté par la Fédération bancaire française, qui s'apprête à déposer un recours auprès des autorités de tutelle pour atteinte au droit de la concurrence, laisse les syndicats dubitatifs. « On ne peut pas dire à la fois que tout change sur le plan économique et que rien ne bouge pour les personnels : les postiers ne sont pas naïfs », souligne Didier Rossi, en constatant que les rattachements de fonctionnaires au nouvel établissement, qui devaient s'opérer sous forme de mise à disposition, le seront via des détachements : « Cela ne signifie pas la même chose en termes de gestion par l'organisme d'accueil et de garanties de retour dans la fonction publique. » « Si les personnels comprennent cette évolution, ils s'interrogent sur leur avenir dans l'entreprise, une fois la modernisation mise en œuvre », reconnaît Georges Lefebvre, qui espère dissiper ces craintes par son « projet social ». Un septième et dernier chantier qui reprend tous les engagements pris par la direction sur la qualité de l'emploi, l'égalité des chances ou encore le développement des compétences.

2 DÉCENTRALISER LE MANAGEMENT

L'autre priorité de Jean-Paul Bailly a été de mettre en place un management décentralisé par métiers, capable de négocier les évolutions professionnelles. Concrètement, cette mise en tension de l'encadrement s'est d'abord traduite, dès 2003, par un allégement de la chaîne hiérarchique, de cinq à trois niveaux de gestion opérationnelle : national, territorial et établissement. À la différence du passé, Raymond Redding, le nouveau patron du courrier, a la main sur toute la chaîne logistique d'acheminement depuis les plates-formes industrielles de tri jusqu'aux centres de distribution décentralisés qui regroupent les facteurs.

Au passage, cette réforme du management a entraîné la suppression de 3 400 postes de cadres. Sans licenciements, mais avec « des difficultés de reclassement sur la fin », observe Nadine Capdeboscq, de la CFDT, qui évoque l'inflation de « chargés de mission ».Une façon, selon elle, de « cacher les surnombres sous le tapis en attendant les départs à la retraite ».

Les opérationnels confortés par la réforme se sont vu, eux, attribuer « des objectifs contractualisés de contribution au résultat ». Moyennant, précise Georges Lefebvre, « un fort développement des formations de pilotage de projet », pour soutenir des responsables encore souvent issus de la promotion interne. Et au prix d'une « mise en cohérence des instances de dialogue social », de façon, ajoute Jean-Paul Bailly, « à donner à chacun de ces niveaux de gestion une capacité de résolution des problèmes ». Conceptualisées dans un accord-cadre signé en juin 2004 par quatre organisations minoritaires (CFDT, FO, CFE-CGC et CFTC), ces nouvelles règles de dialogue social ont débouché sur quatre grands accords d'accompagnement des réorganisations par métiers, mais aussi sur de très nombreux accords d'établissement. « Sur les 35 centres de tri concernés, 85 % sont déjà couverts par un accord local. Au total, nous avons signé depuis le début de l'année plus de 130 accords locaux dont les deux tiers sont des accords majoritaires », s'enorgueillissait au printemps Raymond Redding.

« Même si les résultats de ces négociations locales sont inégaux et dépendent de la capacité des managers à s'en débrouiller, on sent une nouvelle donne », confirme Didier Rossi, responsable FO, qui en veut pour preuve le fait que la CGT et parfois SUD n'aient pu faire autrement que de s'inscrire dans l'une ou l'autre de ces négociations. La signature historique par la CGT de l'accord national sur le courrier en témoigne : « Tout en contestant le projet industriel du courrier, nous étions favorables à la prime de 300 euros distribuée aux postiers, ainsi qu'aux mesures de déprécarisation de l'emploi », se justifie Patrick Bourgeois, pour la CGT.

3 SORTIR DE LA GRÉVICULTURE

Comme à la RATP, Jean-Paul Bailly se fait fort de réduire le volume des conflits. Ce qui n'est pas un luxe dans une entreprise habituée à cumuler, bon an mal an, entre 150 000 et 200 000 jours de grève. Pour y parvenir, le président de La Poste n'hésite pas à manier la carotte et le bâton. Gare à ceux qui entendent perpétuer la tradition des conflits locaux ! « La répression est de plus en plus forte », constatent unanimement les syndicats en fustigeant les déplacements d'office, réquisitions et autres sanctions pénales dont les grévistes font l'objet. Tels ces agents du centre de tri de Bègles qui n'ont pas hésité, à trois jours du référendum, à séquestrer leurs dirigeants ! « Pas question de laisser impunis des comportements répréhensibles », rétorque Georges Lefebvre, le DRH de La Poste.

Pour tenter de canaliser la grogne inhérente aux réorganisations en cours, Jean-Paul Bailly a eu recours à la fameuse « alarme sociale », ce dispositif de prévention des conflits qui avait fait merveille à la RATP. Conséquence immédiate, en 2004, selon Georges Lefebvre, « un tiers des préavis déposés n'ont pas été suivis d'effet ». Mais le dispositif a été enrichi d'une nouveauté, introduite par la loi Fillon sur le dialogue social : le droit d'opposition majoritaire. Là encore, effet immédiat : « Alors que 2004 a été l'année où nous avons conduit le plus de réorganisations, c'est également l'année où la conflictualité s'est révélée la plus basse, avec seulement 0,3 jour de grève par agent », se félicite Jean-Paul Bailly. Reste que, d'après Régis Blanchot, de SUD PTT, la direction devrait se garder de crier victoire trop tôt. À défaut de se traduire en jours de grève, la grogne a, selon lui, trouvé une autre échappatoire, dans l'absentéisme, qui s'élevait déjà, en 2004, à près de vingt-trois jours d'absence par agent, toutes causes confondues (samedi et dimanche inclus).

4 MODERNISER LES ORGANISATIONS

Ce patient travail de déminage a un objectif : réaliser en douceur de profondes réorganisations. Comme la mise en œuvre de la nouvelle plate-forme de tri des colis de Saint-Laurent-de-Mure, près de Lyon. Située près d'un nœud autoroutier, aérien et ferroviaire, cette plate-forme, qui a nécessité 20 millions d'euros d'investissement, va permettre de doubler la capacité individuelle de tri des agents, à raison de 1 000 colis à l'heure. 60 % d'entre eux seront traités sans aucune opération manuelle, du déchargement des camions jusqu'au remplissage des chariots triés par destination, grâce à un système de lecture automatique des adresses…

Autre révolution, celle du travail des facteurs. Alors que la moitié du temps de tournée était consacrée au tri manuel de la bonne vieille sacoche, l'installation des nouvelles machines à trier de bureau, les « MTB » dans le jargon des postiers, amène La Poste à « repenser totalement le métier de facteur pour le transformer en profession de services à domicile », note Raymond Redding. Le patron du courrier réfléchit au développement de nouvelles prestations pour les particuliers et les entreprises.

Au bout du compte, cette modernisation devrait se traduire par de substantiels gains de productivité et plusieurs milliers d'emplois supprimés. « De l'ordre de 70 000 à 100 000 dans les dix prochaines années, sur la base du rapport sénatorial 2003 de Gérard Larcher », estime le cégétiste Patrick Bourgeois. Refusant de prendre un engagement quantitatif sur l'emploi, Jean-Paul Bailly souligne que « ces suppressions d'emplois s'effectueront sans licenciement, au rythme des départs naturels », sachant que 140 000 départs de fonctionnaires sont prévus d'ici à 2012. Reste que La Poste a devant elle un immense chantier de redéploiement de personnel, à raison « de 5 000 à 10 000 reconversions par an ». Un dossier compliqué par la mise en œuvre de la loi Fillon sur les retraites qui devrait « inciter 25 000 à 30 000 fonctionnaires à retarder leur départ d'au moins deux ans ».

Si la direction a décidé de consacrer à la gestion des mobilités géographiques et fonctionnelles une bonne partie des 800 millions d'euros dévolus à l'accompagnement social de la modernisation du courrier, les syndicats estiment que ces redéploiements constitueront un point dur de la modernisation. « Nous n'en sommes qu'aux balbutiements… », s'inquiète Régis Blanchot, de SUD PTT.

Autre sujet périlleux, la flexibilité des organisations. Concurrence oblige, la souplesse est de rigueur, comme l'explique Christian Kozar, directeur du réseau grand public : « Les chefs d'établissement pourront adapter les horaires et les jours d'ouverture en fonction des attentes de leurs clients. » Par exemple, en ouvrant le samedi après-midi. Idem dans le courrier ou le colis, où les nouvelles machines entraînent la modification des rythmes de travail : « Alors que les agents travaillaient deux nuits sur quatre, ce qui nécessitait deux personnes par poste, la direction privilégie désormais les horaires atypiques qui permettent de travailler toutes les nuits, jusqu'à 3 h 30 par exemple. » En contrepartie, la direction s'est engagée à transformer plusieurs milliers de CDD et de contrats à temps partiel contraint en CDI à plein-temps. Néanmoins, la pilule a bien du mal à passer auprès des postiers.

5 SE DÉBARRASSER DES PESANTEURS STATUTAIRES

Pour affronter la concurrence, Jean-Paul Bailly doit se débarrasser, pour reprendre l'expression de l'ancien sénateur Gérard Larcher, d'un dernier gros « sac de ciment » : la charge des retraites des postiers fonctionnaires. Le paiement des pensions a coûté à La Poste 2,1 milliards d'euros en 2004 (2,9 milliards en 2005), soit presque autant que ses fonds propres. Et le taux de cotisation, aujourd'hui équivalent à 45 % du traitement de base, est en augmentation de deux points chaque année. « Comme le nombre de fonctionnaires diminue, le taux de cotisation augmente et nous pénalise sur le plan concurrentiel », explique Georges Lefebvre. Impossible de continuer sur cette lancée, d'autant que cet engagement hors bilan, évalué à 70 milliards d'euros, doit, en vertu des nouvelles normes comptables, être réintégré dans les comptes au plus tard le 1er janvier 2007.

Si le principe d'une cotisation libératoire, complétée par une soulte permise par l'adossement au régime général, est acquis, les « discussions techniques » avec Bercy sont ardues. Question préliminaire : qui financera la soulte ? Pour ne rien arranger, le régime complémentaire des contractuels, l'Ircantec, n'est pas adhérent à l'Agirc et à l'Arrco, ce qui risque de compliquer le dispositif d'adossement.

L'autre problème épineux que le président va devoir résoudre concerne la convention collective du secteur postal. Si La Poste a obtenu de ne plus recruter de fonctionnaires, ses contractuels ne bénéficient encore que d'une convention d'entreprise, apparemment plus avantageuse que la convention collective des transports qui régit déjà certains de ses concurrents dans le secteur du colis ou de l'express. L'ouverture d'une négociation collective du secteur postal à compter du 1er juillet 2006 s'annonce délicate. « Quelles activités seront régies par cette convention, sachant que l'entreprise recouvre plusieurs familles de métiers entre la banque, la publicité non adressée, la logistique ou encore la Bourse ? » s'interroge Régis Blanchot. « De quelle convention dépendront les guichetiers ou encore les agents des services financiers », renchérit la cédétiste Nadine Capdeboscq. Jean-Paul Bailly se déclare prêt à « un an de travaux avec les interlocuteurs syndicaux » pour déminer le terrain… Ce ne sera pas de trop.

Entretien avec Jean-Paul Bailly
« Plus que par le niveau de salaire des dirigeants, je suis choqué par le niveau de récompense de l'échec »

Jusqu'à sa nomination à La Poste, Jean-Paul Bailly avait effectué toute sa carrière à la RATP, dont il était devenu le président en 1994. C'est là que, en qualité de DRH, ce polytechnicien aujourd'hui âgé de 58 ans a rencontré son mentor en modernisation de service public, Christian Blanc, redresseur de la Régie et d'Air France. C'est de la RATP aussi que sont issus trois des plus fidèles collaborateurs du président de La Poste, Christian Kozar, actuel directeur du réseau grand public, Dominique Blanchecotte, sa directrice de cabinet, et Vincent Relave, son directeur de communication. Si bien que, au sein de cet état-major profondément renouvelé avec l'arrivée d'autres managers issus du privé, Georges Lefebvre, l'actuel directeur général et directeur des ressources humaines de La Poste, et Raymond Redding, le patron du courrier, font figure de postiers historiques.

Quel diagnostic avez-vous établi à votre arrivée ?

La Poste souffrait d'abord d'une organisation lourde et centralisée, héritée de son histoire. Il était donc impératif de clarifier le fonctionnement de l'entreprise en déployant une organisation par communautés d'objectifs, c'est-à-dire par grands métiers. Nous avons aussi raccourci la ligne hiérarchique à trois niveaux de gestion simples et lisibles : national, territorial et établissement. La Poste devait ensuite rattraper le retard accumulé depuis 1990 tant à l'égard de ses concurrents que des attentes des clients.

Jusque-là, personne n'avait osé tenir ce langage de vérité aux postiers. Ces derniers sont pourtant prêts à évoluer : vivant dans un univers majoritairement concurrentiel, ils sont conscients des exigences que cela recouvre en termes de satisfaction des clients et de maîtrise des coûts. C'est un grand atout pour La Poste… et une différence fondamentale avec la RATP.

À ce propos, avez-vous tiré parti de votre expérience à la RATP ?

J'en ai tiré une philosophie de management que j'ai déployée à La Poste, sous la formule des « 3 S », comme « sens », « soutien » et « suivi ». Elle repose d'abord sur la conviction que les équipes ne travaillent bien que si elles ont compris le sens de la modernisation.

Cela s'est traduit par la présentation, trois mois après mon arrivée, d'un plan stratégique qui fixe une ambition globale à La Poste : celle d'être d'ici à 2010 un service public de proximité, adapté aux attentes des Français. Cette ambition recouvre aussi une dynamique de projet, fondamentale pour le moral des postiers, et la mise en mouvement de l'entreprise. Désormais, il n'y a plus un postier qui ne soit acteur d'un projet. Qu'il s'agisse de la consolidation de La Poste comme leader européen du courrier, du colis et de l'express, de la remise en route du réseau des bureaux de poste ou encore de la création d'une banque de plein exercice. Nous nous sommes ensuite attachés à soutenir la réussite des équipes, par la mise en place d'organisations plus performantes. Pas seulement en termes de productivité, mais aussi d'innovation dans les services rendus aux clients, de maîtrise des coûts, de meilleures relations du travail, de plus grande qualité de l'emploi et de perspectives de promotion.

Enfin, des entreprises de cette taille ne fonctionnent que si les responsabilités sont décentralisées et les résultats suivis. Cette exigence, qui se traduit par un double système d'objectifs d'amélioration de la qualité et de contribution aux résultats, concerne l'essentiel des cadres et va de pair avec la fixation d'une part variable de la rémunération. Elle constitue aussi une forme de considération pour le travail des collaborateurs. Au total, la philosophie des 3 S s'adapte bien au corps social des postiers. Leur sens de la discipline et leur remarquable efficacité de mise en œuvre vaut largement celle d'autres grands groupes privés.

Mais ces projets par métiers ravivent aussi les craintes d'un futur démantèlement de La Poste ?

L'entreprise forme un tout dont le réseau constitue le creuset principal en accomplissant le service rendu au grand public au nom de chacun de ces métiers. Cela nous a d'ailleurs amenés à approfondir notre projet pour le réseau qui initialement se limitait à un aménagement technique dénué d'ambition. Or, au lieu d'avoir peur du changement, les postiers du réseau nous ont fait part de leur impatience d'être impliqués dans un vrai projet. C'est encourageant…

Avez-vous les moyens de vos ambitions ?

Grâce à l'amélioration de nos performances, nous avons pu investir près de 1 milliard d'euros dans la modernisation des bureaux et accorder, pour la première fois, des primes de 150 euros aux postiers.

Comment avez-vous responsabilisé vos cadres opérationnels ?

Après avoir été un peu déstabilisé par la nouvelle organisation, l'encadrement en a très vite perçu les avantages. Car il ne s'agit plus seulement de faire preuve d'autorité envers les collaborateurs, mais aussi d'être crédibles grâce à une capacité de dialogue, d'écoute, d'anticipation et de résolution des problèmes. Nous leur demandons aussi d'insuffler un cadre de confiance à l'égard des clients, des élus, des collaborateurs et des syndicats, via le respect des accords signés.

Comment les syndicats réagissent-ils à cette modernisation ?

Responsables, compétentes et très peu catégorielles, les organisations syndicales se sont globalement inscrites dans cette dynamique, comprenant le double enjeu de service public et de réalité industrielle et économique dans un contexte national et européen. Cela nous permet de développer un vrai dialogue social.

Ce dialogue n'existait-il pas auparavant ?

En héritière de l'administration, La Poste n'avait pas une grande pratique du dialogue fondé sur la conclusion d'un accord. La qualité du dialogue social dans l'entreprise ne repose pas tant sur la bonne entente entre le président et les responsables des fédérations que sur la capacité de conclure des accords décentralisés. Je me suis donc attaché à ce qu'il y ait correspondance entre les trois niveaux hiérarchiques et les instances de dialogue, en termes de prérogatives et de marges de manœuvre.

Pourquoi avoir privilégié le droit d'opposition à l'accord majoritaire ?

Le droit d'opposition majoritaire est un compromis, accepté par toutes les organisations syndicales. Il minimise les risques de blocage, bien réels dans le cas des accords majoritaires, tout en permettant une vraie responsabilisation des acteurs. Aucune organisation syndicale ne peut rester indifférente : elle doit en effet prendre ses responsabilités en s'engageant dans la mise en œuvre d'un accord, en reconnaissant qu'elle ne s'y oppose pas, ou encore en s'y opposant, ce qui, dans le cas où elle serait majoritaire avec d'autres, empêche la mise en œuvre de l'accord.

Cela explique-t-il la baisse de la conflictualité observée à La Poste ?

La diminution des conflits me semble en effet liée à ce déploiement d'accords locaux. Nous ne demandons pas aux organisations syndicales d'être d'accord avec les modernisations en cours, avec ce qu'elles induisent en termes de suppressions d'emplois. Ce n'est pas leur rôle. Elles doivent néanmoins être assez convaincues de leur nécessité pour que nous puissions discuter de l'accompagnement social de ces modernisations en termes d'évolution des métiers, de formation, de promotions, de mobilité.

Souhaiteriez-vous être privatisé, à l'instar de la poste allemande ?

Le contrat de plan négocié avec l'État nous procure un cadre convenable pour nous moderniser. La question de l'actionnariat de La Poste pourrait se poser si l'entreprise avait besoin de financements supplémentaires, par exemple, pour de grands projets industriels intra-européens. Mais cette hypothèse est exclue tant que l'entreprise n'est pas devenue forte et performante.

Faut-il accélérer les gains de productivité ?

Grâce aux 10 000 départs en retraite annuels, nous avons réalisé 1,5 % de gains de productivité sur 2003 et 2004. C'est un rythme élevé. Je ne prendrais jamais d'engagement quantitatif de réduction d'effectifs car le niveau d'emploi dépend à la fois de la vitesse de mise en œuvre d'organisations plus performantes, de la réalité des départs et, enfin, de notre capacité à gérer les redéploiements et les requalifications professionnelles. Je me suis, en revanche, engagé à l'égard des syndicats à améliorer la qualité de l'emploi, qu'il s'agisse du développement des compétences ou de la pérennité de l'emploi. Car si, pour faire face au besoin de flexibilité, La Poste avait jusqu'à maintenant compensé une organisation rigide par des contrats flexibles, l'accord signé repose sur la pérennité de l'emploi, en contrepartie de l'adoption de fonctionnements internes plus flexibles.

Que pensez-vous du débat sur l'évolution des rémunérations des dirigeants ?

Plus que le niveau de rémunération des dirigeants, je suis choqué par le niveau de récompense de l'échec. Les patrons devraient se préoccuper de l'impact défavorable des sommes versées tant auprès des salariés que de l'opinion française. C'est une de leurs responsabilités politiques et sociales.

Votre méthode peut-elle s'appliquer à la réforme de l'État ?

À défaut de « grand soir » de la réforme de l'État, celle-ci viendra des secteurs qui prendront leur politique de modernisation en main, avec le soutien de l'État. Sous réserve de penser à redonner une ambition et un sens à une réorganisation qui s'apparente encore trop souvent à un repli mécanique.

Propos recueillis par Denis Boissard, Jean-Paul Coulange et Valérie Devillechabrolle

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle