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Politique sociale

Aux États-Unis, les « class actions » font trembler les patrons

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.09.2005 | Isabelle Lesniak

Coca, Texaco, Sodexho, bientôt Wal-Mart… Traîner son patron en justice serait-il devenu un sport national aux États-Unis ? Plus que la pugnacité des salariés, l'écho que rencontrent les « class actions », ces procédures en nom collectif pour discrimination, traduit celle de leurs avocats. Mais la plupart des plaintes trouvent une solution amiable.

360 millions d'euros : telle est la somme astronomique que Marcel Thomas, 43 ans, a réclamé en mai dernier à General Electric. Bien qu'il ait récemment été promu patron d'une filiale du géant nord-américain, Aviation Materials, cet employé noir exige réparation pour les augmentations salariales qu'il n'a pas obtenues et dont ont bénéficié, selon lui, ses collègues blancs. Son avocat s'est empressé d'inviter les 4 500 employés noirs de GE qui pourraient s'estimer victimes de ce type de discrimination à l'appeler afin de déposer une procédure en nom collectif. En février dernier, une dizaine d'employées de la filiale américaine du laboratoire pharmaceutique suisse Novarti sont collectivement porté plainte contre leur employeur devant une cour fédérale de Manhattan pour discrimination sexuelle. Elles reprochent à leurs supérieurs de leur avoir refusé toute possibilité d'avancement depuis qu'elles lui ont annoncé leur grossesse ou au retour de leur congé maternité. Début avril, c'était au tour de quatre salariées de Smith Barney d'intenter une action en justice contre cette branche de Citigroup, la plus importante institution financière américaine. Elles considèrent avoir été désavantagées dans leur travail en raison de leur sexe et se proposent de transformer leur plainte en procédure en nom collectif (class action) si elles arrivent à collecter suffisamment de témoignages pour étayer le leur…

En avril toujours, la filiale américaine du groupe de restauration d'entreprise Sodexho a accepté de verser plus de 65 millions d'euros – soit 45 % du résultat net de son dernier exercice – à 3 400 employés noirs qui l'avaient attaquée en justice pour discrimination raciale, afin d'éviter un procès. Pour mettre un terme à la procédure en cours, le célèbre hôtel new-yorkais Plaza a versé près de 420 000 euros à d'anciens employés d'origine arabe ou asiatique qui estimaient avoir été l'objet de discrimination raciale de la part de leur direction, juste après les attentats du 11 septembre 2001. Et c'est désormais au tour d'IBM d'être dans le collimateur de plusieurs centaines d'anciens salariés californiens qui se déclarent victimes de discrimination en raison de leur âge. Si elle est reconnue comme class action par la justice américaine, l'affaire pourrait opposer le géant informatique à quelque 20 000 class members

Aucune major n'est épargnée

Chaque mois, les rubriques judiciaires de la presse américaine se font l'écho des procès, souvent spectaculaires, intentés par des employés qui se liguent pour obtenir réparation de discriminations liées à leur race, à leur sexe, mais aussi de plus en plus souvent à leur âge ou à leur handicap. Aucune major, aucun secteur n'est épargné puisque l'on retrouve, dans la liste des entreprises incriminées, aussi bien le géant aéronautique Boeing, le constructeur automobile Mitsubishi ou le groupe pharmaceutique Johnson & Johnson que la société de bricolage Home Depot, les cafés Starbucks ou encore les ténors de la finance, de Morgan Stanley à Merrill Lynch.

« Aucune société n'est à l'abri car c'est une véritable sue your boss culture [« culture de la poursuite du patron », NDLR] qui a contaminé la société américaine », dénonce Matt Webb, lobbyiste à la puissante US Chamber of Commerce. Selon les avocats des plaignants, au contraire, les class actions sont le seul outil dont disposent la majorité des travailleurs pour faire entendre leurs droits régulièrement bafoués par la Corporate America. Car ces procédures sont sans risque pour les plaignants, à qui elles ne coûtent pratiquement rien. En effet, plutôt que d'exiger une rémunération horaire qui peut rapidement propulser leurs honoraires à des niveaux record, les avocats acceptent généralement de se rémunérer en conservant un pourcentage – compris entre 5 et 33 % – des dommages et intérêts versés par les entreprises. D'où le succès des plaintes en nom collectif, qui regroupent souvent des milliers, voire des dizaines de milliers de salariés dans des procédures qui peuvent durer parfois quatre à cinq années…

Le dossier digne de tous les superlatifs reste, à ce jour, celui du groupe Wal-Mart. Le numéro un mondial de la grande distribution fait, depuis juin 2004, l'objet d'une class action à la mesure de sa taille. Pas moins de 1,6 million de femmes qui travaillent ou ont travaillé chez le premier employeur privé du pays depuis décembre 1998 et s'estiment victimes de discrimination sexuelle pourraient s'associer à la plainte. Pour le géant de Bentonville, dans l'Arkansas, ce procès n'est pas une première. L'enseigne de distribution avait déjà payé quelque 5,6 millions d'euros de dommages à des salariés handicapés résidant dans sept États différents qui lui reprochaient de ne pas les avoir embauchés en raison de leur infirmité. La plus importante affaire de ce genre depuis qu'une loi de 1990 a banni toute forme de discrimination envers les handicapés.

Pour autant, tous les griefs des salariés n'aboutissent pas automatiquement à des plaintes en nom collectif. Bon an mal an, les 2 400 employés de l'Equal Employment Opportunity Commission (EEOC), l'agence gouvernementale créée en 1964 pour instruire les affaires de discrimination au travail, reçoivent entre 75 000 et 85 000 plaintes de la part de salariés. Un nombre qui a tendance à augmenter en période de récession car les travailleurs qui se sentent discriminés ont alors plus de mal à aller chercher un poste dans une entreprise plus engageante… Sur l'année 2004, l'EEOC a été saisie de près de 27 700 cas de discrimination raciale – un motif de plainte qui a augmenté de 125 % au cours des dix dernières années –, de plus de 24 240 dossiers de discrimination sexuelle, de 17 830 cas de discrimination en raison de l'âge, et elle a été saisie à 15 376 reprises par des personnes handicapées.

Accords synonymes de jackpot

La quasi-totalité de ces affaires trouve une solution à l'amiable grâce à la médiation des juristes de l'EEOC qui se chargent de conclure des accords souvent synonymes de jackpot pour les salariés. Depuis 1991, le Civil Rights Act permet en effet d'exiger des punitive damages (des dommages punitifs) des entreprises pratiquant la discrimination « de manière intentionnelle ». « Cette loi a totalement bouleversé les relations entre salariés et employeurs, estime Michael Selmi, professeur à la faculté de droit de la George Washington University. Des employés qui n'auraient jamais pensé auparavant à demander réparation pour des pratiques discriminatoires se sont dit que cela valait le coup d'essayer de gagner de l'argent relativement facilement. Et, dans bien des cas, ça marche. Les entreprises ont tendance à préférer un arrangement, si onéreux soit-il, à de longs procès qui ne manqueront pas de salir leur réputation. »

D'autant qu'elles ne sont pas du tout assurées de les gagner. Ainsi, en avril dernier, la banque UBS a dû verser près de 24 millions d'euros à l'une de ses ex-commerciales, Laura Zubulake, à l'issue d'un procès pour harcèlement sexuel qui aura duré trois ans. En dépit des conseils de l'EEOC, cette quadragénaire s'est obstinée jusqu'au bout à refuser tout arrangement financier dans l'espoir de remporter une victoire hautement symbolique en justice…

Mais la majorité des plaignants se montrent plus conciliants. Et acceptent volontiers d'enterrer leur plainte en échange d'une généreuse compensation. En 2004, les affaires de discrimination sexuelle traitées par l'EEOC se sont soldées par des indemnités de l'ordre de 82 millions d'euros, celles concernant une discrimination en raison de l'âge à 57 millions d'euros et celles pour discrimination raciale à environ 50 millions.

150 plaintes par an aboutissent

Grâce aux bons offices de la commission gouvernementale, moins de 400 plaintes débouchent, chaque année, sur une action en justice faute de solution financière préalable. Et, sur ce total, 150 environ donnent lieu, en dernier ressort, à ces fameuses class actions tant redoutées par les patrons américains. « Il reste très difficile de convaincre la Cour de faire certifier une affaire comme classaction, témoigne Cyrus Mehri, fondateur et associé du cabinet Mehri & Skalet, devenu, en l'espace de quelques années, la vedette de la plupart des procès intentés par les salariés américains. Car il faut prouver que les plaintes venues de personnes employées dans des lieux, des services et à des niveaux hiérarchiques différents ne relèvent pas de cas personnels mais d'un problème systémique généré par les pratiques discriminatoires de l'entreprise. C'est la raison pour laquelle nous n'acceptons qu'un petit nombre de plaintes très étayées qui ont une chance de déboucher en justice. »

Il faut croire que Cyrus Mehri choisit bien ses dossiers. Car cet avocat américain d'origine iranienne de 44 ans possède quelques magnifiques trophées à son tableau de chasse. En 1996, il a participé à la class action historique contre la compagnie pétrolière Texaco (voir tableau page 34), qui s'est soldée par le versement d'environ 145 millions d'euros d'indemnités à 1 400 salariés noirs. Un coup d'essai qui s'est transformé en coup de maître pour le jeune avocat de chez Cohen, Milstein, Hausfeld & Toll, un cabinet pionnier en matière de défense des droits des travailleurs, dont c'était le premier dossier du genre.

En 2000, c'est à son compte que Cyrus Mehri a défendu 2 200 salariés noirs de Coca-Cola, qui ont obtenu 158 millions d'euros de dommages et intérêts. En juin dernier, l'avocat a encore obligé Ford à verser plus de 8 millions d'euros à 3 400 salariés noirs privés de stages de formation en raison de la couleur de leur peau. Il défend aussi les intérêts des employées de Smith Barney et participe à la campagne Women on Wall Street lancée en 2004 avec des féministes pour inciter les salariées de la finance à porter plainte contre les pratiques de leurs employeurs.

Un remake de la lutte des Noirs ?

« Dans un pays comme le nôtre où les syndicats sont faibles et où il n'existe pas de contre-pouvoir au patron, il est très important que les salariés unissent leurs forces et se fassent représenter par de bons avocats afin de faire triompher leurs droits », explique cet ancien collaborateur de Ralph Nader, légendaire défenseur américain des droits des consommateurs. Sa réputation dans ce domaine n'a fait que croître et embellir, au point de compter désormais parmi les « 10 avocats qui font trembler Washington ».

Mais si les derniers mois ont été marqués par une avalanche d'affaires, il ne faudrait pas en conclure, contrairement à la thèse répandue par certains sociologues du travail, à un surcroît de combativité de la part d'une nouvelle génération de salariés américains. « Le nombre de class actions émanant de salariés est stable depuis dix ans, mais elles ont plus d'écho depuis que certains grands noms du barreau y prennent part, relativise le professeur Michael Selmi. Ce ne sont pas les travailleurs qui sont devenus plus mordants, mais plutôt leurs avocats. Ils sont de plus en plus nombreux à s'intéresser à ces affaires de discrimination désormais très médiatisées, alors qu'ils les ont longtemps jugées trop longues, trop coûteuses et trop risquées à plaider. »

Les quelques victoires historiques remportées par des salariés contre des entreprises aussi prestigieuses que Coca-Cola ou Morgan Stanley ont achevé de convaincre le barreau de l'intérêt de se battre sur ces sujets en termes à la fois de notoriété et de contenu des dossiers. « C'est dans ce domaine que je peux être le plus utile pour changer la société », martèle Cyrus Mehri. Lyrique, l'avocat voit même dans le combat des salariés « un remake de la lutte pour les droits civiques menée par les Noirs dans les années 60 » !

Les six plus gros procès des salariés américains

1. Coca-Cola (2000)

2 200 plaignants pour discrimination raciale envers les salariés noirs.

Règlement : 192,5 millions de dollars (158,6 M€).

2. Texaco (1996)

1 400 plaignants pour discrimination raciale envers les salariés noirs.

Règlement : 176,1 millions de dollars (145,1 M€).

3. Sodexho (avril 2005)

3 400 plaignants pour discrimination raciale envers les salariés noirs.

Règlement : 80 millions de dollars (65,9 M€).

4. Morgan Stanley (2004)

340 plaignantes pour discrimination sexuelle envers les femmes cadres de haut niveau.

Règlement : 54 millions de dollars (44,5 M€).

5. Mitsubishi (1998)

350 plaignantes pour discrimination sexuelle.

Règlement : 34 millions de dollars (28 M€).

6. Home Depot (1997)

25 000 plaignantes pour discrimination sexuelle.

Règlement : 10,4 millions de dollars (8,6 M€).

Moins de plaintes en vue

Au moment où la France semble découvrir les « class actions », les États-Unis revoient les dispositifs existants. Une loi du 18 février 2005 a limité les plaintes civiles en nom collectif, au grand soulagement des employeurs américains qui considèrent la plupart des class actions comme des « junk lawsuits » (des procès poubelles) sans véritable fondement et terriblement coûteux. « Cela faisait près de sept ans que nous nous battions pour une telle réforme », se réjouit Matt Webb, l'un des principaux lobbyistes de l'US Chamber of Commerce.

Selon lui, un système qui avait des objectifs très nobles à ses débuts, dans les années 60 – permettre à des citoyens jusque-là sans défense, comme les Noirs, de lutter contre les discriminations –, a été progressivement dévoyé « sous l'influence d'avocats peu scrupuleux, avides de s'enrichir sur le dos des patrons ». Un avis largement partagé outre-Atlantique…

Désormais, les class actions portant sur plus de 4 millions d'euros de dommages et intérêts sont portées devant les tribunaux fédéraux et non plus les juridictions des États, plus généreuses. Un avocat ne peut donc plus décider de déposer un recours dans le comté de Jefferson (Mississippi) ou de Madison (Illinois) simplement parce que les juges y sont plus souples dans l'interprétation de la loi. Cette modification a toutes les chances de se traduire par une diminution drastique du nombre de class actions dès cette année, les cours fédérales étant trop encombrées pour se charger de procédures parfois futiles, longues et complexes.

Mais la réforme n'affecte pas de la même manière toutes les affaires. « Les class actions des consommateurs et des actionnaires en sont les premières victimes, alors que celles des employés sont moins touchées. Car, avant la réforme, la moitié de celles-ci étaient déjà du ressort des tribunaux fédéraux », précise Michael Selmi, professeur à la George Washington University. Ainsi, en 2004, les salariés américains ont intenté 76 procédures en nom collectif devant la justice fédérale, contre 32 en 1991, selon l'Administrative Office of the US Courts.

Isabelle Lesniak, à New-York

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  • Isabelle Lesniak