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Vie des entreprises

Travail et domicile

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.06.2005 | Jean-Emmanuel Ray

Fini la coupure traditionnelle entre bureau et domicile. Via les NTIC, le travail tend à envahir insidieusement la sphère privée du salarié… jusqu'à s'externaliser à son foyer en cas de télétravail. Une évolution qui conduit la Cour de cassation à poser des garde-fous et les partenaires sociaux à négocier les bases d'un statut du télétravailleur.

Quelle est la différence entre l'ouvrier de Henry Ford et le travailleur du savoir d'aujourd'hui ? Le métallo ne pouvait emmener une porte de voiture pour la terminer chez lui. Même Stakhanov, le vaillant mineur soviétique, ne pouvait apporter une petite tonne de charbon at home. La loi de la pesanteur interdisait toute exportation du travail manuel en dehors des centres industriels, même si le travail à domicile a toujours existé (exemple : le textile).

Depuis une vingtaine d'années, au contraire, nombre de salariés travaillent régulièrement dans ce qui est (était ?) considéré par les juristes du monde entier comme le temple de l'intimité de la vie privée : leur domicile. Entre les clés USB et Internet à haut débit, n'importe quel collaborateur équipé peut travailler chez lui, sans coups de téléphone navrants, courriels permanents ni collègues envahissants : « enfin tranquille pour vraiment travailler ». Mais alors que peindre une porte de 4L avait une fin (« nickel-chrome »), le travail intellectuel est toujours améliorable : bref, jamais vraiment fini. Et cette obligation de résultat peut devenir sans limites temporelle ni géographique grâce au logiciel de connexion obligeamment installé par l'entreprise sur les très puissants ordinateurs gracieusement fournis par elle. Toutes les informations disponibles au bureau le sont alors à la maison, comme d'ailleurs de n'importe quel point du globe si le salarié part en « vacances » : la troisième génération de mobiles mariant Internet, Powerpoint et téléphonie permet de consulter et de répondre à des courriels partout et à toute heure, au restaurant aussi bien que sur la plage, comme le montre à l'envi la publicité des opérateurs. Si ces derniers y trouvent évidemment leur compte, est-ce le cas de l'entourage du salarié, voire de la société tout entière ?

Avec cet envahissement programmé en forme de guerre des temps, il est évidemment inimaginable que des salariés mal à l'aise dans une vie privée conflictuelle à tous les étages trouvent dans cette délocalisation du travail une bonne occasion de s'y soustraire au nom de contraintes professionnelles pouvant par ailleurs les valoriser. Écartons aussi l'impensable hypothèse de collaborateurs incapables d'être seuls avec eux-mêmes et qui, à l'instar de leur ado triturant son portable dès qu'il a quitté son groupe d'amis, se jettent sur Internet pour meubler cet immense vide.

1° La protection jurisprudentielle du domicile au nom du respect de la vie privée

Sans doute, en matière de mobilité au sein du même secteur géographique, la Cour de cassation maintient contre vents sociaux et marées doctrinales sa conception objective qui ne laisse aucune place au domicile. S'agissant par exemple de la caissière d'un magasin situé au centre de Paris, habitant Les Mureaux (35 kilomètres à l'ouest) et mutée à Roissy (30 kilomètres au nord) puis licenciée pour faute grave à la suite de son refus de cette mutation, la chambre sociale avait rappelé, le 15 juin 2004, que « la cour d'appel ne s'était pas fondée sur les conditions de transport de la salariée depuis son domicile (vieille conception subjective qui pourrait un jour réapparaître), mais sur la desserte en moyens de transport de chacun des sites litigieux ».

S'agissant au contraire de la mise en œuvre d'une clause de mobilité, elle faisait, le 3 novembre 2004, application de l'article L. 120-2 à une téléactrice mutée de Paris à Aix-en-Provence : « La mutation de Mme X. avec changement de domicile n'était ni indispensable à la protection des intérêts légitimes de l'entreprise ni proportionnée au but recherché compte tenu de l'emploi occupé et du travail demandé. » Car, en règle générale, la chambre sociale a depuis 1988 adopté une très ferme mais légitime politique de protection du domicile, lieu naturel d'une totale indépendance du citoyen qu'est redevenu le salarié.

Ainsi de son immense méfiance à l'égard des clauses de résidence, destinées à rendre le collaborateur plus disponible – sinon de facto à disposition –, même lorsqu'il est « chez lui ». Rendu au visa de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, l'arrêt Spileers du 12 janvier 1999 est désormais conforté par celui du 13 avril 2005. S'agissant de gardiens d'immeubles HLM chargés d'assurer l'entretien des parties communes et la surveillance générale, leur contrat prévoyait qu'ils devaient obligatoirement résider sur place : « Ayant constaté que les salariés pouvaient exécuter les tâches qui leur étaient confiées à l'extérieur des lieux de travail, la cour d'appel a exactement décidé que la clause d'obligation de résidence était nulle. »

Ou de l'arrêt du 26 novembre 2002, s'agissant d'une déléguée médicale ayant fait l'objet d'une surveillance par son chef de service devant son domicile. Là encore, aux prestigieux visas des articles 8 de la CEDH, 9 du Code civil et L. 120-2 du Code du travail, la Cour énonce qu'une « filature organisée par un employeur pour contrôler et surveiller l'activité d'un salarié (à partir de son domicile) constitue un moyen de preuve illicite, dès lors qu'elle implique nécessairement une atteinte à la vie privée, insusceptible d'être justifiée, eu égard à son caractère disproportionné, par les intérêts légitimes de l'employeur ».

S'agissant enfin d'un inspecteur d'assurances désormais obligé de travailler chez lui à la suite de la fermeture des locaux de son agence, l'arrêt Abram/société Zurich Assurances du 2 octobre 2001 avait, en répondant bien au-delà de la question posée, établit un ferme principe : « Le salarié n'est tenu ni d'accepter de travailler à domicile ni d'y installer ses dossiers et ses instruments de travail. » Rappel très énergique du fait que le domicile n'est pas un lieu comme un autre. Il constitue le sanctuaire de l'intimité de la vie privée et familiale, aujourd'hui défendue par toutes les conventions internationales, et en dernier lieu l'article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. » Étaient en l'espèce très clairement visées les entreprises dotant généreusement leurs collaborateurs de matériel informatique mobile, mais aussi pour leur domicile : le commentaire de l'arrêt figurant au rapport 2002 de la Cour de cassation commence d'ailleurs par « le domicile est le lieu de l'intimité de la vie privée et familiale ».

À l'inverse, un télétravailleur peut-il se voir enjoindre de revenir travailler au bureau ? Non, a répondu dans une espèce très particulière la Cour de cassation dans l'arrêt du 13 avril 2005. Un directeur commercial avait été autorisé dès son embauche à effectuer ses tâches administratives à son domicile, situé à 220 kilomètres du siège social de l'entreprise. Licencié pour faute grave car il avait refusé de venir désormais travailler au siège deux jours par semaine, il avait saisi la justice. « Le contrat de travail ne comportant aucune disposition relative au lieu d'exécution du travail », la cour de Rouen avait confirmé la faute grave. Au visa de l'article 1134 du Code civil, la chambre sociale répond : « Le salarié effectuait son travail administratif à son domicile. Le fait pour l'employeur de lui imposer de se rendre désormais deux jours par semaine au siège de la société situé à plus de 200 kilomètres pour exécuter ce travail constituait une modification de son contrat que le salarié était en droit de refuser, ce dont il résultait qu'il ne pouvait se voir reprocher une faute grave. » Remarquons qu'en l'espèce n'existait aucune clause de réversibilité à la demande de l'employeur ou du salarié, ou de période probatoire aujourd'hui légalisée (Cass. soc., 30 mars 2005), clauses indispensables dans ce type d'expérimentation hasardeuse, et aussi banales que nécessaires dans la mise en place du télétravail au domicile.

À l'évidence, ne faut-il pas condamner toute exportation du travail, qui procure souvent au salarié une grande souplesse (face à des contraintes familiales) ou de substantiels gains de temps (déplacements rendus inutiles) ? Dans certains cas, le télétravail permettrait même le maintien dans l'emploi, comme l'avait remarqué la cour de Paris le 14 novembre 2002 : « L'entreprise n'avait pas d'intérêt légitime à muter une téléopératrice alors que l'emploi de Mme M. aurait pu être maintenu à Paris, seul, s'agissant d'un emploi de téléprospectrice pouvant s'effectuer à domicile. »

2° Un régime bientôt spécifique pour le télétravail officiel

Concernant en France 440 000 salariés, mais 1,1 million de salariés nomades selon la Dares, le télétravail a fait l'objet d'un rapport très intéressant du Forum des droits sur l'Internet rendu au ministre du Travail le 14 décembre 2004 (www.foruminternet.org), qui souligne le profil bien particulier du télétravailleur à domicile : 57 % d'hommes, très qualifiés, et pour l'essentiel dans le secteur financier ou dans les services aux entreprises. 53 % disent avoir une maîtrise de leurs horaires, mais 73 % travaillent le week-end, et 39 % de nuit (après 22 heures).

« Le télétravail est un moyen pour les entreprises de moderniser l'organisation du travail, et pour les travailleurs de concilier vie professionnelle et vie sociale, tout en leur donnant une plus grande autonomie dans l'accomplissement de leurs tâches » : signé le 16 juillet 2002 par la CES, l'Unice et le CEEP, l'accord-cadre européen sur le télétravail a légitimement choisi une acception large. Il s'agit de « travail effectué en dehors des locaux de l'employeur, de façon régulière ». Une grande première communautaire, puisque les partenaires sociaux n'ont pas souhaité que la Commission et le Conseil en fassent une directive, mais ont décidé de le transposer eux-mêmes grâce à leurs adhérents nationaux. Or, dès la première réunion de transposition du 4 mai dernier, Medef et confédérations se sont aperçus que l'opération s'avérait délicate, tant sur la forme (accord normatif ?) que sur le fond (faut-il inclure les salariés nomades, de loin les plus nombreux ?). Il n'est pas tout à fait certain que les dernières réunions programmées pour les 4 et 19 juillet prochain permettent d'y parvenir, ce qui mettrait la France une nouvelle fois en infraction, alors que l'échéance de fin juillet 2005 était prévisible depuis trois ans… Partant du légitime principe que le télétravail n'est pas un statut particulier (l'intéressé reste salarié) mais une simple modalité d'organisation, l'accord européen pose un principe général : celui de l'égalité de traitement entre travailleur au bureau et travailleur à la maison. Ce principe d'équivalence en forme de non-discrimination laisse cependant songeur, car il semble signifier que le lieu du travail n'a finalement plus d'importance, que travailler en entreprise ou chez soi, c'est la même chose, pour les deux partenaires, dans les deux sens. Bref, que la subordination est désormais sans limites, ni géographique ni temporelle.

Il est donc salutaire que la chambre sociale continue à veiller à encadrer temporellement et géographiquement le lien de subordination en créant ce droit à la déconnexion, droit à la vie privée en nos temps si modernes. Devant la lente montée de la grogne, certaines entreprises ont d'ailleurs limité cette exportation afin de pouvoir garder leurs meilleurs collaborateurs pris entre l'enclume de leur travail et le marteau familial. Comme le notait la CFDT dans son rapport de février 2005 : « Chaque télétravailleur n'est pas corvéable à merci, 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24. Le droit à la déconnexion doit être respecté. Ce droit à la déconnexion doit garantir au salarié une étanchéité entre vie professionnelle et vie privée. »

Mais, quand une idée nous « prend la tête », bref nous « travaille », avons-nous encore quelque emprise sur nos neurones ? Comme le remarquait dans ses Confessions un travailleur du savoir du XVIIIe siècle : « Je n'ai jamais rien pu faire la plume à la main, vis-à-vis d'une table et de mon papier. C'est à la promenade, au milieu des rochers et des bois, c'est la nuit dans mon lit, durant mes insomnies, que j'écris dans mon cerveau. » (Jean-Jacques Rousseau.)

FLASH

• « No paper » et information des salariés par Intranet

« Si l'employeur peut porter à la connaissance de ses salariés les emplois disponibles par voie de communication électronique […], il est tenu, en application de l'article L. 212-4-9 du Code du travail, de procéder à une diffusion spécifique concernant les emplois pouvant correspondre à la catégorie professionnelle, ou à un emploi équivalent, des salariés à temps partiel souhaitant occuper un emploi à temps complet, ou des salariés à temps complet souhaitant un emploi à temps partiel. » (Cass. soc., 20 avril 2005). Alors que dans son pourvoi l'employeur estimait que « satisfait pleinement à cette obligation le procédé moderne qui consiste à diffuser sur l'intranet une liste exhaustive et permanente comportant le titre, la nature du travail, la localisation et la date de disponibilité, sans préjudice d'observations détaillées accessibles au moyen d'un code, toutes données permettant amplement à chaque intéressé d'identifier les postes correspondant au sien », la Cour de cassation a pensé également aux technophobes. Si l'arrêt du 20 avril 2005 concerne le passage temps plein/temps partiel, il pourrait viser également l'obligation de reclassement en cas de projet de licenciement économique. Rappelons que l'information par voie électronique a été légalisée par la loi du 4 mai 2004, obligeant l'employeur disposant d'un intranet à mettre en ligne et en continu les textes conventionnels applicables… mais pas seulement en ligne.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray