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Vie des entreprises

Bosser ou fumer, chez l'Oncle Sam, il faut choisir

Vie des entreprises | ZOOM | publié le : 01.06.2005 | Isabelle Lesniak

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Bosser ou fumer, chez l'Oncle Sam, il faut choisir

Crédit photo Isabelle Lesniak

Après le tabac, ce sont les fumeurs eux-mêmes que de plus en plus de firmes américaines veulent bannir de leurs locaux. Objectif : réduire la facture des dépenses de santé. Embauches réservées aux non-fumeurs, sanctions financières pour les accros, licenciements… Des pratiques légales dans nombre d'Etats, que les défenseurs des libertés ont du mal à combattre.

Aux États-Unis, fumer ne nuit pas seulement à la santé, mais aussi au travail. Non contents d'avoir pratiquement éliminé la cigarette des bureaux dans les années 90, beaucoup d'employeurs en bannissent aujourd'hui les fumeurs. Selon le National Workrights Institute, une association de Princeton (New Jersey) qui défend les droits des travailleurs, depuis 1998, quelque 6 000 entreprises américaines refusent purement et simplement d'embaucher des accros du tabac. Parmi elles, la compagnie de chemins de fer Union Pacific Railroad, une entreprise d'Omaha, dans le Nebraska, ne se contente plus d'interdire à ses 48 000 salariés de fumer dans l'enceinte des gares. Depuis l'année dernière, elle a enrichi ses entretiens d'embauche de questions sur le tabac, comme le font, selon une enquête menée en décembre 2004, 2 % des membres de la Society for Human Resource Management, la plus grande association internationale de responsables de ressources humaines.

Ceux qui désirent travailler chez Union Pacific sont non seulement soumis à la traditionnelle visite médicale et au contrôle antidrogue – généralisé dans tous les États –, mais ils doivent également indiquer à leur recruteur s'ils fument. Et gare à ceux qui avouent leur vice, car leur dossier est immédiatement recalé. Même pratique dans l'établissement d'enseignement supérieur de la vallée de la Kalamazoo, dans le Michigan, qui, depuis le 1er janvier 2005, ne recrute que des non-fumeurs. Les 20 à 25 postes créés chaque année sur ce campus leur sont réservés. But avoué des responsables des ressources humaines de l'université : diminuer le pourcentage de fumeurs (aujourd'hui autour de 10 %) parmi les 365 salariés à plein-temps afin d'obtenir un établissement « 100 % non-fumeurs » d'ici à quelques années. Autre exemple de chasse aux fumeurs, le comté de Montgomery, en Pennsylvanie, qui emploie actuellement 3 200 fonctionnaires à temps plein et 500 à temps partiel, envisage de réserver ses offres d'emploi aux seuls non-fumeurs…

Parfois, ces méthodes présentent des allures quasi inquisitoriales. Depuis 1998, Chuck Crawford, le P-DG de Kimball Physics, une PME high-tech spécialisée dans la production d'instruments scientifiques, déclare persona non grata dans son bureau tout visiteur ayant fumé au cours des deux heures précédentes. Une règle de fer qu'il applique d'abord à ses 50 salariés, mais aussi aux clients et contacts professionnels qui viennent le rencontrer dans sa société perdue au fin fond du New Hampshire… « C'est la seule façon de ne pas être incommodé par les odeurs de cigarette qu'exhalent les cheveux et les vêtements des fumeurs », explique ce petit patron qui avoue ne pas supporter les relents de tabac froid.

1 250 euros de « surcoût »

Mais cette politique antifumeurs possède une explication autrement plus matérielle : alors que la couverture santé des salariés coûte de plus en plus cher aux entreprises américaines, celles-ci cherchent à réaliser des économies. Selon l'institut californien de recherche Kaiser Family Foundation, leurs dépenses médicales ont augmenté, en effet, de 59 % depuis 2000, alors qu'au cours de cette période la composante purement salariale des rémunérations n'a progressé que de 12,3 %.

Ces dernières années, une batterie d'études se sont attachées à évaluer le coût d'un salarié fumeur pour son employeur. L'une des plus fiables, celle du National Center for Disease Control and Prevention, chiffre à 1 760 dollars par an (1 372 euros) le manque à gagner d'un fumeur en termes de productivité (entre ses pauses-cigarette, son attention supposée moindre et son irritabilité jugée supérieure) et à 1 250 euros le « surcoût » en frais médicaux pour l'employeur. Plus généralement, cet organisme note que le tabagisme génère 7 % des dépenses de santé dans le pays et que la note pour la collectivité s'élève à quelque 50 milliards de dollars par an.

D'autres recherches concluent que le fumeur s'absente en moyenne six jours et demi de plus que le non-fumeur, qu'il consacre 8 % de ses heures de travail aux « rituels liés à la cigarette », qu'il consulte six fois plus le médecin par an et qu'il est plus souvent admis à l'hôpital pour des séjours plus longs, en moyenne, de… un jour et demi. De quoi fournir des arguments aux entreprises qui imposent des pénalités financières aux fumeurs. Ce qui est le cas de 5 % des membres de la Society for Human Resource Management, selon un sondage réalisé en décembre 2004.

Exemple : le géant agroalimentaire de Minneapolis, General Mills, facture l'assurance médicale 20 dollars de plus par mois aux salariés qui se déclarent fumeurs. Attention à ceux qui auraient menti pour éviter la surprime et se retrouveraient à l'hôpital à cause de la cigarette. Car, dans ce cas, General Mills refuse de prendre la note à sa charge. D'autres entreprises n'ont pas envie de s'embarrasser avec ce type de calculs et préfèrent tenir les fumeurs à distance pour ne pas avoir à payer les surcoûts qu'ils occasionnent. Responsable de la communication d'Union Pacific Railroad, John Bromley estime qu'« en embauchant un non-fumeur plutôt qu'un fumeur la société économise 922 dollars par an [719 euros] ».

Même si elle suscite l'émoi des défenseurs des libertés civiles, cette chasse aux fumeurs est, dans la majorité des cas, légale. Les États ont chacun une législation différente régissant les droits des salariés. Mais, selon l'Association américaine du poumon, une trentaine d'entre eux protègent les fumeurs, à des degrés variables. Depuis 1991, l'Arizona interdit noir sur blanc à tout employeur public de prendre des mesures contre son personnel qui fume en dehors de son lieu de travail. La même année, le Dakota du Nord a déclaré hors la loi toute discrimination contre les salariés qui se livrent à des « activités légales » – cigarette comprise – dans les entreprises publiques comme dans le secteur privé. L'État de New York, le Colorado et la Californie ont adopté des dispositions identiques.

Discrimination légale

En revanche, dans le Maryland comme dans 19 autres États américains, rien n'empêche un patron de réserver ses offres d'emploi à des non-fumeurs, d'imposer des tests nicotiniques aux candidats, voire de licencier un salarié qui ne fume pourtant que durant ses loisirs. Dans une célèbre décision de justice remontant à 1999, la Cour suprême de Floride a même explicitement jugé qu'un employeur a le droit de se livrer à une discrimination envers les fumeurs lors des procédures de recrutement. Si choquante que paraisse la mesure, c'est également en toute légalité qu'une banque de Virginie, la Newport Savings and Loan, interdit à ses salariés d'aller fumer sur le parking, dans leur voiture. « En matière de législation sur la protection des salariés, les États-Unis en sont encore au Moyen Âge. La plupart des droits garantis au citoyen par la Constitution s'arrêtent au seuil de l'entreprise, déplore Jeremy Gruber, directeur juridique du National Workrights Institute. Dans de trop nombreux États, votre employeur peut vous licencier pour le simple fait que vous avez pris un verre ou fumé une cigarette, chez vous, après le travail. »

Certaines de ces pratiques sont relativement anciennes. Cela fait vingt ans que la compagnie aérienne Alaska Airlines fait passer des tests nicotiniques à ses nouvelles recrues pour éliminer les fumeurs. De même, c'est en 1990 que le célèbre groupe multimédia de Ted Turner, Turner Broadcasting System, a entrepris de limiter son recrutement aux non-fumeurs, même s'il a dû, il y a un an et demi, revenir à une attitude moins radicale pour ne pas laisser filer certains talents vers la concurrence. Désormais, un fumeur peut à nouveau être intégré dans l'entreprise, mais il doit s'engager à ne griller sa cigarette que dans les lieux réservés à cet effet, à l'extérieur du bâtiment. Des cas de discrimination relativement isolés qui sont passés inaperçus jusqu'à l'hiver 2004, lorsque a éclaté l'affaire Weyco.

Campagne d'éradication

Le 1er janvier 2005, cette société de services de 200 personnes basée à Okemos, dans le Michigan, a franchi une étape supplémentaire dans ses mesures de rétorsion contre les fumeurs en décidant de licencier les employés qui n'avaient pas pu ou voulu s'arrêter de fumer, dans le cadre d'une campagne d'éradication du tabac, aussi ambitieuse que progressive, lancée en interne près de deux années plus tôt. Au début de 2003, Weyco, spécialisé dans la gestion des plans de santé de quelque 165 000 salariés, a commencé par ne plus embaucher de fumeurs. À l'automne suivant, l'entreprise a interdit la cigarette au travail. Quelques mois plus tard, elle a imposé une amende de 50 dollars (39 euros) à tous les salariés qui refusaient de participer au programme corporate pour s'arrêter de fumer.

Pour finir, en novembre 2003, elle leur a lancé cet ultimatum surréaliste : abandonner définitivement la cigarette avant la Saint-Sylvestre 2004, ou bien se retrouver à la porte à la nouvelle année. « Je n'ai pris personne par surprise », s'est abondamment justifié à la télévision le P-DG de Weyco, Howard Weyers, un ancien entraîneur de football américain obsédé par sa forme qui, à 70 ans, continue de fréquenter les clubs de gym cinq fois par semaine. « J'ai laissé à mon personnel plus de quinze mois pour qu'il décide, en conscience, ce qui est le plus important pour lui : son emploi ou la cigarette. »

Ce fougueux septuagénaire aux cheveux d'un blanc de neige a ostensiblement affiché sur les murs du siège la note manuscrite que Thomas Edison avait, en précurseur des tendances actuelles, adressée le 26 avril 1914 à Henry Ford : « Je ne recrute pas de fumeurs. » Il a aussi pris la peine de publier sur le site Internet de Weyco un communiqué de six pages dans lequel il explique sa démarche. « La législation fédérale et celle de l'État du Michigan interdisent la discrimination sur la base de l'âge, du sexe, de la race, de la couleur de la peau, du poids, de la religion ou de la nationalité. […] Le tabac n'est en revanche pas un droit civil, mais seulement un choix personnel déplorable qu'un employeur a le droit de sanctionner, peut-on y lire. Il ne s'agit pas d'interférer dans la vie privée de nos salariés, mais d'exiger un certain niveau de responsabilité personnelle aux gens que nous décidons d'embaucher. »

Howard Weyers, qui paie déjà environ 262 euros par mois et par employé pour la couverture médicale de son personnel, reconnaît également que le recrutement exclusif de non-fumeurs lui fera sans doute économiser plus de 77 000 euros par an. Dans les semaines qui ont suivi l'introduction des tests nicotiniques obligatoires, quatre salariés fumeurs ont préféré partir alors qu'une vingtaine d'autres ont renoncé à la cigarette. « Autant de vies sauvées », se félicite Howard Weyers sur le site de l'entreprise.

Un précédent dangereux

D'ordinaire prompte à dénoncer les abus des employeurs, l'American Civil Liberties Union, la très active association américaine de défense des libertés civiles a, cette fois, choisi de ne pas livrer en justice un combat perdu d'avance. De même Jeremy Gruber, du National Workrights Institute, avoue son impuissance devant ce qui constitue pourtant, selon lui, un « précédent dangereux pour l'Amérique » : « Des centaines de choses que nous faisons dans notre vie privée ont une incidence sur notre santé ou notre productivité et sont, de ce fait, susceptibles de déplaire à nos patrons. Ce n'est pas une raison pour les laisser décider ce que nous mettons dans nos assiettes ou nous interdire de faire du ski parce que nous risquons de nous casser un bras ou une jambe. » Le juriste reconnaît cependant que personne ne pourra s'opposer à de telles dérives tant que tous les États n'auront pas interdit la discrimination pour activités extraprofessionnelles.

Le Workrights Institute planche actuellement sur une réforme de la législation dans ce domaine, dans l'État du Michigan et en Pennsylvanie, tout en reconnaissant qu'il s'agit d'un « combat difficile » qui pourrait prendre des années avant d'aboutir. Mais l'association bénéficie du soutien relatif de l'opinion, malgré une pression sociale persistante à l'encontre des fumeurs. Selon un sondage réalisé début février par safety.blr.com, un site spécialiste des questions de sécurité au travail, 72 % des Américains jugent qu'un employeur ne devrait pas avoir le droit de licencier quelqu'un qui fume en dehors de son lieu de travail.

La société bannit les fumeurs

Forte du soutien d'une opinion très mobilisée contre les fumeurs, l'Amérique a quasiment réussi à chasser la cigarette du bureau. Selon le US Census Bureau, le bureau américain du recensement, le nombre d'établissements non-fumeurs est passé de 46 % à 69 % entre 1993 et 1999. Au milieu des années 80, 3 % seulement des entreprises limitaient la consommation de tabac. Mais cette bataille ne passe pas toujours par la répression. Selon l'enquête menée par la Society for Human Resource Management auprès de ses membres en décembre 2004, 32 % proposent aux salariés des programmes sur la base du volontariat pour les aider à s'arrêter de fumer. Le chiffre passe à 66 % dans les entreprises de plus de 5 000 personnes. Certains patrons financent des séances en direct ou par téléphone auprès de conseillers santé, d'autres remboursent les Nicorette, patchs et autres médicaments qui aident à arrêter de fumer.

Le public se montre de moins en moins tolérant pour les personnes qui fument au bureau. Selon l'institut de sondage Gallup, 38 % des Américains considèrent qu'il est souhaitable d'interdire totalement la cigarette dans l'entreprise et 58 % sont pour la suppression des espaces fumeurs, qui existent dans près des deux tiers des sociétés. Dans ce contexte, le plus étonnant est que plus de 20 % des adultes n'aient pas encore renoncé au tabac, selon le National Center for Chronic Disease Prevention and Health Promotion. Un taux qui a beaucoup chuté entre 1972 et 1989 mais qui évolue peu depuis. Aujourd'hui, les salariés jeunes, blancs, non hispaniques, moins qualifiés et moins diplômés continuent de fumer davantage. Selon Gallup, 32 % des adultes qui ont le niveau bac ou moins fument, contre 9 % de ceux qui ont suivi un troisième cycle. " En ne recrutant que des non-fumeurs, les patrons ne risquent pas vraiment de se couper des meilleurs managers si difficiles à trouver et à garder, car les fumeurs sont de plus en plus concentrés dans les classes socio-économiques inférieures ", relève le plus célèbre des croisés antitabac, le professeur de droit John Banzhaf.

Auteur

  • Isabelle Lesniak