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Politique sociale

Comment l'État privatise des services sans faire de vagues

Politique sociale | ZOOM | publié le : 01.06.2005 | Valérie Devillechabrolle

De la Défense à Bercy, l'État se déleste en douceur d'activités au profit du secteur privé. En dépit des moyens consacrés au reclassement des fonctionnaires, la tâche est délicate. Non seulement les syndicats renâclent, mais les administrations se trouvent en concurrence pour recaser leurs agents.

À la surprise générale, l'affaire n'a pas fait de vagues. Après un tour d'échauffement avec le transfert des dossiers des 32 000 fonctionnaires de La Poste l'an passé et de ceux de France Télécom en janvier dernier, les caisses d'allocations familiales vont officiellement hériter d'ici à l'automne de la gestion des prestations familiales des 400 000 agents allocataires de l'État. Une charge de travail dont se félicite Michèle Balestra, responsable du projet à la Cnaf, car « elle va nous permettre de réaliser intelligemment de la productivité ». De son côté, l'État peut également se frotter les mains : ce transfert se solde non seulement par une amélioration de la prestation du fait de l'informatisation plus performante des CAF, mais aussi par la suppression dès 2005 de près de 500 postes disséminés dans les 32 ministères, dont 200 dans les seuls rectorats. Quant aux agents qui, jusqu'à présent, géraient ces personnels, « ils seront réintégrés dans les différentes structures RH des ministères », assure-t-on à la Direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP).

Cette externalisation en bonne et due forme n'est pas un cas isolé. Dans la foulée de Francis Mer, qui, à l'automne 2002, avait annoncé le transfert au privé du contrôle technique des poids lourds dans le cadre du plan de modernisation du ministère Bercy Ensemble, tous les ministères sont aujourd'hui sommés de réfléchir aux tâches susceptibles d'être ainsi confiées à l'extérieur. « Cette revue de programme » fait partie des priorités du gouvernement Raffarin, soucieux d'« amener les administrations à dégager 2 % de gains de productivité par an à partir de 2006 », comme l'a rappelé Éric Woerth, le secrétaire d'État à la Réforme de l'État, lors d'une réunion du Comité d'examen des stratégies ministérielles de réforme (SMR) consacrée aux projets 2005. Composée de représentants de la société civile et présidée par Francis Mer, cette instance a été spécialement créée cet automne pour aiguillonner les ministères.

Comparée aux 130 000 emplois en cours de transfert dans les collectivités territoriales, cette nouvelle cure d'amaigrissement de l'État employeur ne porte, selon la DGAFP, que sur « quelques milliers d'emplois en moins ». Néanmoins, ces opérations se révèlent très délicates à mener. D'abord parce que même si, comme le rappelle le consultant Bernard Brunhes, membre du Comité d'examen des SMR, « les fonctionnaires n'ont rien à craindre » – à la différence du secteur privé, les personnels concernés sont assurés de pouvoir rester dans le giron administratif –, ces externalisations se révèlent « socialement explosives ». Secrétaire générale pour l'administration de la Défense, un ministère pourtant très en pointe dans ce domaine, Évelyne Ratte en convient volontiers : « Les externalisations sont vécues par les syndicats comme des machines de guerre visant à détruire de l'emploi public. » « Pour les personnels concernés, apprendre brutalement qu'ils ne font plus partie du cœur de métier du ministère constitue un véritable choc psychologique », plaide de son côté Étiennette Montanant, secrétaire du syndicat FSU à la Jeunesse et aux Sports. Un ministère qui délègue progressivement au privé l'entretien, l'hébergement et la restauration des Creps, les centres de formation des sportifs de haut niveau et des profs d'éducation physique. Ce qui devrait entraîner la suppression d'environ 300 emplois d'ici à 2006.

L'aubaine des départs en retraite

Pour éviter les vagues, d'autres ministères font profil bas. « Les projets sont mis sur les rails sans que l'on nous dise franchement sur quoi ils vont déboucher », résume Jean-Jacques Manach, secrétaire général de la Fédération CFDT de la Défense. Qu'il s'agisse de la gestion de la flotte des 22 000 véhicules commerciaux du ministère, de l'entretien des gendarmeries ou encore de la rationalisation des réseaux d'approvisionnement des armées dont l'État attend 340 suppressions de postes. « Pragmatisme et opportunisme sont les maîtres mots des ministères en matière d'externalisation », soulignent Baptiste Danjou et Emmanuel Massa, deux élèves de l'École des mines de Paris, auteurs d'un rapport sur « l'externalisation dans les services publics » réalisé en juin 2004 à la demande du salon Externaliser.

Dans ce document figure une perle, le cas du traitement du courrier du ministère de l'Équipement, toujours assuré par une cinquantaine de fonctionnaires : même si « ce service représente le principal point noir social du ministère, une externalisation n'est pour le moment pas envisageable car les effectifs sont trop nombreux, racontent ces deux rapporteurs. La question se posera quand les départs à la retraite se multiplieront ». Nombre d'administrations attendent la multiplication des départs à la retraite pour se lancer dans des transferts importants. « Le ministère de la Justice laisse délicatement mourir ses corps d'agents techniques, chargés notamment de la maintenance des établissements », constate le syndicat FO Pénitentiaire qui redoute que cette tâche ne finisse par être définitivement privatisée. D'autant que le secteur privé est déjà délégataire de la maintenance des prisons Chalandon construites en urgence au début des années 90. De la même façon, le ministère de la Défense avait attendu « la “disparition” rapide des 200 000 appelés du contingent pour sous-traiter certaines activités », rappelle Évelyne Ratte.

La formation sous-traitée au privé

L'autre mode de privatisation sans risque social majeur consiste à développer de nouveaux services confiés au secteur marchand. Une pratique qui tend à se développer rapidement si l'on s'en réfère à l'évolution des commandes passées par l'Ugap, la centrale d'achats de l'État : en l'espace d'un an, avec près de 9 millions d'euros de commandes passées en 2003, l'achat de prestations de services a doublé. Dernier exemple en date : pour la mise en œuvre du 39 39, le centre national de renseignements téléphoniques administratifs, le ministère de la Fonction publique a fait appel à Phone Marketing, un prestataire privé qui a créé une centaine d'emplois de téléacteurs. « Autrefois, l'État aurait choisi d'être opérateur », reconnaît-on à la DGAFP. Autre exemple : la formation continue. Alors que, traditionnellement, 60 % de cette tâche était réalisée en interne, l'augmentation significative des crédits à partir de 2002 a surtout profité au privé au point que, dans certains ministères, seules 15 % des actions de formation sont encore assurées par des agents administratifs deux ans plus tard… « Nous avons dû édicter des règles visant à réserver au moins 30 % de ces prestations à des fonctionnaires », observe la DGAFP.

Au-delà de la crainte du conflit, la gestion des redéploiements des agents concernés par ces externalisations est elle-même source de difficultés. Sur le papier, tout semble simple : « Un des fondements de la fonction publique repose sur la séparation du grade [qui conditionne la rémunération] et de l'emploi, reprend-on à la DGAFP. Sachant que les agents sont titulaires de leur grade, mais pas de leur emploi, ils ont vocation à assumer une pluralité de postes au cours de leur carrière. » Malheureusement, « les administrations ont plutôt tendance à dispatcher les agents là où il y a de la place », observe Jean-Jacques Manach (CFDT), au ministère de la Défense. « Ces redéploiements buttent sur la gestion minimaliste du contenu des carrières dans la fonction publique », tranche Gilles Le Blanc, économiste, directeur du laboratoire d'économie industrielle de l'École des mines de Paris, qui a supervisé le rapport sur l'externalisation.

Un luxe de précautions

Ce n'est pourtant pas faute d'y consacrer du temps, de l'énergie et des moyens. « Soucieuses de préserver la paix sociale, ces administrations veulent conduire ces redéploiements en tenant compte au plus près des préoccupations des agents », témoigne Armelle Beaufils, consultante au cabinet IDRH, qui vient d'accompagner la réorientation d'un millier d'agents du ministère de l'Économie et des Finances (Minefi) concernés par l'externalisation du contrôle technique des poids lourds. Cette volonté d'écoute s'est traduite par 700 entretiens individuels, en trois vagues, conduits par des managers de proximité spécialement formés à cet effet, chargés de mesurer leur capacité de mobilité géographique ou fonctionnelle et de les aider à formaliser leurs choix.

La priorité numéro un des fonctionnaires concernés, majoritairement des agents d'exécution, étant de rester près de chez eux, les administrations mettent tout en œuvre pour rechercher des postes au niveau local. À l'instar du Minefi qui a développé un système de bourses régionales d'emplois. Un dispositif qui, de l'avis de Karine Siboni, responsable de ce projet au secrétariat général du Minefi, a globalement bien fonctionné, « à l'exception de quelques problèmes rencontrés en Bretagne et dans le Centre », puisque 95 % des 1 000 agents concernés ont retrouvé une solution.

Toutefois, en dépit de ce luxe de précautions, « ces reclassements géographiques au cas par cas restent laborieux et compliqués », constate Jean-Jacques Manach. D'abord parce que la répartition géographique des entités externalisées ne recoupe pas forcément celle des services d'accueil : ainsi, la carte des implantations des bureaux de garantie des métaux précieux que les douanes s'apprêtent à externaliser remonte à l'Ancien Régime. « Cela interdit tout reclassement de proximité pour une bonne partie des 1 000 agents concernés », observe Bertrand Vuarequaux, de la CGT Douanes. Ces redéploiements sont aussi en butte aux vagues de suppressions de postes engagées dans les ministères. Le plan de retour des ouvriers des Creps vers les rectorats est ainsi contrarié par le projet de décentralisation de 100 000 agents de l'Éducation nationale.

Au Minefi, en raison de la disparition totale de leur métier, les 550 experts techniques du contrôle des poids lourds ont dû opérer une reconversion complète. « Beaucoup se sont retrouvés sur des métiers administratifs dans les douanes, au Trésor, aux impôts. Cela a obligé les quinquas à une sérieuse remise en cause », observe Jean-Pierre Frileux, secrétaire général du SUI-FDSU, le syndicat majoritaire, qui redoute des échecs. Pour Gilles Le Blanc, de l'École des mines de Paris, « cette réduction des fonctionnaires à des agents universels et interchangeables qui revient à nier les compétences acquises est très pernicieuse. Car, dans la réalité, ces personnes sont conscientes que ces redéploiements vont entraîner une perte de compétence ou leur mise au placard ».

Quotas de reclassés imposés

Sans parler des réactions de méfiance de la part des services d'accueil à qui des quotas de reclassés ont été imposés. Si, à Bercy, on a fait le nécessaire pour leur rendre ces redéploiements financièrement indolores, dans les autres ministères, « ces redéploiements ont plutôt tendance à perturber le rythme d'avancement dans les services d'accueil tout en bloquant les mouvements de mutation ordinaires », remarque Arlette Lemaire, secrétaire générale du Snasub-FSU, le syndicat des personnels administratifs de l'Éducation nationale.

Quant aux reconversions « interministérielles », le bilan est tout bonnement catastrophique. « Que chaque ministère assume ses choix », plaide Évelyne Ratte, à la Défense. « Du fait de la concomitance de nombreux projets de restructuration, les administrations se retrouvent de plus en plus en concurrence pour redéployer leurs agents sur le terrain », remarque Karine Siboni, du Minefi. Et pour cause ! Entre les 10 000 reclassements annuels d'agents de France Télécom, ceux des 10 000 militaires en fin de contrat, les secondes carrières des enseignants ou encore le rapatriement des personnels de La Poste et des industries de la défense (Giat, DCN), « une quantité considérable d'agents peut aujourd'hui prétendre à un reclassement dans la fonction publique, si bien que, sur le terrain, notre capacité d'absorption s'amenuise », reconnaît-on à la DGAFP. De quoi regretter que les collectivités territoriales qui abritent les plus grands viviers d'agents d'exécution ne se montrent pas plus accueillantes…

Dans un tel contexte, être parvenu à reconvertir une soixantaine de contrôleurs de poids lourds en contrôleurs des transports terrestres au ministère de l'Équipement, moyennant une formation de dix-huit mois, et avoir forcé la porte de l'Intérieur et de l'Éducation nationale pour une quinzaine d'autres, s'apparente, de la part de Bercy, à un véritable exploit.

Le grand saut du privé ?

Une autre solution pourrait consister à proposer aux fonctionnaires de suivre leur activité dans le privé. « Mais c'est encore largement impensable dans nos discussions avec les syndicats ; c'est prématuré », estime Évelyne Ratte. Les représentants des personnels du ministère de la Défense viennent d'obtenir, selon Catherine Bourrut, de la CFDT, la suspension de l'externalisation de la gestion d'un cercle d'officiers qui prévoyait le transfert au privé d'une soixantaine de personnels contractuels de droit public. Mais le problème reste, selon elle, entier pour les nombreux petits mess qui n'emploient que peu de personnels. Sous l'impulsion de Michèle Alliot-Marie, la Défense a été la première administration à conclure, en juin 2004 avec le Groupement des professions de services, une charte de l'externalisation dans laquelle « l'accueil, l'intégration, la fidélisation et l'évolution professionnelle par le développement continu des compétences des collaborateurs concernés » sont expressément prévus…

Pour l'heure, les départs vers le privé du fait de l'externalisation d'un service public restent encore très embryonnaires. « Quand on est fonctionnaire, partir dans le privé représente un grand saut », observe Jean-Pierre Frileux, du syndicat SUI du Minefi, qui n'a dénombré qu'une vingtaine de transferts vers les deux entreprises privées qui ont hérité du contrôle des poids lourds. Pourtant, « sur certains métiers, comme le bâtiment et la maintenance technique, où nous avons des problèmes de recrutement de main-d'œuvre qualifiée, nous pourrions assurément valoriser les compétences des personnels d'État », plaide Alain Tedaldi, directeur de l'observatoire de l'externalisation du Groupement des professions de services. « Encore faut-il que l'État ait envie de développer ces passerelles avec nous, à l'image de ce qui se pratique de façon banalisée en Allemagne ou en Italie… »

« À terme, il sera peut-être nécessaire d'inclure de nouvelles possibilités d'exercer son métier dans le privé tout en conservant son statut de fonctionnaire », renchérit pour sa part le consultant Bernard Brunhes. Une œuvre de longue haleine et qui nécessitera un minimum de courage politique. Ce qui repousse assurément l'échéance à après 2007.

Des primes à géométrie variable

Pour faire accepter aux syndicats son projet d'externalisation du contrôle technique des poids lourds, Bercy n'a pas lésiné sur les moyens. « Nous avons satisfait leur principale revendication de longue date : grâce à la création d'un corps spécifique immédiatement mis en extinction, ces agents de catégorie C ont pu être promus en catégorie B », a expliqué Karine Siboni, la responsable du projet, à un parterre de gestionnaires de personnels publics médusés.

Coût de l'opération : 500 000 euros, auxquels s'ajoutait une prime de 45 000 euros pour tous ceux qui acceptaient de partir dans le privé. De quoi faire pâlir d'envie leurs collègues du poinçonnage des métaux précieux qui, selon Bertrand Vuarequaux de la CGT Douanes, ont dû se contenter d'un complément exceptionnel d'indemnité de mutation, quand l'indemnité prévue se révélait insuffisante. Quant aux agents des Creps, ils n'ont pas eu droit à autant d'égards : « Nous avons rencontré une vraie difficulté à négocier quoi que ce soit », déplore Étiennette Montanant, de la FSU du ministère de la Jeunesse et des Sports. Résultat : les agents qui ne partaient pas à la retraite ont dû se contenter du mouvement ordinaire de mutations, moyennant l'attribution de points les rendant prioritaires sur les postes vacants.

« Il est nécessaire d'être pragmatique, estime-t-on à la DGAFP. Si certains ministères peuvent se payer le luxe d'un plan d'accompagnement social fourni, d'autres vont devoir se contenter de quelques petites fictions statutaires pour régler des cas individuels. C'est le prix de la paix sociale. » En fait, seuls le Minefi et la Défense ont officiellement négocié un plan d'accompagnement de leurs externalisations incluant une prime de départ volontaire. Intitulé For Mob et originellement destiné à accompagner les restructurations des armées, ce dispositif a été étendu aux externalisations et prévoit tout une panoplie d'aides au départ volontaire, tant pour les civils que pour les militaires. Les candidats au départ restent malgré tout peu nombreux. Surtout depuis que l'indemnité de départ anticipé à la retraite a été supprimée il y a deux ans…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle