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Vie des entreprises

Renault accommode son management à la façon moscovite

Vie des entreprises | REPORTAGE | publié le : 01.05.2005 | Valérie Devillechabrolle, envoyée spéciale à Moscou

Avec une production de 15 Logan par jour, l'usine moscovite de Renault est encore en rodage. Pour fabriquer 60 000 Logan par an dès 2006, elle doit recruter 2 000 jeunes. Dont une majorité d'ouvriers qu'il faut former aux méthodes Renault et fidéliser en les acclimatant à un niveau d'exigence plus élevé et à un management moins hiérarchisé que ceux en vigueur en Russie.

Penché sur la future Logan, le jeune opérateur ajuste son énorme pince manuelle pour apposer l'un des 3 900 points de soudure nécessaires à l'assemblage du modèle spécialement conçu par Renault pour la conquête des marchés émergents. Le geste est précis mais il manque encore de vitesse et de dextérité. À l'instar de ses 650 coéquipiers, cela fait à peine deux mois que ce jeune Russe a été embauché par l'usine Avtoframos de Moscou, dernière née des usines de la firme au losange, inaugurée en grande pompe début avril par Louis Schweitzer. Installée sur la route de Volgograd, dans la ceinture industrielle du sud de Moscou, le long bâtiment blanc flambant neuf de Renault tranche par rapport à celui de l'usine voisine, aujourd'hui désaffectée, du constructeur local Moskvitch. Avec une quinzaine de voitures par jour, la production tourne encore au ralenti. C'est juste assez pour permettre aux 70 recrues embauchées chaque mois d'apprendre leur métier.

Pour atteindre son objectif de 60 000 véhicules par an dès 2006 et rentabiliser un investissement de 230 millions d'euros, Renault a plusieurs défis à relever. L'équipe dirigeante de l'usine menée par Jean-Michel Jalinier doit non seulement recruter 2 000 personnes (dont 500 cols blancs) en dix-huit mois dans un bassin d'emploi épargné par le chômage, mais aussi leur transmettre les savoir-faire nécessaires à une production de qualité et faire en sorte que cette main-d'œuvre chèrement formée ne soit pas tentée d'aller négocier ailleurs ses compétences « occidentales ». Pour recruter, l'usine moscovite n'a pas dérogé aux canons habituels du constructeur. « Nous nous sommes centrés sur une population d'opérateurs jeunes, de niveau bac, ouverte à une certaine dynamique de travail et prête à s'impliquer dans des méthodes de production différentes », explique Françoise Desfarges, la DRH russophone d'Avtoframos. Avec une attention particulière portée à l'embauche de femmes, réputées pour leur rigueur et leur habileté – elles représentent déjà 20 % des ouvriers de l'usine contre 12 % en moyenne en France –, et à l'hygiène de vie des opérateurs… « par rapport à leurs habitudes de consommation d'alcool et de tabac », précise la DRH.

Pour dénicher ces oiseaux rares, Renault ne peut compter que sur ses seules ressources. Outre le bouche-à-oreille, il diffuse des petites annonces publiées dans des bottins déposés dans les aéroports. Et, pour atteindre la main-d'œuvre féminine, il n'hésite pas à distribuer des tracts dans les supermarchés. Renault espère séduire les bons profils en misant sur son image de « premier constructeur occidental à venir s'implanter à Moscou ». En contrepartie, il a dû accepter de payer des salaires de 11 000 roubles mensuels (300 euros), supérieurs de 30 % à ceux en vigueur en Russie, et trois fois plus élevés que dans l'usine berceau de la Logan, à Pitesti, en Roumanie. « De toute façon, les jeunes Russes ambitieux n'auraient pas eu envie d'aller travailler au milieu d'un champ de patates », concède Michel de Virville, le secrétaire général du groupe.

Des cols blancs difficiles à trouver

Si Renault affirme recruter assez facilement des opérateurs de production, le constructeur rencontre plus de difficultés à dénicher des cols blancs. « Il n'y a pas encore d'école de commerce en Russie, ni d'école de gestion ou de management des ressources humaines », relève Françoise Desfarges qui, du coup, commence à réfléchir à la création d'instituts de formation spécialisés, en partenariat avec Danone et Michelin, les deux autres groupes industriels français implantés à Moscou.

Le deuxième défi qu'Avtoframos doit relever concerne la formation. Sachant, comme le rappelle le secrétaire général du groupe, que « le système de production Renault est déployé dans toutes ses usines du monde, en vertu des mêmes méthodes de fabrication et des mêmes méthodes de management des hommes », Renault a veillé tout particulièrement à la formation de ses futurs chefs d'unité élémentaire de travail, clés de voûte de l'organisation. À l'instar d'Alexandre, chef d'unité en tôlerie, envoyé en stage à Douai, en Turquie et en Roumanie, « la quarantaine d'encadrants ont bénéficié pendant cinq mois d'un parcours sur mesure visant à apprendre les tours de main, mais aussi à transmettre en retour leur savoir-faire à leurs futures équipes de travail », explique Jean-Louis Depond, chef du département montage de l'usine.

40 % de turnover à Auchan

Insérés dans des « communautés mondiales de métier », les opérateurs reçoivent une formation d'un mois distillée par les fameuses « écoles de dextérité » importées de Nissan. Aujourd'hui implantées dans toutes les usines Renault, elles sont destinées à « apprendre le bon geste ». Les ouvriers sont aussi conseillés pendant les premiers mois par une cinquantaine de « missionnaires » venus d'autres usines, comme Douai ou Curitiba (au Brésil). Ces 112 000 heures de formation dispensées depuis début 2004 par le constructeur ne doivent pas l'être en pure perte. « Le principal risque est de voir partir nos collaborateurs, en particulier les techniciens et les cadres, susceptibles d'aller se vendre plus cher ailleurs », remarque Jean-Louis Depond. Le danger est réel – implanté depuis plusieurs années à Moscou, Auchan pâtit d'un turnover de 40 % par an –, d'autant plus que Renault, soucieux de la qualité et de la fiabilité de la Logan, a un niveau d'exigence élevé. « Les méthodes de travail assez sévères de Renault n'existent pas dans les usines russes », constate Igor, un jeune ingénieur monteur qui vient du constructeur local Zyl.

L'autre choc culturel pour Renault en Russie concerne la prise d'initiative. « Marqués par des entreprises qui assistent encore leurs salariés jusqu'à leur mort, nos opérateurs sont habitués à un style de management très hiérarchisé alors que celui de Renault est plus participatif, reprend le chef du département montage de l'usine moscovite. Cela nous a obligés à être encore plus précis dans la description des tâches à effectuer. »

À long terme, Renault compte sur ses conditions de travail « européennes » et surtout sur les possibilités d'évolution pour fidéliser cette main-d'œuvre. À la veille de l'ouverture des autres sites de production de la Logan dans le monde, dès cette année au Maroc et en Colombie, l'an prochain en Iran et au Brésil, le constructeur français doit maintenant transformer cet investissement dans la gestion des personnels en succès commercial.

Des salariés procéduriers

DRH de l'usine d'Avtoframos, Françoise Desfarges doit composer avec les subtilités d'une bureaucratie envahissante, mais aussi avec les survivances d'un droit social encore imprégné de culture soviétique. « Tout acte de gestion du personnel doit être contresigné dans le livret de travail obligatoire de nos collaborateurs et ratifié par eux », indique-t-elle, en ajoutant que « les salariés n'hésitent pas à aller devant le juge ou l'inspecteur du travail pour faire valoir leurs droits. » Si les opérateurs Renault travaillent en moyenne quarante heures par semaine, la législation russe leur octroie beaucoup de temps libre, en raison de congés de maternité (sans solde) d'une durée plus longue qu'en France, du mode de décompte des heures sup et surtout de la compensation de conditions de travail difficiles. « Des dispositions qui rendent les éventuelles améliorations des conditions de travail plus difficiles à accepter par les collaborateurs dans la mesure où elles les pénalisent financièrement », observe Jean-Michel Kerebel, DRH central de Renault.

L'autre différence concerne les organisations syndicales, qui, rappelle Françoise Desfarges, « ne sont pas perçues ici comme des organes de défense des salariés ». Ce qui n'a pas empêché Renault, conformément à la déclaration des droits sociaux ratifiée à l'automne 2004, de provoquer des élections de délégués du personnel pour instaurer une ébauche de dialogue social.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, envoyée spéciale à Moscou