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Vie des entreprise

Fuites et évitements

Vie des entreprise | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.05.2005 | Jean-Emmanuel Ray

L'imagination de certains employeurs pour échapper aux obligations résultant du Code du travail est sans limite. Des vrais-faux démonstrateurs de la grande distribution aux franchisés bidon, des pseudopériodes probatoires imposées en cas de promotion aux CDD à répétition. Mais les magistrats de la Cour de cassation veillent au grain.

Le droit du travail français est souvent perçu comme excessivement complexe, sinon coûteux, en temps comme en argent. D'où de multiples phénomènes d'évitement : externalisation globale évitant au chef d'entreprise de devenir employeur (1°), succession de périodes d'essai (2°) ou contournement de la norme, le contrat à durée indéterminée, par de curieux recours aux CDD (3°).

1° Vraie et fausse externalisation

« La qualification formelle de “travailleur indépendant” au regard du droit national n'exclut pas qu'une personne doive être qualifiée de “travailleur” si son indépendance n'est que fictive, déguisant ainsi une relation de travail. » Rendu par l'assemblée plénière de la CJCE le 13 janvier 2004 à propos d'un collège britannique ayant rompu des contrats de travail pour ensuite utiliser les mêmes professeurs comme travailleurs indépendants mais avec une rémunération et un régime de pension inférieurs, l'arrêt Allonby rappelait que si la légitime liberté d'entreprise figurant dans la Charte des droits fondamentaux aujourd'hui intégrée au projet de Constitution n'oblige pas un chef d'entreprise à devenir employeur (sous-traitance, free-lance…), le droit du travail placé sous le signe de l'ordre public de protection permet de requalifier un contrat en application du principe de réalité : des conditions quotidiennes de travail démontrant une réelle subordination.

Trois exemples jurisprudentiels récents.

a) Merchandising (Cass. crim., 15 février 2005). Cumulant des contrats avec différentes grandes marques, des salariés extérieurs mettent en rayons leurs produits dans un hypermarché de Chambéry, à côté de vendeurs Carrefour faisant le même travail. Devant l'inspecteur du travail, le directeur du magasin ne conteste d'ailleurs pas cette pratique, indiquant simplement qu'il s'agit d'« un usage ancien, visant à optimiser les linéaires ». Constatant que « ce travail étant effectué sous le contrôle du chef de rayon », la chambre criminelle confirme le 15 février 2005 que « la mise à disposition par les fournisseurs de salariés, dits marchandiseurs, occupés à placer les produits dans les rayons dissimulait une opération illicite de prêt de main-d'œuvre à but lucratif » : condamnation à 60 000 euros d'amende et à l'affichage, cependant alternatif à la publication dans la presse (« ou »).

b) Franchising (Cass. soc., 8 février 2005). Souvent pour des raisons de marketing, nombre de franchisés n'ont de libres commerçants que le nom : produits, prix, voire aménagement intérieur de leur magasin, sont en effet fixés par le franchiseur. Tant que les clients sont nombreux et le rapport bénéfices/horaires très positif, rien ne se passe. Mais à l'occasion d'une rupture de contrat, ou lorsqu'ils calculent que, rapportée à l'heure, leur rémunération est largement inférieure au smic… C'est ainsi que Mme W., franchisée chez Yves Rocher, demandait la protection du droit du travail : demande reçue le 8 février dernier par la chambre sociale, mais en application de la bonne vieille loi de mars 1941 (C. trav., art. L. 781-1, 2e al.) sur « la vente de denrées de toute nature fournies exclusivement par une seule entreprise ». Constatant que « Mme W. effectuait la vente de marchandises que la société Yves Rocher, son seul fournisseur, lui confiait en dépôt », puis que « les conditions d'exercice de cette activité étaient définies par le fournisseur, la contractante ne disposant pas de la liberté de fixer les prix de vente des marchandises déposées », la chambre sociale lui fait « application de l'ensemble du Code du travail, quelles que soient les énonciations du contrat et sans qu'il soit besoin d'établir l'existence d'un lien de subordination ». Pas salariée mais presque.

c) Stagiairing (pour continuer ce merveilleux franglais : Cass. soc., 30 mars 2005). Alléchés par un bien créatif « contrat de formation libre d'un an, gratuite et non rémunérée » offert par la société Gribouille, 10 « stagiaires » venus de toute la France car prêts à beaucoup pour trouver un « job » à défaut d'un « emploi » signent. Constatant que si travail il y avait effectivement, la formation promise manquait à l'appel, ils saisissent à la fin du contrat les prud'hommes en versement d'indemnités de rupture. Outre l'absence totale de suivi comme de contrôle des connaissances, de diplôme comme de références du responsable de la formation, la Cour constate que « les stagiaires avait accompli un travail effectif sous l'autorité et le contrôle de la société ». Requalification en contrat de travail… à l'égard d'une entreprise liquidée entre-temps.

2° L'essai n'est plus ce qu'il était

a) « Essai sur essai ne vaut ». Le premier arrêt du 30 mars 2005 met en scène une commerciale promue responsable d'agence de travail temporaire, avec une « période probatoire » de deux mois renouvelable, le nouveau contrat pratiquant largement le principe de précaution : « Si cette période probatoire ne s'avérait pas satisfaisante, il sera mis fin aux relations contractuelles entre les parties sans que Mme S. ne puisse prétendre au rétablissement de ses fonctions initiales, ce qui est expressément prévu et accepté, et constitue une clause essentielle du présent contrat. » Rupture prévisible, Mme S. demandant alors indemnités de rupture et pour défaut de cause réelle et sérieuse. Alors que la cour d'appel de Lyon, appliquant la jurisprudence sur la novation du contrat, l'avait déboutée (« Mme S. s'était engagée à courir le risque d'une rupture en période d'essai à la seule discrétion de la société »), la chambre sociale revire : « Pendant la durée du contrat de travail, un salarié ne peut valablement renoncer, par avance, au droit de se prévaloir des règles légales du licenciement. » À l'instar de certaines clauses d'objectifs voulant permettre une rupture automatique, toute préconstitution de cause réelle et sérieuse est en effet exclue. Une seule et unique période d'essai, donc, commençant dès le début du contrat, quelle que soit l'affectation du salarié. Mais quid, alors, de ce second « essai » non probant ?

b) Essai ou période probatoire ? C'est le second arrêt du 30 mars 2005 qui veut donner la solution, à propos d'un attaché commercial promu directeur commercial trois mois après (!), mais avec nouvelle « période d'essai » rompue au bout de deux mois : « En présence de deux contrats de travail successifs entre les mêmes parties, la période d'essai stipulée dans le second contrat conclu à l'occasion d'un changement de fonctions du salarié ne peut être qu'une période probatoire, dont la rupture a pour effet de replacer le salarié dans ses fonctions antérieures. » Qu'il s'agisse d'un simple avenant ou d'un nouveau contrat et quelle que soit la formulation adoptée par les parties, il ne s'agit donc plus d'une période d'essai : l'éventuelle rupture devient un vrai licenciement qui, en l'absence de notification motivée, conduit au défaut de cause réelle et sérieuse d'un salarié ayant parfois une ancienneté globale supérieure à deux ans. La « période probatoire » à la suite d'une promotion est donc légitimée par ces arrêts. Mais son échec éventuel peut-il « replacer le salarié dans ses fonctions antérieures » (à supposer qu'un poste de cette nature soit encore disponible), bref autoriser une rétrogradation ? Ou doit-on admettre cette singulière condition suspensive, à tout prendre il est vrai plus favorable qu'un licenciement pour insuffisance professionnelle dans le nouveau poste ?

c) Ruptures d'essai fautives. Depuis l'arrêt du 10 mars 2004 (« Si l'employeur peut mettre fin à la période d'essai sans motif et sans formalité, lorsqu'il invoque un motif disciplinaire, il doit respecter la procédure disciplinaire »), l'essai ne fait donc plus exception à toutes les règles en matière de rupture : celui du 16 février 2005 confirme cette nouvelle option jurisprudentielle. Ayant signé une période d'essai de trois mois, un salarié est ensuite en arrêt maladie pendant près de quatre : rupture deux jours après son retour. Il touchera près de 46 000 euros car « les dispositions de l'article L. 122-45 sont applicables à la période d'essai ». Or « la cour d'appel a constaté que l'employeur avait manifestement voulu écarter le salarié en raison de ses récents problèmes de santé ». La « nullité de plein droit » évoquée par le même article ouvre donc au salarié une alternative : réintégration (sans doute un peu risquée avec une ancienneté nécessairement faible) ou, comme en l'espèce, large indemnisation (C. trav., art. L. 122-14-4, sans aucun seuil d'ancienneté s'agissant de nullité).

3° Contrats vraiment précaires

« Le contrat à durée indéterminée est la forme générale de la relation de travail : il contribue à la qualité de vie des travailleurs concernés et à l'amélioration de la performance », indique le préambule de la directive du 28 juin 1999 transposant l'accord européen du 18 mars 1999. Norme communautaire légitime (de la location d'un logement aux projets de vie), le CDI est la norme française, juridique mais aussi statistique : si le nombre de contrats précaires a certes doublé depuis 1992, en termes de stocks ils ne représentent respectivement que 7 % (CDD) et 2 % (travail temporaire) des salariés.

Un CDD « ne peut avoir ni pour objet ni pour effet de pourvoir durablement un emploi lié à l'activité normale et permanente de l'entreprise. Il ne peut être conclu que pour l'exécution d'une tâche précise et temporaire, et seulement dans les cas énumérés à l'article L. 122-1-1 » : l'arrêt du 16 mars 2005 rappelle que, contrairement au CDI, le recours au travail précaire n'est pas libre. Même si, comme en l'espèce, l'implantation d'un nouveau magasin est un exercice risqué, le poste a priori permanent de vendeuse-caissière ne peut être occupé par un contrat de travail temporaire de six mois, avec comme cas de recours « attente de l'appréciation du maintien de l'activité de l'entreprise ».

Plus vieux contrat de travail du monde, le contrat saisonnier peut être renouvelé indéfiniment : « Il n'existe aucune limite au-delà de laquelle s'instaurerait une relation de travail à durée indéterminée. En l'absence de clause de reconduction, le refus de renouveler le dernier contrat ne peut s'analyser en un licenciement. » (Cass. soc., 16 novembre 2004.) Mais l'arrêt du 9 mars 2005 veut éviter une interprétation panoramique de la notion de saison. « La consommation de bière variant selon les saisons […], et les politiques de la grande distribution étant amplifiées par les effets de la climatologie », la société Heineken avait cru pouvoir embaucher des saisonniers intérimaires. Censure prévisible : « Le caractère saisonnier d'un emploi concerne des tâches normalement appelées à se répéter chaque année à des dates à peu près fixes, en fonction du rythme des saisons ou des modes de vie collectifs. »

Plus généralement, « l'employeur ne peut recourir de façon systématique aux CDD de remplacement pour faire face à un besoin structurel de main-d'œuvre », avait énoncé la chambre sociale le 26 janvier 2005, dans une affaire caricaturale où une société d'autoroutes avait, en deux ans, employé la même salariée pour 104 (!) CDD distincts « à durée très limitée et à brefs intervalles, pour le même emploi de receveuse de péage ». Si, en l'espèce, la solution allait de soi, la notion de « besoin structurel de main-d'œuvre » peut être diversement appréciée.

Un besoin conjoncturel peut devenir structurel : c'est d'ailleurs souvent une bonne nouvelle pour l'entreprise. Mais si tout va bien pour le directeur de production, tout va mal pour son collègue DRH : si le surcroît de travail dure, faut-il convertir les CDD en CDI… au risque de voir le marché se retourner ? « Les prévisions sont toujours délicates, surtout quand elles concernent l'avenir. »

FLASH

• Indemnité de précarité et indemnité de préavis ?

A priori l'un exclut l'autre, car seul un CDD ou un intérimaire peuvent obtenir versement de l'indemnité de précarité si le contrat ne se poursuit pas, et seul un CDI pouvant prétendre à une indemnité de préavis… Mais « le droit est la plus puissante des écoles de l'imagination » (Jean Giraudoux), comme le démontre l'arrêt du 30 mars 2005.

Ayant travaillé sous 58 contrats de travail temporaire successifs au titre d'un long, très long « accroissement temporaire d'activité », un travailleur temporaire gagne son procès en requalification et réclame les deux : « Le salarié intérimaire qui a obtenu la requalification de la relation de travail en CDI peut prétendre à une indemnité de préavis qui s'ajoute à l'indemnité de précarité d'emploi » (et au défaut de cause réelle et sérieuse).

Le second arrêt du 30 mars 2005 résout enfin deux embarrassantes questions liées à la requalification judiciaire d'un contrat précaire :

– « Lorsqu'elle est versée au CDD à l'issue du contrat, l'indemnité de fin de contrat lui reste acquise nonobstant une requalification ultérieure. »

– « Lorsque le juge requalifie une succession de contrats de travail temporaire en un contrat à durée indéterminée, il ne doit accorder qu'une indemnité de requalification dont le montant ne peut être inférieur à un mois de salaire. »

Pour les CDD, la Cour de cassation avait rendu le 24 janvier 2005 un avis dans le même sens.

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray