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Enquête

LES DIX RAISONS DE LA SINISTROSE

Enquête | publié le : 01.05.2005 | Stéphane Béchaux, Frédéric Rey

Chômage de masse, austérité salariale, incertitudes sur le remboursement des soins et le niveau futur des pensions, peurs suscitées par la mondialisation… sont autant de motifs au mal-être des salariés.

Les labos pharmaceutiques peuvent se frotter les mains : les Français ne sont pas près de céder leur record mondial de consommation d'antidépresseurs… Les salariés hexagonaux ne voient que des raisons de s'inquiéter. Le malaise, essentiellement social, se nourrit en effet à plusieurs sources. Le chômage, scotché à un très haut niveau, reste le principal sujet d'angoisse, sur lequel se greffe aujourd'hui la peur de perdre du pouvoir d'achat. Embarqués malgré eux dans la mondialisation, les travailleurs français voient aussi planer la menace des délocalisations tandis que leurs si chers services publics et régimes de protection sociale doivent s'adapter à une nouvelle donne moins riante. La porte de sortie ? Les salariés ne l'entrevoient guère. Le doute s'est solidement installé, à tel point qu'ils s'inquiètent sérieusement du sort réservé à leurs enfants et petits-enfants. Revue de détail des dix raisons de ce malaise.

Le traumatisme du chômage de masse

Au plus fort de la bulle Internet, la perspective d'une France débarrassée du chômage de masse a fait rêver les foules. De 12,2 % à la mi-1997, les demandeurs d'emploi ne représentaient plus « que » 8,6 % des actifs en mars 2001. On connaît la suite… « En France, les situations de crise sont trop fréquentes, et les périodes de croissance trop courtes pour assurer et consolider un socle d'optimisme. Aujourd'hui, l'Hexagone possède plusieurs générations d'actifs marquées par une mémoire de crise dans laquelle elles ont baigné depuis trente ans », analyse Pierre Giacometti, codirecteur général d'Ipsos France.

Rémissions trop brèves, poussées trop longues et trop fortes… le chômage plombe le moral des Français. Pas étonnant, dès lors, que l'emploi se maintienne, contre vents et marées, comme la préoccupation économique et sociale dans les enquêtes d'opinion. « On note une forte corrélation entre les courbes du pessimisme et celles du chômage », note Brice Teinturier. Depuis sa création, en 1979, le baromètre TNS Sofres-Figaro Magazine sur l'état d'esprit des Français suit ainsi fidèlement les poussées du chômage. Cresson, Bérégovoy, Juppé, Jospin (début 2002) et Raffarin ont tour à tour subi des pics de pessimisme – avec près de 80 % de sondés jugeant que « les choses ont tendance à aller plus mal » – lorsque leurs politiques d'emploi ont montré leurs limites. Idem pour l'indicateur de confiance de l'Insee qui a connu une période euphorique entre 1998 et 2001 lors de la décrue du chômage, mais qui a replongé depuis avec le retour des licenciements de masse.

Une sinistrose qui, depuis dix ans, touche autant les cadres que les ouvriers et les employés. « Aujourd'hui, seule une minorité de cadres sont aspirés dans les états-majors, où ils se retrouvent à l'abri. Tous les autres sont en pleine banalisation », explique Stéphane Rozès, de CSA. Dans les enquêtes d'opinion, les cadres se distinguent de moins en moins des autres catégories de personnel. Un phénomène récent. « Lors du référendum sur Maastricht, il y avait eu un découplage total entre cols blancs et cols bleus. Mais pas cette année. La seule catégorie qui ait résisté à la poussée du non, ce sont les 5 % des plus hauts revenus », commente Pierre Giacometti.

Le ras-le-bol de la modération salariale

Parmi les préoccupations principales des Français, le pouvoir d'achat a, depuis l'été dernier, fait une rapide percée dans les enquêtes d'opinion. « Il se trouve maintenant dans un mouchoir de poche avec les retraites et l'assurance maladie », note Brice Teinturier, directeur de TNS Sofres Politique et Opinion. Avec le retour des profits et de la croissance, les salariés français espéraient bien en finir avec la modération salariale générée par la réduction du temps de travail. Et retrouver des augmentations générales dignes de ce nom, supérieures à l'inflation. Car les prix du pétrole et du logement, eux, continuent de grimper en flèche.

C'est peu dire que les négociations salariales de l'hiver et du printemps en ont laissé beaucoup sur leur faim. Les fonctionnaires, notamment, ont massivement exprimé leur ras-le-bol de la quasi-stagnation du point indiciaire depuis cinq ans, particulièrement pénalisante pour les agents en seconde partie de carrière. « On en a marre de ces augmentations minables qui sont mangées par les hausses de cotisation à la mutuelle », explique Jean-Marc, postier dans l'Allier. « Avec la nouvelle cotisation retraite sur mes primes, je vais perdre 200 euros de salaire cette année », complète David Treille, aide-soignant à l'hôpital Antoine Béclère de Clamart (Hauts-de-Seine). Pas sûr que le 1,8 % lâché par Renaud Dutreil pour 2005 calmera longtemps les esprits.

Mises en sourdine depuis plusieurs années, les revendications salariales font aussi un retour remarqué dans le secteur privé. Castorama, Alcatel, Carrefour, Sanofi Pasteur MSD, Mondial Assistance ou Conforama ont ainsi connu des débrayages ces dernières semaines pour protester contre des augmentations jugées indigentes. Dans le secteur bancaire aussi, la grogne est à la hauteur des profits record de 2004. « Les établissements ne jouent pas le jeu, malgré des résultats exceptionnels cette année. Hormis le CIC, il n'y a pas eu la moindre augmentation générale », déplore Serge Legagnoa, de FO Banques. À BNP Paribas, à la Société générale ou au Crédit lyonnais, les salariés ont dû se contenter d'une prime. « Les salariés veulent des augmentations pérennes. Pas seulement de l'intéressement ou de la participation », plaide Christian Habold, le délégué central FO de BNP Paribas. Un syndicat qui a toujours été hostile à la rémunération différée.

Les retraites et la santé au régime minceur

Baisser le niveau des prestations ou augmenter les cotisations… Pour les salariés de droit privé de France Télécom, le choix est cornélien. Mais c'est le prix à payer pour garder leur protection sociale. Comme dans beaucoup d'autres entreprises, le régime de prévoyance et de complémentaire santé doit être remis en chantier pour cause de déficit accru. « Nous n'avons pas voulu toucher aux prestations de ce régime, qui sont très bonnes », souligne Verveine Angeli, déléguée syndicale SUD PTT. Résultat : les cotisations vont augmenter de 11,5 %. Reste à discuter le montant de la part prise en charge respectivement par le salarié et par la direction. « Aujourd'hui, les salariés choisissent de payer davantage pour maintenir leur protection sociale, poursuit la syndicaliste, mais ils sont très inquiets en se demandant combien de temps ils vont devoir mettre la main au porte-monnaie pour combler les déficits. »

La montée du chômage, associée au vieillissement de la population, a entraîné une crise tous azimuts de la protection sociale, suscitant l'adoption d'une série de réformes. « Depuis plusieurs années, les questions de financement des retraites et de santé font partie des grandes préoccupations économiques et sociales des Français, juste après les problèmes de chômage », souligne Brice Teinturier, directeur de TNS Sofres Politique et Opinion. Cette crise est d'autant plus mal vécue que la protection sociale est depuis sa création, en 1945, perçue comme un des piliers de la société : « La France est le pays qui s'est senti le plus protégé, explique Pierre Giacometti, d'Ipsos. Mais aujourd'hui, dans un environnement plus ouvert, les Français ont un sentiment diffus de perte de repères à travers une profonde remise en cause de cet État providence. »

La hantise des délocalisations

« Les salariés vivent avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Les couloirs bruissent de rumeurs disant que telle ou telle usine de production va fermer. Même s'il ne se passe rien, c'est usant. » À en croire Pierre Edelman, délégué central FO, les troupes de Schneider Electric ont totalement intériorisé les risques potentiels que la mondialisation fait peser sur leur emploi. Et pour cause ! L'équipementier électrique réalise déjà 27 % de son chiffre d'affaires dans les pays émergents, et ouvre de nouveaux sites de R & D à Shanghai, Bangalore ou Monterrey… À Alcatel CIT et IBM, le mal est déjà fait. « Quand on a besoin de nouveaux produits, on achète des start-up outre-Atlantique. Et pour les développer on se tourne vers les pays à bas coûts de main-d'œuvre. Résultat : nous, ingénieurs français, sommes au milieu, dans une meule ! » s'exclame Jean-Baptiste Triquet, secrétaire CFDT du comité de groupe d'Alcatel. « En dix ans, on est passé de 24 000 à 11 000. La peur de l'externalisation et des délocalisations d'emplois, on connaît », abonde Michel Perraud, représentant CFDT au CCE d'IBM France.

Inquiets pour leur emploi et celui de leurs enfants, les salariés d'Alcatel, IBM et Schneider Electric résument parfaitement l'état d'esprit des Français face à la globalisation. Un mal très français. D'après une étude de la Commission européenne réalisée fin 2003, l'Hexagone se singularise des autres États membres par sa vision très noire de la mondialisation. Jugeant leur économie trop ouverte (à 29 %), et l'Europe trop libérale (à 34 %), les Français sont 71 % à penser que la mondialisation a des effets négatifs sur l'emploi (contre 52 % en moyenne dans l'UE) et 53 % à la juger néfaste pour la croissance économique (37 % dans l'UE). « En France, on voit la mondialisation comme vectrice de destruction d'emplois, de dureté, de concentration des pouvoirs dans les mains des multinationales. C'est la vision d'un monde inquiétant sur lequel on a de moins en moins prise », analyse Brice Teinturier.

Conservateurs dans l'âme, jacobins, viscéralement attachés à leur État providence, les Français seraient culturellement moins armés que les Anglo-Saxons pour affronter ce monde en perpétuel mouvement. « La mondialisation est perçue comme un phénomène inévitable, mais que personne ne dirige. Et surtout pas les patrons », analyse le sociologue Jean Dubois. D'où des stratégies de repli sur soi et des rêves d'un retour en arrière dont sont porteurs bon nombre de partisans du non au traité constitutionnel. « Nous ne sommes pas du tout des libéraux. Parmi les sympathisants de droite, 48 % souhaitent que l'État réinvestisse l'économie, et seulement 12 % qu'il s'en retire », rappelle Stéphane Rozès, de CSA.

L'incertitude sur le sort des services publics

Mises en lumière lors de la canicule de l'été 2003, les carences du système hospitalier ont fait des ravages dans les esprits. À l'heure du papy-boom, les Français, vieillissants, commencent à s'inquiéter pour leurs vieux jours, et pour ceux de leurs parents. À l'hôpital Antoine Béclère de Clamart (Hauts-de-Seine), le service des urgences a été l'un des premiers de l'année 2005 à se mettre en grève, en mars. « On a régulièrement une quarantaine de patients pour 15 lits. On met les gens dans les couloirs, sur des brancards, n'importe où. À l'AP-HP, on ne nous parle que de plans d'économies, alors que les besoins sont criants. Le personnel n'en voit pas le bout », dénonce David Treille, de SUD Santé. Ras-le-bol des soignants, inquiétude des patients et de leurs familles… Le cocktail est ravageur dans l'opinion publique.

À La Poste aussi, le moral est en berne. Transformation de bureaux en « points de contact », mécanisation du tri du courrier… l'heure est à la rationalisation des coûts et aux gains de productivité. « On nous parle de plus en plus de rentabilité avec l'ouverture à la concurrence. Et ce sont les zones rurales qui vont le plus trinquer », constate Jean-Marc Juan, agent CGT de La Poste à Moulins. Dans la Creuse, 263 élus locaux ont démissionné de leur mandat pour protester contre la fermeture de perceptions et se sont ralliés à une manifestation organisée au début du mois de mars à Guéret pour le maintien des services publics.

Le malaise n'a pas épargné EDF, où les salariés s'inquiètent de l'ouverture du capital de l'entreprise. « Il y a une perte de repères évidente concernant les valeurs du service public, qui sont très ancrées dans l'esprit des agents. Les maladies psychiques sont aujourd'hui devenues la première cause d'absence de courte durée », souligne Joseph Boyer, secrétaire du comité national des CHSCT. « Dans le secteur public, les modes d'organisation du travail perdurent depuis si longtemps que les agents s'y sont identifiés. Résultat, ces derniers vivent toute tentative de changement d'organisation comme une atteinte à leur identité », analyse le sociologue Henri Vacquin.

La détérioration des conditions de travail

Insomnies, hypertension, conduites addictives… Les résultats de l'enquête réalisée en 2003 par les médecins du travail d'IBM ont directement conduit le CHSCT à déclencher son droit d'alerte. « Cette étude a révélé que 44 % du personnel était dans un état de stress avéré et 3 % en état d'épuisement professionnel », souligne Annie Jarry, de la CFDT d'IBM. Pour ce syndicat, deux changements intervenus au début des années 2000 ont été particulièrement néfastes. D'abord, la mise en place par la direction américaine d'un « taux d'utilisation » pour chaque salarié qui permet de mesurer le temps réellement productif. « Tout ce qui est temps de réunion, de formation ou de tâches administratives n'est pas pris en compte, explique la syndicaliste. Lorsque ce taux est très faible, les salariés se sentent menacés dans leur emploi. » Deuxième explication avancée : dans la tour occupée par IBM à la Défense, plus aucun salarié n'a de bureau attribué. « Les personnes sont déstabilisées par ce nomadisme qui détruit le lien social, poursuit Annie Jarry.

La lassitude l'emporte.« Lors du dernier lancement du plan de départs en préretraite, il y avait trois fois plus de volontaires que de places disponibles. » Cette dégradation du travail n'est pas spécifique aux services. Ainsi, dans l'industrie, ce sont les troubles musculo-squelettiques qui se développent. Douleurs aux poignets, aux coudes ou aux épaules au moindre mouvement, environ 20 000 cas de maladies professionnelles sont déclarés chaque année. Le travail use physiquement et psychologiquement et rien ne semble pouvoir stopper cette dérive. « C'est sur cet indicateur des conditions de travail que nous enregistrons la plus forte baisse du taux de satisfaction parmi une dizaine d'entreprises : moins 8 points entre 1994 et 2004 », note Éric Chauvet, responsable des études de climat social en entreprise à TNS Sofres. Une tendance confirmée par l'enquête Sumer effectuée sur la même période auprès de 50 000 salariés. Si les longues journées de labeur et le travail répétitif sont devenus plus rares, les contraintes organisationnelles et la pénibilité physique se sont accrues.

L'inquiétude pour l'avenir de ses enfants

Mes enfants auront-ils une meilleure vie que la mienne ? Cette question taraude bien des parents, de plus en plus angoissés quant au sort réservé aux générations futures. Si les Trente Glorieuses ont favorisé la promotion sociale des enfants de salariés, les chances d'avoir un niveau de vie supérieur ne sont plus aujourd'hui garanties. Outre la peur du chômage, l'inquiétude se déplace maintenant vers la prise en charge des dépenses de santé pour les générations futures ainsi que vers leur niveau de retraite.

« Les parents s'angoissent pour le niveau de leur pension, et ils ne sont même pas certains que leurs enfants auront la possibilité de percevoir une retraite, analyse le sociologue Henri Vacquin. Même lorsque les jeunes ont fait des études supérieures, ils se retrouvent en situation de vulnérabilité. La précarité fait désormais partie du quotidien de beaucoup d'entre eux. » Pour Claudine, cadre à EDF, l'ouverture des entreprises aux marchés et à la concurrence marque la mort d'une tradition sociale : « Nos entreprises publique sont été de formidables ascenseurs sociaux pour des générations. Dans certains endroits de production comme les centrales nucléaires ou les barrages hydrauliques, on était embauché à 20 ans en gardant la même activité tout au long de sa vie, et le fils ou la fille avait toutes les chances de prendre le même chemin. Aujourd'hui, les agents réalisent qu'ils vont devoir non seulement changer de métier, mais aussi que leurs enfants ne seront plus embauchés par l'entreprise. » Face à cette angoisse de l'avenir et pour limiter les risques de déclassement social, les parents sur investissent dans l'école, qu'ils veulent la meilleure possible.

L'établissement scolaire est devenu un des principaux critères dans le choix de l'implantation géographique. Autre signe, les sociétés de services spécialisées dans le soutien scolaire sont en plein boom. Quant aux jeunes, ils sont de plus en plus nombreux à se tourner vers la fonction publique, qui apparaît comme le dernier refuge. Selon une enquête de l'institut Ipsos en 2004, 34 % des jeunes de 15 à 25 ans estiment que ce serait un statut idéal. L'an dernier, cette proportion n'atteignait que 28 %.

Un fossé grandissant avec les dirigeants

Dans les grands groupes, la cassure entre les états-majors et les troupes est devenue abyssale. Premières responsable : les rémunérations vertigineuses des grands patrons. « En matière de rémunération, le fossé s'est tellement creusé que ça ne passe plus. C'est l'effet Gaymard », constate Serge Legagnoa, de FO Banques. « On reproche aux dominants d'être des privilégiés. Pas des puissants », abonde Stéphane Rozès, de CSA. À Alcatel, les émoluments de Serge Tchuruk suscitent l'écœurement du personnel. « Quand un patron est on ne peut plus chiche sur les augmentations de ses salariés et qu'il touche, lui, 1,524 million d'euros de salaire fixe, 770 000 euros de variable et 400 000 stock-options pour la seule année 2004, comment voulez-vous que ça aille ? » questionne Jean-Baptiste Triquet. Même constat à Schneider Electric : « Il y a une dizaine de gars, tout en haut, sur un nuage, qui se gavent… Et les autres », dénonce un salarié grenoblois de l'équipementier.

L'absence de projet d'entreprise lisible et porteur constitue l'autre facteur de démotivation des équipes. Dans les enquêtes de climat social interne, l'incompréhension des stratégies suivies par les directions générales est régulièrement montrée du doigt par les salariés interrogés. Et les cadres n'y échappent pas davantage que les autres. « Il y a dix ans, ils intervenaient en soutien de la direction, qui les utilisait comme courroie. Désormais, les cadres sont plus proches de la base que du sommet, et s'interrogent tout autant sur la stratégie », constate Pierre Edelman. « Avant, quand il y avait un changement d'organigramme à Alcatel, ça bruissait dans les couloirs. Aujourd'hui, tout le monde s'en fout. Certains ne savent même plus qui est leur n + 3 », abonde Jean-Baptiste Triquet.

Réorganisations incessantes et logiques purement financières sapent la confiance que les salariés accordaient à leur entreprise. Et portent un coup très dur à leur image générale dans l'opinion publique. « Les employeurs sont désormais perçus comme des cost killers ou des délocalisateurs en puissance », observe Jean-Claude Ducatte. « Cette dégradation de l'image des grandes entreprises depuis dix ans est particulière à la France. Les Français refusent que la finance domine les affaires, sans contre-pouvoir », analyse le consultant Hubert Landier. Les PME ou les entreprises à caractère mutualiste, elles, échappent à ce discrédit, tout comme leurs patrons. Mais le résultat final n'est pas moins déprimant. « Les PME sont prises dans la tourmente de la globalisation. Du coup, les Français sont solidaires de leurs dirigeants, et de leur panique devant la mondialisation », observe le sociologue Jean Dubois.

Le dépérissement du rapport de force

Une vingtaine de grévistes à l'hypermarché Carrefour d'Orléans en mars 2005. Pour Serge Corfa, délégué syndical CFDT de Carrefour, c'est un signe que la grève lancée sur tout le territoire par trois organisations syndicales du groupe de distribution a été suivie : « C'est mieux qu'en 2004, où il n'y avait eu aucun gréviste dans ce magasin alors qu'un appel national avait déjà été lancé sur la question du pouvoir d'achat. » Pourtant, ce vieux routier du syndicalisme s'interroge sur l'après-grève, qui a touché 80 hypermarchés : « Notre problème est de trouver un interlocuteur. Au lieu de cela, c'est le vide et l'absence de projets sur l'avenir, les carrières, l'emploi. On redonne un peu d'espoir aux salariés avec la grève, mais la suite ne doit pas les décevoir. » Dans le secteur privé, les syndicalistes peinent de plus en plus à mobiliser les foules. Depuis vingt ans, le nombre d'arrêts de travail a considérablement diminué.

« Il existe des mouvements ponctuels dans un secteur ou un établissement, précise Zakir Ali Mandjee, salarié de Michelin et délégué syndical SUD, mais nous rencontrons beaucoup de difficultés à construire un rapport de force à d'autres niveaux. Les collègues nous disent : “Vous, syndicats, avez échoué à faire reculer le gouvernement sur les retraites et l'assurance maladie.” Résultat, ils ne croient plus vraiment à la grève. » Le laconique « ce n'est pas la rue qui gouverne » lancé en mai 2003 par Jean-Pierre Raffarin à l'adresse des manifestants a été dévastateur. « Tant que les salariés ont un exutoire, ils ne sombrent pas dans la sinistrose, explique le sociologue Henri Vacquin. Le problème, c'est que depuis 1995 tous les conflits vont à Canossa. » Le consultant Hubert Landier ne dit pas autre chose : « Cette baisse de la conflictualité n'est pas un signe de bonne santé. S'engueuler avec son patron, c'est encore du dialogue, même s'il est musclé. Le problème aujourd'hui dans l'entreprise, c'est que plus personne ne se parle. Il y a en France un mouvement d'exaspération devant l'incapacité de l'État et des entreprises d'entrer dans le jeu du compromis. »

Un gouvernement anxiogène

Des salariés cramponnés à leurs acquis et rétifs à la réforme, les 35 heures montrées d'un doigt accusateur, une valeur travail qui serait en perte de vitesse… Paru à la rentrée 2003, l'ouvrage La France qui tombe a fait couler beaucoup d'encre. Son auteur, l'essayiste Nicolas Baverez, y décrit une France sclérosée et en proie au déclin. À l'automne dernier, Michel Camdessus, l'ancien patron du FMI, en a rajouté une couche. Son rapport sur la compétitivité de la France, remis à Nicolas Sarkozy, alors locataire de Bercy, dresse un constat alarmant de la situation économique tricolore. C'est dire si les discours sur les handicaps de la société française vont bon train.

Tous ces diagnostics prétendant faire la vérité sur la situation réelle ont fini par installer de l'inquiétude. « Ce qui est très anxiogène, explique Benoît Roederer, directeur associé de Cofremca-Sociovision, est d'entendre dire que ces évolutions inéluctables sont imposées par l'extérieur et qu'on ne peut rien y faire. Il s'installe alors un sentiment d'impuissance. Les élites rendent en fait un très mauvais service. » Pour le politologue Jérôme Jaffré, cette sinistrose a même une nature politique. Alors que les gouvernements de gauche tiennent un discours optimiste en invoquant une « vision du monde fondée sur la solidarité collective et la croyance dans le progrès, la droite au pouvoir joue davantage sur les inquiétudes, expliquait-il dans une récente interview accordée au quotidien le Monde. Elle insiste sur les perspectives de faillite tantôt du régime de retraite, tantôt de la Sécurité sociale pour mieux faire accepter leurs remises en cause ».

Ce pessimisme semble ce pendant être plus sociétal qu'individuel. Sociovision évalue depuis trente ans, grâce à une série d'indicateurs, un niveau de bien-être individuel dans la vie. « Paradoxalement, les Français ont une opinion positive de leur travail et de leurs relations avec leurs collègues, explique Benoît Roederer. S'ils ont une représentation aussi négative de la société, c'est parce qu'ils ont le sentiment qu'il n'y a pas de pilote dans l'avion, car ni le politique ni le dirigeant d'entreprise ne sont crédibles pour les guider dans l'avenir. »

86 % des salariés ne croient pas à la baisse du chômage

Parmi les plus sceptiques, on trouve les femmes (91 %), les plus de 45 ans (90 %) et les employés (90 %). Dans les entreprises de 200 à 1 000 personnes, ils sont 92 % à ne pas croire à une diminution du chômage ; dans l'industrie et le commerce-distribution, respectivement 94 et 95 % !

8 salariés sur 10 sont pessimistes quant au montant de leur retraite et 2 sur 3 quant à la prise en charge de leurs dépenses de santé

Près de 90 % des cadres sont inquiets pour leur future pension, sujet qui mine plus de 80 % des moins de 35 ans et des plus de 45 ans. Une crainte partagée par 89 % des salariés de l'industrie, mais seulement les deux tiers dans les services non marchands, dont les fonctionnaires.

Trois quarts des salariés sont pessimistes quant à l'évolution de la mondialisation

86 % des ouvriers et 85 % des salariés de l'industrie s'alarment des effets de la mondialisation, contre deux tiers « seulement » des cadres. Une inquiétude qui se manifeste surtout dans les grandes entreprises (78 %) et chez les plus de 45 ans (82 %).

72 % des salariés voient l'avenir des services publics en noir

Paradoxalement, les salariés de l'industrie sont plus inquiets (à 78 %) pour l'avenir des services publics que les principaux intéressés, les salariés des services non marchands (74 %). Mais ce sont les ouvriers (82 %) qui restent les plus pessimistes.

73 % des salariés sont optimistes quant à l'évolution de leur situation personnelle mais seulement 52 % quant à la situation de leurs enfants

80 % des femmes, 81 % des employés et 83 % des salariés des PME de moins de 50 personnes sont confiants dans l'avenir, un pourcentage ramené à deux tiers pour les ouvriers, les salariés des sociétés de plus de 1 000 personnes et ceux du public. Les hommes sont moins optimistes quant à l'avenir de leurs enfants que les femmes (44 % contre 61 %), les plus de 45 ans plus pessimistes que les moins de 35 ans, et les salariés des entreprises de plus de 1 000 personnes que ceux des PME (20 points d'écart).

56 % des salariés sont choqués par la rémunération des grands patrons. Les points suivants vous choquent-ils ?

La France d'en bas est scandalisée par les revenus des grands patrons, qui font « hurler » 77 % des ouvriers (contre près de la moitié des cadres), et par les profits des grands groupes, qui choquent 60 % des ouvriers, pour plus d'un tiers des cadres (35 %). Un sentiment de révolte beaucoup plus fort dans les grandes entreprises, dont les troupes sont directement confrontées au problème que dans les PME.

55 % des salariés sont prêts à manifester leur mécontentement dans la rue

Le printemps sera-t-il chaud ?

Dans les entreprises de plus de 1 000 personnes et les services non marchands, les trois quarts des salariés se déclarent prêts à manifester. Près de deux tiers des plus de 45 ans sont dans le même état d'esprit. Mais 62 % des cadres, en revanche, ne se déclarent pas prêts à descendre dans la rue.

17 % des salariés font d'abord confiance aux syndicats. Pour améliorer votre situation personnelle, à qui faites-vous le plus confiance ?

Moins de 1 jeune (de moins de 35 ans) sur 20 fait confiance aux hommes politiques et moins de 1 sur 10 aux mouvements altermondialistes pour améliorer sa situation personnelle.

Les syndicats tirent leur épingle du jeu auprès des salariés du public et des plus de 45 ans (un quart leur font confiance) et, dans une moindre mesure, chez les ouvriers et dans l'industrie. Mais pas chez les jeunes (13 % seulement).

L'employeur garde la cote auprès d'un bon tiers des jeunes, mais l'entourage est cité en premier par 6 femmes et par 6 cadres sur 10.

Auteur

  • Stéphane Béchaux, Frédéric Rey