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Débat

Le projet de Constitution préserve-t-il le modèle social européen ?

Débat | publié le : 01.05.2005 |

Le 29 mai, les Français se prononceront sur le traité constitutionnel européen. Alors que les partisans du oui se félicitent des objectifs sociaux assignés à l'Union européenne par ce texte, ses détracteurs dénoncent sa conception libérale. Ce traité représente-t-il une avancée pour l'Europe sociale ? Les réponses d'un responsable syndical européen, d'un économiste et d'un ancien membre de la Commission de Bruxelles.

« Il s'agit du traité le plus favorable aux travailleurs que l'Union européenne ait jamais connu. »

JOHN MONKS

Secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES).

L'adoption du projet de traité constitutionnel est une étape essentielle dans l'évolution du modèle social européen. Tel est le point de vue défendu par la Confédération européenne des syndicats (CES) et par la grande majorité des organisations qui en sont membres. Aussi appelons-nous les électeurs à voter en faveur de cette Constitution. Notre analyse des implications du traité est pragmatique. Pour parler simplement, il s'agit du traité le plus favorable aux travailleurs que l'Union européenne ait jamais connu. Il exprime le modèle social européen plus clairement que tout autre texte fondateur.

Pourquoi ? Tout d'abord parce que bon nombre des objectifs de la Constitution rejoignent les principes de l'Europe sociale. On y retrouve la promotion de la paix, la protection sociale, le développement durable, l'égalité des sexes, la cohésion sociale, économique et territoriale, la solidarité et la lutte contre l'exclusion. En outre, l'« économie sociale de marché » et le « plein-emploi » sont qualifiés d'objectifs de l'UE.

Il s'agit là d'une avancée majeure, dans la mesure où le traité de Nice actuellement en vigueur ne fait référence qu'à une « économie de marché ouverte » et à un « taux d'emploi élevé ». Le projet fait aussi grand cas du dialogue social et jette les fondements juridiques qui permettront de protéger les services publics. Il reconnaît un droit d'initiative aux citoyens européens et étend le vote à la majorité qualifiée à des matières importantes telles que la sécurité sociale des travailleurs migrants. Enfin, la Charte des droits fondamentaux se voit conférer un statut juridique puisqu'elle est incorporée à la Constitution. Les citoyens pourront s'en prévaloir devant les juridictions européennes. Le modèle social de l'Union européenne attache une grande valeur à l'État providence, à des services publics accessibles à tous et au dialogue entre les partenaires sociaux pour gérer l'économie et le marché du travail. Ces principes distinguent l'Europe d'autres sociétés – comme les États-Unis, où le marché domine avec peu de garde-fous sociaux – et font figure de modèle alternatif pour le reste du monde.

Soyons clairs : actuellement, il n'y a pas de meilleure option, ni de perspective d'amélioration. Il est peu probable que ceux qui se sont opposés au projet existant au motif qu'il entrave la liberté débridée du marché ou qu'il contient de trop nombreuses garanties sociales changeront d'avis en cas de renégociation. Au contraire, ils considéreront le rejet du traité comme un encouragement à l'imposition de leurs objectifs de dérégulation, de réduction de la protection sociale et d'amenuisement des droits des travailleurs.

Un non au traité ouvrirait une période d'incertitude politique pour l'UE qui empêcherait probablement tout progrès social dans les prochaines années.

Il renforcerait certainement le sentiment de désillusion des citoyens européens vis-à-vis de l'ensemble du projet européen. Le traité constitutionnel ne fera pas de miracles, et la CES reconnaît qu'il y a encore beaucoup de points à améliorer dans le texte. Toutefois, l'Union européenne a besoin de cette Constitution, qui garantira les droits sociaux que nous avons conquis en Europe et servira de tremplin pour davantage de progrès social.

« Dire oui au traité, c'est dire oui au délitement du modèle social européen. »

JACQUES GÉNÉREUX

Professeur à Sciences po.

Le modèle social européen est d'ores et déjà menacé par le délitement progressif du projet d'Union européenne en espace de compétition sauvage. L'ouverture des services publics à la concurrence engendre peu à peu leur privatisation ; l'absence d'harmonisation du droit du travail et de la protection sociale autorise les stratégies agressives de dumping social, l'absence d'harmonisation de l'imposition des bénéfices pousse au dumping fiscal. La pression de la compétition intraeuropéenne conduit les États à alléger les impôts sur le capital et les cotisations aux systèmes de sécurité sociale. Privés de ressources, les États doivent alors réduire la production de biens publics et privatiser les services collectifs de santé, d'éducation, de transport, de fourniture d'énergie, de télécommunications, etc.

Nous avons déjà été confrontés à cette forme destructrice de compétition avec l'Irlande. Une Irlande dans une Union à 15, c'était supportable. Mais peut-on, dans une Union à 25, intégrer une dizaine d'Irlande en leur laissant pour seul moyen de rattrapage et de compétitivité l'arme du dumping fiscal et social ? Évidemment non, sauf si l'on veut détruire le modèle social européen et lui substituer une société de marché à l'américaine avec État minimum et domination générale de la logique marchande. Certains partisans du oui, surtout à gauche, considèrent que le nouveau traité comporte des avancées sociales et des protections pour les services publics susceptibles de défendre un modèle social aujourd'hui menacé. Mais c'est une pure illusion. La Charte des droits fondamentaux reconnaît en effet une série de droits sociaux et notamment le droit d'accès à des services d'intérêt général. Mais elle précise qu'elle ne s'applique pas au droit national, qui est seul compétent en matière de droit social : elle n'apporte donc aucune espèce de protection. Par ailleurs, les services d'intérêt général sont reconnus depuis le traité d'Amsterdam et cela n'a pas empêché leur privatisation progressive, parce que les traités en vigueur les ouvrent à la libre concurrence et interdisent les monopoles publics et les aides publiques aux entreprises.

Enfin, pour éviter le déferlement des délocalisations qui fonderaient le développement de l'emploi à l'Est sur la destruction des emplois de l'Ouest, et pour limiter les stratégies de dumping social, il est urgent d'autoriser l'harmonisation progressive du droit social par le haut. Or le traité constitutionnel ne permet pas l'harmonisation des règlements et des lois sociales. À défaut, il faudrait au moins pouvoir fixer des seuils minimaux à atteindre en matière de salaires et de protection sociale. Or le même article interdit des prescriptions minimales en matière de rémunération et stipule qu'elles sont adoptées à l'unanimité en matière de protection sociale : un seul pays adepte du dumping social peut donc poser son veto à tous les autres. Dire oui à ce traité, c'est donc dire oui au délitement programmé du modèle social européen dans une guerre économique et sociale sans limite entre nations et travailleurs européens.

« Ratifier le traité, c'est permettre à l'Europe de réussir son élargissement sur le plan social. »

PASCAL LAMY

Ancien commissaire européen et président de l'association Notre Europe.

La réussite de la construction européenne – la paix entre nous depuis soixante ans – et son exemplarité reconnue à l'extérieur tiennent à sa capacité à combiner heureusement pragmatisme et idéal.

L'Europe sociale ne fait pas exception à la règle. Elle s'est consolidée par étapes successives, en fonction des évolutions de la société, des réponses aux contraintes économiques et des apports des nouveaux pays adhérents, sans que ses ambitions initiales s'en trouvent affaiblies.

À l'origine, le traité de Rome faisait référence à la dimension sociale, garantissant la libre circulation des travailleurs, le maintien des droits aux prestations sociales des travailleurs migrants, l'égalité de la rémunération entre les hommes et les femmes. En 1974, le premier programme d'action sociale est lancé pour promouvoir la politique de l'emploi, l'harmonisation des conditions de travail, la santé et la sécurité sur les lieux de travail. L'élan ainsi donné se concrétise par l'adoption de dizaines de directives sur les conditions de travail, la protection contre les risques chimiques, physiques et biologiques, le plomb et l'amiante. Avec l'Acte unique de 1987, certaines mesures d'harmonisation en matière sociale pourront être adoptées à la majorité qualifiée. Pour les partenaires sociaux, c'est avec la présidence de Jacques Delors à la Commission et l'entrée de l'Espagne et du Portugal que leur rôle va devenir déterminant. Le dialogue social européen, dont l'existence est reconnue par le traité Maastricht en 1991, débouchera sur l'élaboration de plusieurs avis sur la croissance coopérative, l'emploi, la formation professionnelle et sur des accords contractuels validés par des directives, par exemple sur le congé parental, le travail à temps partiel, les CDD, le télétravail ou le stress au travail. Quant au Fonds social européen, il participe à partir de 1988 à la politique de la cohésion économique et sociale. En quinze ans, le budget des fonds structurels est passé de 5 milliards d'euros à environ 35 milliards aujourd'hui, permettant aux régions les plus en retard et aux groupes sociaux les plus défavorisés de se développer, d'accéder à des services d'éducation et de santé et de participer pleinement à l'intégration européenne. Grâce à eux, l'Espagne, le Portugal, la Grèce et l'Irlande ont connu un formidable développement économique et social. Et nombre de régions françaises touchées gravement par les restructurations industrielles ont pu redémarrer. Au-delà de cette longue liste, il est utile de retenir qu'il n'y a pas eu de dilution au cours des cinquante dernières années car chaque disposition en matière sociale est accompagnée d'une clause de non-régression pour les États membres plus avancés. L'aventure européenne s'est toujours construite et consolidée par étapes successives. La patience, la volonté et la générosité ont payé. Pourquoi en serait-il autrement aujourd'hui ? Ratifier le traité constitutionnel c'est permettre à l'Europe de réussir son élargissement sur les plans institutionnel, social, économique, culturel, politique et démocratique et de peser dans le concert de la mondialisation, et, à la France, de continuer à jouer son rôle moteur dans la poursuite de cette grande aventure. Celle que nos parents ont entamée pour nous. Celle que nous devons à nos enfants.