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Vie des entreprises

Les compagnons de Vinci mieux traités que ceux de Bouygues

Vie des entreprises | MATCH | publié le : 01.04.2005 | Éric Béal

Organisation éclatée et calée sur le chantier, formation sur le tas, rémunérations supérieures à la moyenne, prévention des accidents… Sur bien des points, les deux leaders français du BTP ont des caractéristiques communes. Mais chez Vinci le management se montre plus ouvert au dialogue social. Et l'entretien d'évaluation est plus formalisé.

Dans les états-majors, le champagne coule à flots. Début mars, Vinci et Bouygues, les numéros un et deux mondiaux du BTP, ont dévoilé des résultats record pour 2004 : 731,3 millions d'euros de bénéfices (+ 35 %) pour le premier, devenu leader mondial aux dépens de Bouygues lorsqu'il a racheté GTM, filiale du groupe Suez-Lyonnaise des eaux, et 670 millions d'euros (+ 49 %) pour le second. Au même moment, sur les chantiers, l'ambiance était plus fraîche. Boulevard Gabriel-Péri, à Malakoff, la grue verte aux couleurs de GTM Bâtiment Ile-de-France, filiale de Vinci Construction, est restée immobile. Impossible, à cause du gel, de poser des coffrages sans risquer de tomber 10 mètres plus bas. Pour les « compagnons », ce sont des jours chômés, qui seront indemnisés grâce à la Caisse nationale de sur compensation, la caisse des intempéries, en langage courant, alimentée par une cotisation spéciale versée par les employeurs.

Mais le froid n'a pas stoppé le travail partout. Dans l'ancien siège de la banque Indosuez, à Paris, trois étages sous le niveau de la rue, des compagnons aux casques orange, couleur de Bouygues, terminent d'évacuer des gravats. La température est glaciale sur ce chantier situé à deux pas de la gare Saint-Lazare, entre la rue de la Pépinière et le boulevard Haussmann, et confié à Rénovation privée, une des sept filiales de Bouygues Bâtiment IDF. Aux 70 compagnons de Bouygues, dont plus d'un tiers appartiennent à l'ordre du Minorange (voir encadré page 46), se mêlent des salariés casqués de blanc ou de rouge appartenant à d'autres entreprises. « Un chantier de rénovation ne se déroule plus de façon aussi chronologique qu'avant, explique Xavier Pares, le chef de service travaux. Pour gagner du temps, on fait intervenir les différents corps d'État avant que le gros œuvre soit fini. »

Décentralisation à outrance

Gain de temps et réduction des coûts obligent, l'organisation et la planification des chantiers se sont sophistiquées. « La sous-traitance s'est beaucoup développée pour constituer environ la moitié des travaux effectués sur nos chantiers aujourd'hui. Les structures en béton armés ont montées en interne, mais l'équipement et les corps d'État techniques sont confiés à des sous-traitants », explique Christophe Descamps, directeur des affaires sociales de Bouygues Bâtiment IDF. Et tous les grands du secteur ont adopté ce mode de fonctionnement. Si les deux concurrents présentent des configurations différentes – Bouygues s'est diversifié dans la télévision et la téléphonie mobile tandis que Vinci a choisi les concessions et la gestion des flux d'énergie ou d'information –, pour leur cœur de métier, le BTP, ils ont chacun constitué des pôles spécialisés, Vinci Construction et Bouygues Construction, appuyés sur une myriade de filiales.

Cette organisation éclatée est revendiquée haut et fort chez Vinci. « Le groupe est organisé en réseau. Notre modèle de management est décentralisé et repose sur l'autonomie et la responsabilité des patrons locaux », explique Pierre Coppey, le DRH groupe. Chacune des deux divisions de Vinci Construction – Sogea Construction (11 800 salariés et GTM Construction (10 000 salariés) –, opérant exclusivement sur les marchés français, compte des dizaines de filiales. Les plus importantes sont divisées en établissements, dont certains emploient moins de 50 personnes. Côté Bouygues, l'organisation est moins décentralisée et la marque Bouygues plus souvent mise en avant. Mais le pôle construction est lui-même constitué de huit entités, chacune d'entre elles regroupant des sociétés de tailles très diverses.

Dans ces deux galaxies, le chantier est la base du système. Qu'il soit coffreur, grutier, ferrailleur ou simple manœuvre, l'ouvrier du bâtiment s'insère dans une équipe dirigée par un chef de chantier. Véritable contremaître qui organise le travail et planifie l'intervention des différents métiers sur le site. « Tous les chefs de chantier ont leur noyau dur, une équipe de six ou sept gars en qui ils ont confiance. En général, ils s'arrangent avec les services RH pour les emmener lorsqu'ils sont affectés à un autre site », explique un responsable de chantier de Dumez, filiale de GTM (groupe Vinci). Chaque compagnon est prévenu de sa nouvelle affectation par son chef de chantier.

Évaluation par les chefs directs

Travaillant au milieu des compagnons, ce dernier est le mieux placé pour évaluer les membres de son équipe. Même si toutes les sociétés de Vinci Construction n'ont pas encore adopté cet outil, GTM Bâtiment IDF a instauré un entretien d'évaluation biennal, dont l'objectif est de faire le point sur les compétences, la tenue de poste et l'évolution professionnelle souhaitée par le compagnon. Un exercice très encadré qui se déroule en présence d'un responsable RH. Chez Bouygues, les entretiens annuels sont directement liés à l'évolution des compétences reconnues dans une grille organisée en six niveaux. L'évolution est d'autant plus importante que l'entreprise n'accorde pas d'augmentations collectives. Un système diversement apprécié, certains accusant les chefs de noter « à la tête du client » et de réserver augmentations, primes ou même stages de formation à leurs favoris. Du côté syndical, on estime que, « après plusieurs années d'augmentation au mérite et d'autonomie des responsables sans vrai garde-fou, les écarts de salaires entre compagnons ayant la même qualification sont importants, et la direction ne souhaite pas les dévoiler ».

Des salaires au-dessus du lot

Sur les salaires, Vinci Construction et Bouygues Construction se targuent d'être au-dessus de la moyenne. Mais, chez Bouygues, le sujet est tabou. Le groupe se refuse à donner des chiffres, en indiquant que les niveaux de salaire « dépendent du type de chantier et des métiers concernés ». Vinci, en revanche, joue la transparence : « Chez GTM Bâtiment IDF, un jeune qui se forme sur le tas débute à 1 550 euros brut, avec les primes conventionnelles de panier, de trajet, de transport, de congé annuel, etc., indique Patrick Plein, DRH de GTM Construction. En prenant en compte le treizième mois et un éventuel intéressement à la performance individuelle et collective, il peut espérer gagner 20 700 euros brut annuels. Auxquels il faut ajouter les avantages du plan d'épargne d'entreprise. Vous connaissez beaucoup de professions où un débutant peut espérer ce niveau de salaire ? » Certaines sociétés de Bouygues ou de Vinci accordent également des primes de marteau piqueur ou de rendement. Comme l'intéressement, elles sont toujours attribuées par le chef de chantier, suivant une méthode plus ou moins précise. Impossible, cependant, de connaître l'étendue de ces compléments de salaire, car ni Vinci Construction ni Bouygues Construction ne disposent de bilans sociaux par filiale.

Chez l'un comme chez l'autre, cette organisation décentralisée complique la tâche des instances représentatives du personnel. « À moins de mutualiser leurs faibles ressources, les comités d'entreprise n'ont pas les moyens de développer des services aux salariés. De plus, ils n'ont qu'une vision partielle de l'activité et des résultats », souligne Michel Moutel, secrétaire CFDT du comité européen de Vinci. L'ouverture régulière de nouveaux chantiers et les déplacements de main-d'œuvre ne facilitent pas la tâche des élus. Particulièrement ceux de Bouygues. « Les CE manquent d'informations pour suivre l'évolution du nombre de salariés intérimaires ou les prêts de main-d'œuvre entre filiales », abonde Jacques Valet, permanent de la Fédération de la construction CGT. Sur le terrain, comme à l'entrée d'un chantier de Bouygues Bâtiment IDF, à Paris, les panneaux d'information sont très parcimonieux. Dans le genre, le groupe Vinci fait beaucoup mieux. Exemple, à Malakoff, où les salariés de GTM Bâtiment IDF sont mieux lotis. Fonctionnement de la caisse des intempéries, conditions de désignation des représentants au CHSCT, adresses du médecin et de l'inspecteur du travail ou liste des salariés secouristes présents sur les lieux, les informations sont variées.

Avec les organisations syndicales, Vinci joue également le jeu du dialogue, même si celui-ci peut s'avérer musclé. « Les propos sont parfois directs et virils avec les représentants syndicaux, admet Patrick Plein. Mais les relations sont plutôt franches et la confiance existe. Il m'est arrivé d'être prévenu d'un problème sur un chantier par les élus de façon à pouvoir intervenir avant que les choses ne s'enveniment. » Reste qu'en février deux chantiers de Dumez, filiale de GTM, ceux de la place Vendôme et de la rue des Capucines, ont connu une semaine de grève totale liée aux négociations sur les salaires et les primes.

Pas de grèves chez Bouygues

Chez Bouygues, les relations entre direction et syndicats s'apparentent davantage à une guerre de tranchées. « C'est le règne du rapport de force. Ceux qui ne sont pas contents sont invités à partir et la pression n'épargne pas les syndicalistes », estime Mohamed Ibka, délégué syndical CFDT de Bouygues Bâtiment IDF. « Sur certains chantiers, on ne veut pas me laisser entrer, dénonce Samir Zaher, délégué syndical central CGT de Bouygues Bâtiment IDF. Ailleurs, les chefs exigent de pouvoir m'accompagner pour repérer ceux qui acceptent de me parler. »

CGT et CFDT dénoncent aussi le régime de faveur dont bénéficie FO Bouygues (FOB) : locaux somptueux à Challenger, le siège du groupe, organisation douteuse des élections professionnelles, qui donnent à FOB la maîtrise de la plupart des instances représentatives, ou encore passivité dont feraient preuve ses délégués du personnel ou représentants au comité d'entreprise. Accusations balayées d'un revers de main par la Fédération FO du bâtiment, FOB ayant refusé de s'exprimer. « Que des choses se passent chez Bouygues, c'est de notoriété publique, admet Bernard Malnoë, secrétaire fédéral. Mais c'est la culture du secteur, et les autres syndicats ne sont pas plus vertueux là où ils sont majoritaires ».

Que cela soit lié ou pas à la présence d'un syndicat maison, les compagnons de Bouygues sont réputés plus calmes. Pour Christophe Descamps, directeur des affaires sociales de Bouygues Bâtiment IDF, l'explication est simple : « Nos salaires sont corrects et nous avons fait de gros efforts pour améliorer les conditions d'accueil et de travail. » Et de citer en exemple les quatre étages de cantonnements construits sur pilotis rue de la Pépinière, à Paris, dans lesquels sont installés bureaux, salles de réunion, vestiaires, sanitaires et réfectoires dotés de micro-ondes. Au début des années 80, raconte-t-on au siège, la CGT aurait fait appel à Francis Bouygues pour suppléer le maître d'œuvre chargé de la construction du siège de Montreuil,« parce que les compagnons du Minorange ne se mettent jamais en grève ». Une histoire démentie avec la dernière énergie à la Fédération de la construction CGT.

Aggravation des accidents

Dans le domaine de la sécurité au travail, gros point noir du secteur avec un taux de fréquence des accidents du travail de 58,4 % et un taux de gravité de 3,17 % en 2002, les deux groupes font beaucoup mieux que la moyenne. En apparence, Bouygues Construction est le mieux placé avec, pour 2004, des taux respectifs de 12,56 % et 0,57 %. Mais ces chiffres sont fortement contestés par la CGT et la CFDT. « En cas d'accident, le compagnon est plutôt invité à rentrer chez lui pour prendre une semaine de repos, explique Samir Zaher (CGT). Quitte à le rappeler deux jours plus tard en cas de besoin. » Une sous-déclaration que dénonce aussi le cédétiste Mohamed Ibka : « Les salariés de Bouygues Habitat social ont été avertis qu'ils seront convoqués au siège en cas d'accident. Pour les intimider et les convaincre de ne pas faire de déclaration officielle, il n'y a pas mieux. »

Chez Vinci Construction, en revanche les organisations de salariés ne contestent pas les chiffres de la direction (19,0 % et 1,1 % en 2004). Les syndicalistes de Bouygues et de GTM soulignent que la transformation de leurs entreprises en « machines à décrocher des marchés et à gérer des sous-traitants » fait baisser mécaniquement le taux de fréquence des accidents, ceux survenant chez les sous-traitants ne leur étant pas imputés. Pas plus que ceux subis par les intérimaires qui représentent jusqu'à 30 % de la main-d'œuvre sur un chantier.

Pour Dominique Lejeune, de l'organisme professionnel de prévention de la branche (OPPBTP), « l'aggravation des accidents est probablement due à la mécanisation et à la recherche de productivité ». En dépit de la bonne volonté des directions, l'amélioration de la sécurité dépend d'abord des responsables de chantier, tenus par ailleurs de respecter délais et budgets. Dans le magazine Bâtisseurs destiné aux salariés de GTM Construction, Robert Hosselet, le P-DG, rappelle ainsi que « l'augmentation du taux de gravité en 2004 réduit à néant les progrès du taux de fréquence ». Pour diminuer le nombre d'accidents, les bonnes idées ne manquent pas. GTM Construction a breveté un système de grille fermant totalement les cages d'ascenseur de façon à sécuriser le travail des compagnons avant l'intervention des installateurs. De son côté, Bouygues Bâtiment IDF utilise des panneaux identiques à ceux du Code de la route pour rappeler aux salariés les dangers existants sur les chantiers. Mais, comme le souligne un membre du CHSCT d'une filiale de Bouygues, les compagnons sont parfois incités à gagner du temps en « oubliant » d'installer une protection qui freinerait la productivité.

Garder les jeunes

Les risques inhérents au métier ajoutés aux conditions de travail en plein air ne contribuent pas, c'est peu dire, à l'attractivité du secteur. Trois ans après leur sortie d'un centre de formation, 60 % des jeunes diplômés ont quitté le BTP. « En dehors des diplômés du supérieur, nous avons du mal à attirer les jeunes et à les garder », admet Christophe Descamps. Pour remédier à la situation, Bouygues Construction a ouvert un centre de formation d'apprentis dans l'Essonne, la formation continue étant plutôt réservée aux compagnons destinés à intégrer la maîtrise. Pour sa part, Vinci a signé un partenariat avec l'Afpa qui dispense des formations techniques aux compagnons de Sogea Construction. GTM Construction dispose également d'un centre de formation interne.

Outre la formation, Patrick Plein, le DRH de GTM, estime que la qualité de l'accueil des nouveaux embauchés peut faire la différence. « Les chefs de chantier ont plus l'habitude de s'adresser à des immigrés sans formation qu'à des jeunes sortis d'un centre d'apprentissage. » À Malakoff, Gilles Simandoux, responsable du chantier de GTM Bâtiment, exhibe le livret d'accueil offert à chaque nouvel arrivant. « Je prends le temps de lui faire visiter les lieux. Lorsqu'il s'agit d'un jeune, je le mets en binôme avec un compagnon expérimenté », explique-t-il. Ces petites attentions portent leurs fruits. En un an, il fait état de quatre embauches sur son chantier. Des recettes qui pèseront lourd si la pénurie de candidats s'aggrave.

Gloire aux compagnons

Volonté de renouer avec la tradition du compagnonnage ou fascination pour le fonctionnement sectaire ? Les entreprises du bâtiment prisent les organisations rassemblant une élite de salariés. Chez GTM Construction, les maîtres bâtisseurs incarnent la tradition du tutorat et prennent une part active à la formation interne. Le candidat à la fonction de MB doit suivre une formation au tutorat.

Il accède au statut après un an d'activité et bénéficie d'une visite de chantier annuelle. Pour Pierre Labaudinière, « correspondant national des MB », l'ordre des MB renoue avec une tradition qui a fait ses preuves. Celle qui pousse les anciens à transmettre leur savoir-faire aux plus jeunes. Le fonctionnement de cet ordre a été révisé en 2004 et Robert Hosselet, P-DG de GTM Construction, compte lui faire jouer un rôle actif dans la nouvelle démarche de progrès du groupe, baptisée Puissance cube.

Chez Bouygues, l'ordre du Minorange a été créé par Francis Bouygues pour « fidéliser les meilleurs ouvriers, récompenser ceux qui sont les plus attachés à l'entreprise et provoquer l'émulation des autres compagnons », explique François Jacquel, directeur des RH de Bouygues Construction. Officiellement, les compagnons du Minorange sont aussi des tuteurs, mais aucune formation préalable n'est exigée pour accéder aux trois degrés du Minorange.

Seuls les responsables de l'ordre, présidé par Yves Gabriel, P-DG de Bouygues Construction, décident de l'opportunité d'accepter un nouveau membre dont la candidature est généralement portée par sa hiérarchie.

Pour ses détracteurs, l'ordre du Minorange est une secte et ses membres font souvent office de mouchards auprès de la hiérarchie. La CGT réclame d'ailleurs sa dissolution car, souligne-t-elle, « les compagnons du Minorange profitent d'un grand voyage annuel, ce qui porte atteinte au principe à travail égal, salaire égal ». Ce n'est pas le seul avantage lié à l'ordre, un capital décès complémentaire en cas d'accident est également proposé à ses compagnons. De quoi susciter des jalousies…

Auteur

  • Éric Béal