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Vie des entreprises

L'organisation du travail passe à la trappe des 35 heures

Vie des entreprises | DECRYPTAGE | publié le : 01.11.1999 | Valérie Devillechabrolle

Présentée comme la condition sine qua non de la réussite des 35 heures, la réorganisation du travail est pourtant la grande oubliée des négociations de terrain. À la Générale des eaux, à EDF ou chez Renault, la répartition des congés, le volume d'emplois créés ou les contreparties à la flexibilité ont monopolisé les débats.

Économistes, chercheurs et consultants le répètent à l'envi. Pour ne pas alourdir les coûts de production de l'entreprise et concilier au mieux ses intérêts avec ceux des salariés, bref pour réussir la délicate alchimie de l'accord gagnant-gagnant, la négociation sur les 35 heures doit partir d'une remise à plat de l'organisation du travail… au plus près du terrain. Le ministère du Travail, par l'intermédiaire de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail, son bras séculier dans le conseil aux entreprises, assène la même antienne. « L'entreprise ne peut faire l'économie d'une réflexion globale sur son organisation, et le projet de RTT sera d'autant plus réussi que cette réflexion aura été conduite en profondeur », écrit Antoine Masson dans le dernier numéro de Travail et changement, la revue de l'Anact. À étudier la façon dont se déroulent les négociations locales, le pari est loin d'être gagné. Dans plusieurs entreprises, la Générale des eaux, EDF-GDF ou encore Renault, dont les accords-cadres ont servi de porte-drapeau dans la croisade gouvernementale en faveur des 35 heures, l'heure est plutôt à la déception : la réflexion sur l'organisation du travail a été réduite à la portion congrue dans les accords négociés localement entre directions et syndicats.

Quand cette réflexion n'a pas été carrément passée à la trappe. À la Générale des eaux, Monique Maigret, directrice des ressources humaines, avoue que « ces 35 heures ont un peu été vécues sur le terrain comme la cinquième roue du carrosse, voire comme des empêcheuses de tourner en rond ». Il faut dire que les responsables de cette filiale plus que centenaire de Vivendi sont au cœur d'une restructuration presque historique. « Rendez-vous compte ! reprend Monique Maigret, il leur fallait regrouper dans la même agence locale des personnes qui, la veille encore, travaillaient en concurrence et disposaient de statuts et d'horaires très disparates. » Quant aux syndicats majoritaires, CGT et FO en tête, mais non signataires de l'accord national paraphé par la CFTC et la CFDT, ils ont mené bataille contre la contrepartie salariale de la RTT, une véritable « escroquerie sociale à l'emploi », selon eux. Charles Liaser, délégué central CFDT de la Générale des eaux, admet que ses troupes ont vécu des « moments si difficiles » et rencontré tant de « résistances individuelles et collectives » qu'elles n'ont pas toujours pu élaborer un « projet social commun ».

Des organisations malmenées

À défaut de réfléchir sur l'organisation du travail, les négociateurs se sont limités aux effets les plus visibles des 35 heures, comme la répartition des congés supplémentaires. Avec une conséquence imprévue pour le personnel du siège de la holding Vivendi : la distinction entre le top management et les autres cadres. « Tout a commencé lorsqu'une note de service nous a annoncé à l'automne 1998 qu'en tant que cadres au forfait tous horaires nous avions droit à cinq jours de congés supplémentaires par an, raconte Catherine Grangeon, responsable de l'édition chez Vivendi et déléguée CFDT. Cinq jours, à comparer aux deux jours par mois dont bénéficiaient d'autres catégories de personnel. Quand nous nous sommes émus d'une telle différence de traitement, certains se vont vu proposer une exemption du régime tous horaires. Sur quels critères ? Mystère. Mais, comme par hasard, parmi les heureux élus, il y avait des femmes et même des hommes divorcés. Tout le monde a très mal réagi. » Au bout du compte, alors que l'accord-cadre expérimental de deux ans tire à sa fin, « nul n'est en mesure de dire à la Générale des eaux si, oui ou non, les 35 heures ont permis de travailler plus efficacement », regrette Monique Maigret. Il y avait pourtant du grain à moudre, l'utilisation parfois abusive des intérimaires en témoigne. Une expertise, réalisée cet été, à la demande du comité d'hygiène et de sécurité de l'établissement de la banlieue parisienne, n'est pas tendre : « Quelle que soit la catégorie d'agents, écrivent les consultants du cabinet Émergences, la planification quotidienne du travail ne peut pas être respectée. […] Les problèmes d'effectifs (congés, absences), conjugués à une baisse du temps de travail, aussi minime soit-elle, font que les opérateurs ont de plus en plus le sentiment de travailler dans l'urgence car toutes les tâches ajournées précédemment se transforment à leur tour en tâches prioritaires. […] C'est l'équilibre même de l'organisation qui est menacé », concluent-ils.

Par comparaison, c'est un véritable boulevard que l'accord central d'EDF-GDF était censé ouvrir aux négociateurs locaux dans 200 unités. Officiellement, il s'agissait de « définir l'organisation la mieux adaptée aux spécificités locales, aux besoins des services et aux attentes des salariés ». Au vu des quelque 115 accords locaux déjà signés, cette belle ambition n'a eu que des résultats limités : l'extension au samedi matin et en début de soirée des horaires d'ouverture des agences. Et quelques avancées en matière d'annualisation du temps de travail des agents du pôle industrie. La raison d'une telle timidité ? Ces négociations locales ont été totalement déconnectées des grands chantiers qui bouleversent l'organisation du travail des agents, comme le programme de « mutualisation » des moyens et des services, le développement du commercial ou encore de l'accélération de la sous-traitance, rendus nécessaires par l'ouverture du secteur de l'énergie à la concurrence.

Déclinaisons bêtes et méchantes

Exemple de ce déphasage : à Toulouse, l'agence EDF-GDF Services « la plus productiviste de France », selon Pierre-Jean Gleize, responsable local du personnel, le gros de la discussion a porté sur l'extension des horaires d'ouverture en soirée des agences. Et pourtant, une plate-forme téléphonique ouverte 24 heures sur 24 avait été installée un an plus tôt. Secrétaire du syndicat CGT de l'agence Paris Pyramide, Patrick Herbette n'est pas tendre : « Toute discussion à partir de la charge réelle de travail a été évacuée. La direction ne voulait parler que des horaires susceptibles d'accommoder le personnel. » Dans un article paru cet été dans La Tribune, Michel Batard, nouveau secrétaire général de la branche CFDT de l'Énergie, ne cachait pas son pessimisme sur l'issue des négociations locales. « Les directeurs d'unité s'en sont tenus à des ajustements à court terme. Si bien que les accords locaux n'envisagent aucune perspective de développement et ne sollicitent guère les agents pour une amélioration des prestations. »

Autre débat crucial, les négociations sur la répartition des 18 000 à 20 000 créations d'emplois sur trois ans, négociées sur le plan national, ont eu bien du mal à s'enclencher. Au point que la direction d'EDF-GDF, soucieuse de rétablir un climat de confiance avec les organisations syndicales à la veille de la libéralisation du marché de l'énergie, « a dû faire beaucoup d'efforts de communication en direction des unités pour les inciter à embaucher », reconnaît Lorène Fauconnier, chargée du suivi des 35 heures à la direction du personnel. Entre les directions d'unité et les syndicats, la négociation a rapidement tourné au dialogue de sourds. Pour finir en discussion de marchands de tapis. « Nous ne sommes pas sortis d'une déclinaison bête et méchante des deux ou trois pourcentages contenus dans l'accord central », résume Daniel Mazet, chargé du suivi des 35 heures à la branche CFDT de l'Énergie. Ils concernent en particulier le taux de remplacement des heures travaillées perdues et celui des départs anticipés. Quant aux premières embauches réalisées, « elles se contentent pour l'essentiel, ajoute le syndicaliste, de boucher les trous en faisant un peu plaisir à tout le monde ». Un exemple : les services comptables. « J'entends dire depuis des années qu'il y a trop de comptables. Qu'importe ! On a continué d'en embaucher ! »

Les salariés n'ignorent pas le côté artificiel de ces négociations. En témoigne la réaction des agents à l'accord conclu par l'unité de Savoie en juillet. « Il n'a pas fait disparaître la chape de plomb qui pèse sur le personnel en raison de toutes les réorganisations auxquelles nous sommes confrontés et sur lesquelles nous n'avons pas de prise », constate Alain Bues, secrétaire du syndicat CGT savoyard. Cet accord local était pourtant considéré comme « exemplaire » par la direction. Non seulement elle a fait la paix avec les syndicats en signant un protocole symboliquement intitulé « Vers une nouvelle dynamique sociale », mais elle a été l'une des rares directions locales à conclure un accord de méthode sur la RTT. L'objectif étant d'obtenir l'accord des cinq organisations sur une modulation astucieuse des horaires en fonction d'un calendrier préétabli de semaines de travail plus ou moins chargées. « Il ne faut pas se leurrer, le malaise ne va pas manquer de resurgir d'une façon ou d'une autre », reprend Alain Bues.

Le décalage entre accords-cadres et accords locaux a parfois entraîné des divergences entre délégués centraux et négociateurs de terrain. Les équipes CFDT de Renault ont refusé de signer dans sept établissements sur onze, alors que la CFDT avait poussé l'accord-cadre. « Nous ne pouvions pas envoyer promener un accord prévoyant 6 000 embauches pour 10 500 départs quand on sait que les deux constructeurs automobiles tablaient, avant les 35 heures, sur trois départs pour une embauche », explique Emmanuel Couvreur, délégué central CFDT. Ses troupes ne l'ont pas suivi. « Tous ceux qui pensaient pouvoir améliorer l'accord central en limitant sa flexibilité en ont été pour leurs frais », fulmine Daniel Richter, secrétaire du comité d'entreprise européen. Cet ancien ingénieur de Flins s'est opposé à la signature de l'accord par la CFDT. Selon lui, les directions locales ont exploité les failles de l'accord central, telles que le compte épargne temps collectif qui « permet de repousser de plusieurs années parfois le bénéfice de la réduction du temps de travail ». Quand les dispositions de l'accord central ne leur convenaient pas, « les directions sont passées outre », dit-il en citant le cas du délai de prévenance réduit à un jour à Cergy, à la période de haute activité « sans limite » au siège, ou encore à la « récupération collective » des samedis travaillés à Douai.

Il faut dire que la direction de Renault avait bien préparé son coup. Forte de « dix ans d'expérience en matière d'aménagement du temps de travail », comme le rappelle Michel de Virville, secrétaire général du groupe, elle a obtenu des signataires centraux de « compléter, d'une part, les accords d'aménagement existants sur les sites industriels et, d'autre part, d'étendre la démarche à l'ingénierie tertiaire, au siège ou encore au commercial ». En échange d'une faible réduction de la durée du travail : « Une heure quarante, a calculé Emmanuel Couvreur, grâce à l'habillage qui exclut certaines pauses et certains jours de formation du temps de travail effectif. » Sur le terrain, les syndicats n'ont pas pu infléchir le contenu de l'accord central, même quand celui-ci prenait à rebours les habitudes de travail des salariés.

CGT et CFDT font opposition

C'est le cas des techniciens et ingénieurs du centre d'ingénierie tertiaire de Rueil qui ont condamné l'accord-cadre au cours d'une consultation à bulletins secrets, « à laquelle ont participé 52 % d'entre eux », note Gilles Tallès, délégué central CGT. Afin de raccourcir les délais de conception des voitures, le texte approuvé par trois syndicats minoritaires ouvre la voie à un véritable aménagement contraint du temps à Rueil, avec périodes hautes et basses dans l'année et recours éventuel au travail de nuit et du samedi, le tout contrebalancé par un capital temps collectif et des pauses quotidiennes de vingt minutes… « Dans ce monde de cols blancs, habitués à s'organiser par eux-mêmes, c'est une aberration », affirme Gilles Tallès, technicien à Rueil depuis près de trente ans. Sur le terrain, CGT et CFDT, les deux syndicats majoritaires, ont déposé un droit d'opposition contre l'accord d'établissement. Mais Michel de Virville ne lui donne « aucune chance » d'aboutir.

Moralité, pour le sociologue Henri Vacquin, « les partenaires sociaux locaux ne sont pas sortis des bonnes vieilles règles de la négociation nationale qui se limitent à un travail d'épicier sur les contreparties à octroyer par rapport aux nouvelles contraintes imposées ». En refusant d'aborder au fond la question de l'organisation du travail, tout risque de se passer, selon lui, comme si « les négociations locales n'avaient pas encore commencé ».

Le contre-exemple de Cléon

À l'usine Renault de Cléon, l'organisation du travail a bel et bien été au cœur des discussions. En rejetant toutes les pauses et notamment le repas en fin de poste, le précédent accord d'aménagement du temps de travail, en vigueur depuis 1997, avait entraîné, de l'avis même du médecin inspecteur du travail, « une série d'atteintes à la santé des opérateurs ».

« Nous ne pouvions plus continuer comme cela », explique Fred Dijoux, délégué CFDT. « C'est pourquoi nous nous sommes battus pour réintroduire la prise d'un repas chaud au cours du poste, quitte à allonger d'autant la journée de travail. » À ceux qui lui reprochent aujourd'hui, comme Jacky Touzain, le délégué CGT, d'avoir signé un accord « très néfaste du point de vue des conditions de travail », Fred Dijoux rappelle le précédent de 1997 : « Nous avions engagé un véritable bras de fer avec la direction contre ses projets d'aménagement du temps de travail. Au final, elle nous a imposé un texte brut de fonderie. Je n'ai pas voulu refaire la même erreur. » La fréquentation croissante de la nouvelle salle de repos, aménagée pour permettre aux opérateurs de prendre leurs repas chauds, semble lui donner raison…

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle