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Le choc des cultures

Enquête | publié le : 01.01.2005 | Sandrine Foulon

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Le choc des cultures

Crédit photo Sandrine Foulon

Si l'une finit par prendre le pas sur l'autre, les jeunes mariés s'efforcent parfois, dans un premier temps, de préserver les identités. Ou ils tentent d'échafauder une culture commune. Seule certitude : les déboires proviennent souvent de différences mal gérées.

Il y a des symboles qui font mal. En septembre dernier, les employés chargés de démonter l'enseigne Pechiney du siège parisien étaient canadiens. « À croire qu'en France on a perdu nos fils à plomb, s'énerve François Hommeril, délégué CFE-CGC du groupe français d'aluminium racheté en juillet 2003 par le canadien Alcan. Jusque dans le hall d'accueil, la vidéo de bienvenue, une rétrospective de l'aluminium vue de la vallée de la Maurienne, a été remplacée par un superbe panorama du Canada. » Au-delà des symboles, les Pechiney vivent la fusion comme une trahison.

« Nous avions un grand besoin de vision stratégique et nous étions tentés de croire au projet d'Alcan. Le rendez-vous est totalement manqué. On se fait balader, le mépris est absolu. » Nombreux sont ceux, proches du pouvoir chez Pechiney, qui n'y croient plus. Déconvenue supplémentaire, les « maudits Français » comptaient secrètement sur la proximité linguistique avec leurs cousins québécois. « Alcan a été repris en main par Travis Engen, l'ancien patron d'ATT. Le groupe est entièrement géré à l'anglo-saxonne. Nous sommes envahis de documents en anglais. »

Dans les fusions, les futurs mariés le savent bien, les différends culturels, qu'ils relèvent des identités locales ou du fonctionnement même de l'entreprise, sont à même d'empoisonner les épousailles. À l'instar d'Alcan, certains groupes se comportent en conjoint dominateur. « Les cultures d'entreprise ne sont jamais solubles, analyse Jean-Philippe Sennac, directeur général du groupe de conseil aux CE A Prime. Dans les fusions, une culture prend toujours le pas sur l'autre, généralement celle de l'acheteur. » Pour l'union Crédit lyonnais-Crédit agricole, 150 millions d'euros ont beau avoir été mis sur la table, la gestion de l'emploi avoir été relativement bien menée, la guerre des « verts » et des « jaunes » a bien eu lieu. « C'est la tradition de débat et une certaine liberté d'expression au Crédit agricole versus des équipes très hiérarchisées, peu autonomes et sans trop de liberté de parole au Lyonnais, résume Jean-Pierre Pampili, secrétaire SNB-CGC du CE de Calyon, la banque d'affaires issue de la fusion. Le Crédit lyonnais était très centralisé alors que le Crédit agricole impulsait un mode d'organisation décentralisé par pôles de métiers. C'est ce dernier schéma organisationnel qui a prévalu. »

Familles et clans au Crédit agricole

Un constat corroboré par Patrick Lichau, de la CGT du Crédit lyonnais : « Nous avons découvert le monde feutré des alliances entre caisses mutualistes. Nous sommes complètement désarmés. Nous avions l'habitude d'avoir un patron qui faisait bouillir la marmite. Au Crédit agricole, il y a des familles, des clans : les catholiques, les francs-maçons, entre lesquels les alliances se font et se défont sur des enjeux de pouvoir. Cela complique les structures de décision et permet de contourner les relations hiérarchiques. D'ores et déjà, nous savons que nous ne ferons jamais partie de la famille et que nous n'aurons jamais voix au chapitre. »

Les fusions prétendument entre égaux ne sont guère un gage d'assimilation des différentes cultures. « Bien souvent, les entreprises, à commencer par leur président, sont dans l'illusion de l'intégration. Elles sont très pressées d'opérer les changements techniques, de définir des nouvelles organisations, un nouveau système de reporting, de consolider les comptes. Et rien n'est fait au niveau des hommes. Un bon indicateur est le nombre de démissions après une fusion », constate Marc Raynaud, directeur du cabinet ICM, spécialiste du management interculturel.

Faute de s'intéresser aux facteurs culturels, les fusions promises à un bel avenir sur le papier peuvent connaître de multiples déboires. Ainsi, les noces de Daimler et Chrysler en 1998, saluées par les analystes boursiers, tournent à l'aigre. Le constructeur américain, géré par l'équipe de direction allemande, perd des parts de marché. « Cette mégafusion apparaît comme un exemple où les cultures, les distances géographiques, les langues, les méthodes, les modes de commandement, la domination immédiatement affichée par le majoritaire sur le minoritaire ont fortement contribué à l'incompréhension, au départ précipité des plus talentueux et à l'absence de coopération entre les équipes », rappelle Olivier Meier, maître de conférences à Paris XII et à Dauphine et auteur des deux ouvrages Fusions-Acquisitions et Management interculturel (Dunod).

La surprise peut également venir du petit. Reprise en boucle par les pubs d'Orange, la chanson Come together des Beatles doit rester en travers de la gorge des ex-Itineris. « L'opérateur a choisi comme siège social et surtout comme marque ceux d'Orange, alors qu'il était l'acheteur de cette entité. C'est assez rare », souligne Francis Meston, président d'EDS France. D'où l'incompréhension des cadres d'Itineris qui se sont sentis « orangéifiés ». Jusque dans les murs peints en orange. Parmi les entreprises favorables à la paix des ménages, on trouve des adeptes du statu quo. « Pour éviter les chocs culturels, certains groupes s'efforcent de préserver les identités. Chacun reste chez soi, sans vraiment toucher à la réalité du terrain », explique Olivier Meier. Dans le cas de Nissan-Renault ou d'Air France-KLM, tout a été fait pour rassurer, à l'extérieur comme en interne. Certains proches de ce dernier dossier estiment que rien ne sera bousculé avant deux ans. « En clair, les deux compagnies retardent la confrontation et limitent les transferts de ressources », explique l'un d'eux.

Dans leur quête de consensus, les groupes ont recours à des symboles. À commencer par la nouvelle appellation. Conserver les deux noms à l'image de BNP Paribas ou trouver un nom, style Aventis, qui ne froisse aucune susceptibilité nationale. Le choix du siège n'est pas anodin non plus. Arcelor a préféré la neutralité du Luxembourg plutôt que Paris ou Madrid. Altadis, issu de l'union entre l'espagnol Tabacalera et le français Seita, conserve deux sièges, l'un à Paris, l'autre à Madrid. Au dernier étage du siège parisien, le président espagnol Pablo Isla dispose du même bureau, de la même salle de réunion et de la même déco que le Français Jean-Dominique Comolli. Idem au siège espagnol. Mais, au-delà de cette parité de façade, aucun effort n'a été fait pour que les équipes travaillent en commun. « On pensait qu'avec des Latins ce serait plus facile, explique un cadre au siège français. À l'usage, bosser avec des Espagnols, c'est éreintant. Ils ne connaissent pas le calendrier, disent toujours oui. Pour eux, on doit être des Teutons… Nous n'avons pas du tout la même façon de fonctionner. »

Le modèle Arcelor reste à construire

Pour forger une culture commune, Arcelor a tablé sur l'échange de bonnes pratiques. « Du coup, les gens se connaissent, travaillent ensemble, souligne Jean-Louis Pierquin, DRH du groupe au Luxembourg. Nous avons mis en place des communautés de pratiques avec des salariés qui travaillent à l'échelon mondial sur des thèmes définis. Pour créer une culture, mieux vaut travailler sur des projets transversaux, ce qui suppose un engagement collectif. » Des échanges qui ne satisfont pas ce syndicaliste : « Le seul vrai travail que nous ayons construit transversalement porte sur la sécurité et la santé au travail avec un grand raout organisé à Bilbao en 2004. Nous avons aussi avancé sur le développement durable mais, sur le terrain, chacun a gardé ses pratiques nationales. »

Quant aux chocs nationaux, ils n'ont pas été évités. « Aucun manager de départ n'est resté à Cockerill, en Belgique. On n'y a mis que des Français. Chez Sollac Méditerranée, il a fallu envoyer un Flamand pour départager deux dirigeants français et espagnol qui se sont tellement écharpés qu'on se croyait revenu à l'époque de Charles Quint. Les Allemands travaillent en solo et les Luxembourgeois, qui avaient beaucoup à perdre, sortent gagnants. » Un constat nuancé par le DRH. « J'ai entendu dire partout que c'était l'autre qui l'avait mangé. Donc, finalement, aucune nationalité n'a triomphé. Toutefois, il reste beaucoup à faire pour construire un modèle Arcelor. »

Toujours dans un souci de compréhension de l'autre, l'état-major de BNP Paribas, le « G 80 », ou les 80 cadres dirigeants, a multiplié les réunions. Une idée de Michel Pébereau qui souhaitait très vite identifier les valeurs porteuses et les principes de management des deux entreprises. « Dans sa relation avec le client, Paribas a toujours eu une culture du deal, BNP privilégiait le long terme. Il a fallu trouver la solution pour conclure plus de transactions tout en gardant le client le plus longtemps possible », indique Bernard Lemée, le DRH du groupe. De quoi forger une identité dans les cercles proches de la direction. Sur les 900 cadres nommés quatre mois après la fusion, une petite quarantaine avaient quitté le navire deux ans plus tard. Ce qui n'empêche pas les mouvements de panique dans les étages en dessous. « Dans de nombreuses fusions, le danger est de se contenter d'un management de transition, renchérit Olivier Meier. Soit créer des comités de discussion, des groupes de travail pour identifier les différences culturelles. Même si on obtient une vision assez juste des savoir-faire des deux organisations, tout cela reste assez théorique et ne descend pas au niveau du middle management. Et le choc intervient deux à trois ans après la fusion. »

Enthousiasmer l'absorbé

Pour ce spécialiste, le meilleur moyen de déplacer le choc culturel vers l'extérieur reste encore de trouver un ennemi commun. Tout l'inverse de Carrefour. « On s'est tellement battu entre nous qu'on en a oublié le client et la concurrence », relève Serge Corfa, délégué CFDT de Carrefour. Les résultats en ont pâti. L'alternative consiste à enthousiasmer l'absorbé. « Les anciens collaborateurs d'Aventis ont besoin d'une perspective et d'entendre parler d'autre chose que de reshapping, de carve out et de restructurations, relève Jean-Claude Armbruster, DRH de Sanofi-Aventis.

C'est important de faire rêver les gens. Dehecq avait affirmé aux salariés de Sanofi-Synthelabo que devenir le numéro trois mondial était possible ! Quatre ans après, c'est devenu réalité. » Peu importe que le patron charismatique pilote son entreprise à l'affectif : « Le terme de « maison » ne me dérange pas, souligne Daniel Thébault, de la CFE-CGC d'Aventis. Cela correspond bien à leur mentalité. La chaleur et les relations individuelles font plus penser à une grande famille que les relations impersonnelles et froides d'Aventis. » À défaut de s'entendre sur la nécessité de recréer une culture, le temps vient parfois au secours des nouveaux groupes. Les 12 000 personnes recrutées après la fusion BNP Paribas, qui n'ont jamais connu ni BNP ni Paribas, ne s'en portent pas plus mal.

Management interculturel : les 5 erreurs à éviter

1. Imposer sa vision nationale à l'autre

« On ne peut pas demander à un Japonais de se transformer en Espagnol et inversement, souligne Hubert Meffre, consultant en management interculturel au cabinet Akteos. Mais mieux vaut connaître l'autre. Savoir qu'un patron chinois ne prend jamais de décision à la manière d'un Français omnipotent est un atout. Il entérine ce que les niveaux hiérarchiques inférieurs ont validé. »

2. Négliger la culture d'entreprise

« Il est nécessaire de décoder les circuits de décision, conseille Francis Meston, président d'EDS France. Une grosse entreprise allemande d'ingénierie avait racheté une petite société anglaise.

C'était la fusion complémentaire rêvée. Mais l'entreprise allemande était tenue par des financiers soucieux de rationaliser à outrance les processus industriels. Les Anglais valorisaient les prouesses techniques de ses ingénieurs. Ils ne se sont pas compris. » Cette incompréhension touche aussi les fusions transnationales. « Les fusions entre Français peuvent être plus compliquées car on se croit pareil », relève Marc Raynaud.

3. Se montrer arrogant

« Même si on est à 95 % similaire, ce sont les 5 % qui vont faire la différence. En 1993, un équipementier français avait racheté un suédois. Et ce qui clochait au niveau du staff suédois c'était qu'il reprochait aux Français de ne même pas avoir pensé à lui ramener du vin… Restituez ça à un polytechnicien français et il s'étrangle…

Il faut se méfier des stéréotypes mais rester vigilant sur les susceptibilités », relève Marc Raynaud, directeur du cabinet de management interculturel ICM.

« Les Français ont une fâcheuse tendance à l'arrogance, à briller lors des présentations, mais ne comprennent pas que le discours conceptuel, propre à notre culture, est difficilement audible par les autres », explique Hubert Meffre.

4. Fondre deux cultures

« La clé de la réussite des fusions est d'inventer une troisième culture de fonctionnement. En évitant d'imposer sa culture d'origine et sans laisser cela se gérer au fil de l'eau », constate Jean-Pierre Doly, spécialiste des fusions chez BPI.

5. Imposer un modèle multinational

« On ne peut plus imposer l'ancien modèle à la Coca-Cola, ethnocentrique, voire géocentrique. Les groupes font de plus en plus face à un réveil religieux, culturel, dans certains pays comme l'Inde ou la Chine. Paradoxe, on assiste à la fois à un nivellement des différences culturelles entre pays – un Français est devenu plus proche d'un Espagnol – et à un accroissement des différences régionales, entre un Basque et un Castillan. Ils sont tenus de prendre en compte les cultures régionales, nationales, supranationales, religieuses, sans oublier la culture d'entreprise », analyse Olivier Meier, auteur d'ouvrages sur le management interculturel.

Une fois n'est pas coutume, après le rachat d'Orange, France Télécom, alors dirigé par Michel Bon, a repris la symbolique de la marque britannique pour sa filiale de téléphonie mobile.MEIGNEUX/SIPA PRESS

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  • Sandrine Foulon