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Enquête

LA GUERRE DES CHEFS

Enquête | publié le : 01.01.2005 | Valérie Devillechabrolle, Sandrine Foulon

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LA GUERRE DES CHEFS

Crédit photo Valérie Devillechabrolle, Sandrine Foulon

Après les noces vient la phase critique de la définition du nouvel organigramme et de la gestion des doublons. Quelle que soit la logique choisie – raison du plus fort ou équité de traitement –, on évitera difficilement une lutte au sommet et de la casse aux échelons inférieurs.

Les jets d'assiettes et les claquements de portes ne devaient en principe pas faire partie de la corbeille du mariage entre le Crédit agricole et le Crédit lyonnais. Et pourtant. Moins de six mois après l'OPA réussie de la « banque verte » sur le Lyonnais, les équipes dirigeantes se sont livrées à une saignante bataille d'egos. Après l'éviction des anciens directeurs généraux des deux groupes, Marc-Antoine Autheman et Dominique Ferrero, Calyon, la nouvelle banque d'affaires commune, a été le théâtre de démissions en cascade, fruit de règlements de comptes internes et autres coups de pieds de l'âne. Devant des salariés médusés. « Alors que l'organisation initiale devait être fondée sur la parité entre un jaune et un vert, nous avons eu le sentiment que les Lyonnais prenaient le pouvoir… jusqu'à ce que le Crédit agricole impose ses vues », raconte Jean-Pierre Pampili, secrétaire SNB-CGC du CE de Calyon, issu du Crédit agricole. Même si le calme semble être revenu dans les salles de marché, le traumatisme né de ces querelles de management est encore palpable parmi les personnels.

« Avec l'élaboration des organigrammes vient la nécessité de définir qui sera aux postes clés », confirme Jean-Louis Pierquin, DRH d'Arcelor, cheville ouvrière de la fusion entre Usinor, Arbed et Aceralia. « En commençant systématiquement par le sommet, car un escalier se balaie toujours par le haut », renchérit Jean-Claude Armbruster, son homologue de Sanofi qui, deux mois après avoir eu les clés d'Aventis, pouvait s'enorgueillir d'avoir rendu publiques plusieurs centaines de nominations dans le journal interne du nouveau géant de la pharmacie. Pendant cette phase critique, où se joue la question du pouvoir, la vitesse constitue un paramètre primordial : « On ne va jamais assez vite en matière d'organigrammes car, dans ce contexte d'incertitude et de déstabilisation potentielle, chaque salarié a besoin de savoir quel est son chef, quels sont ses objectifs et combien il va être rémunéré », résume Francis Meston, l'ancien pape des fusions-acquisitions chez AT Kearney, devenu président d'EDS France.

En général, les organigrammes se déploient en vertu d'un processus itératif et souvent opaque. « Une fois le directeur choisi, raconte Jean-Philippe Sennac, directeur général du cabinet de conseil auprès des comités d'entreprise A Prime, celui-ci fait le choix de son assistante et des 50 membres de son équipe, lesquels feront à leur tour le choix de leur assistante et des 50 membres de leurs équipes respectives. Et ainsi de suite… Jusqu'à ce que ceux qui ont le moins de pouvoir, le moins d'expertise, le moins d'entregent politique se retrouvent sur le bord du chemin. » Avec deux méthodes possibles. Soit la raison du plus fort l'emporte, en l'espèce celle de l'acheteur, qui en profite pour imposer ses dirigeants et son organisation. Soit ces nominations répondent à des considérations plus politiques, notamment lors de mariages entre égaux.

Un véritable Waterloo chez Alcan

Dans la première hypothèse, l'inclinaison naturelle des repreneurs est de s'arroger les postes clés. Alcan, le géant canadien de l'aluminium, n'a pas hésité à le faire après le rachat de Pechiney : « Pour les Français, la constitution de l'équipe dirigeante du nouveau groupe s'est soldée par un véritable Waterloo : ils ne sont plus nulle part ! » se désole François Hommeril, délégué CFE-CGC de Pechiney. Les directeurs généraux français envoyés à Montréal ont vite pris l'avion du retour. Cinq ans après la fusion entre Carrefour et Promodès, dénicher un ancien de Continent relève de la course au trésor. « À l'issue d'une guerre des chefs sans merci, les hommes de Carrefour ont pris les postes clés et cannibalisé les Continent, constate Serge Corfa, délégué syndical central de la CFDT de Carrefour. Non seulement on n'arrive plus à compter les nouveaux depuis la fusion tant les sièges éjectables se déclenchent vite, mais, des DG au DRH, les trois quarts des postes sont trustés par des hommes de Carrefour. » Ce processus expéditif n'est pas sans danger : « Si une direction ne garantit pas l'équité des nominations, elle court le risque d'être contestée par les personnels pour favoritisme, prévient Bernard Lemée, le DRH du groupe BNP Paribas. Les équipes peuvent pardonner deux ou trois erreurs de casting, pas 250. »

Dans la foulée, l'entreprise acheteuse va être tentée d'imposer sa propre organisation, qu'elle considère comme plus efficiente. « Pour rentabiliser au maximum les sommes investies, elle va privilégier un nettoyage drastique du groupe racheté en éliminant tout ce qui doublonne », témoigne Jean-Philippe Sennac, du cabinet A Prime. En étendant au Crédit lyonnais son organisation par grands process clients, le Crédit agricole s'est fixé pour objectif d'en retirer au moins 2 700 « synergies », terme pudique pour désigner les emplois supprimés. Supportées à 70 % par les salariés du Lyonnais, « ces réductions d'effectifs sont d'autant plus dures à vivre que la banque sortait de trois plans sociaux qui avaient permis d'atteindre d'excellents ratios de productivité en 2002 », se désole Roger Almeras, représentant CGT au CCE. Cela n'a pas suffi : en juillet, la direction a annoncé 2 400 nouvelles suppressions d'emplois, notamment dans les back-offices, tandis que le réseau de banques de détail du Lyonnais était maintenu en l'état, mais, précise le syndicaliste, « en échange d'objectifs commerciaux accrus et d'une détérioration des conditions de travail ».

Face au rouleau compresseur, les achetés n'ont souvent d'autre alternative que de se soumettre ou de se démettre. Ainsi des DRH… Tandis que Gilles-Pierre Lévy, le DRH de Pechiney, a vite pris ses cliques et ses claques après s'être voté, comme les anciens membres du comité exécutif (comex), une confortable indemnité de 1,3 million d'euros, d'autres préfèrent faire le gros dos. Jack Caillod, l'ancien patron des ressources humaines d'Aventis, a eu, selon un proche, « l'intelligence de rétrograder comme DRH de la division recherche, avec l'espoir de rebondir plus tard ». Quant à Jérôme Brunel, ancien DRH du Crédit lyonnais, il a réussi à tirer son épingle du jeu en prenant le poste de DRH du nouvel ensemble. Quitte à être perçu par ses troupes comme « celui qui fait le sale boulot en interne ».

Le choix régalien d'Arcelor

À rebours de la raison du plus fort, d'autres candidats au mariage optent pour une fusion équilibrée. « Certains vont choisir de mettre en place des comités mixtes afin de retenir les meilleures candidatures », explique Francis Meston, d'EDS. D'autres vont solliciter l'appui d'un cabinet extérieur. Chez Sanofi-Aventis, « tous les candidats ont eu l'occasion de s'exprimer lors de la présentation des chiffres d'affaires, souligne Jean-Claude Armbruster, le DRH. Et, en cas de doute, nous avons utilisé l'aide d'un cabinet extérieur pour évaluer leurs mérites respectifs ». Parallèlement, tous les cadres d'Aventis ont été amenés à faire passer leur CV. Au final, se félicite Daniel Thébault, délégué syndical CFE-CGC d'Aventis, « la compétence et la logique du business semblent avoir prévalu ».

Quelques groupes vont encore plus loin dans cette logique égalitaire. Pour définir son organigramme, « Arcelor a fait un choix régalien fondé sur une répartition aussi équitable que possible en fonction des groupes, des nationalités et des compétences », assure Jean-Louis Pierquin. Pour ne froisser personne, Altadis, issu de Tabacalera et de la Seita, a conservé deux présidents et deux sièges (le social à Madrid pour des raisons fiscales, l'opérationnel à Paris).

En vertu d'un pacte conclu pour cinq ans, « si l'on nomme un directeur général français, son adjoint doit être espagnol et inversement, raconte un cadre du siège parisien. Récemment, un Espagnol ayant quitté le comex, on a fait monter le DRH espagnol de la branche cigares, alors que le DRH France du secteur cigarettes n'y figure pas. Cette politique alourdit les décisions. À la fin, c'est usant. Beaucoup souhaitent l'explosion du pacte, une vraie fusion et un seul chef ». Résultat : les deux sièges comptent 600 salariés chacun, soit plus de 20 % de l'effectif. Tandis que, sur le terrain, les usines ferment…

Échec des « coheads » à BNP Paribas

Principal avantage d'un modus vivendi équitable, « tout le monde a sa place dans l'organigramme », se félicite Jean-Claude Armbruster, DRH de Sanofi-Aventis. Autrement dit, cela limite la fuite des cerveaux. « Nous avons probablement accepté d'avoir trop de dirigeants. Mais en ne faisant pas de sélection trop rapide sur la base d'une évaluation théorique des compétences, nous avons bénéficié de la totalité des savoir-faire tout en nous donnant le temps de gérer dans la durée et en douceur la simplification progressive des organisations, grâce à une pyramide des âges favorable par exemple », indique Jean-Louis Pierquin, d'Arcelor. Mais la méthode douce ne limite pas forcément la casse aux échelons inférieurs. KLM et Air France, dont les états-majors se comportent en gens bien élevés, ne devraient pas y échapper. « Nous redoutons les doublons dans le fret, la maintenance, l'informatique… Entre le personnel d'escale, les bureaux en ville, les commerciaux, nous avons 2 500 personnes en Grande-Bretagne, 600 en Allemagne, près de 400 en Italie et en Espagne », explique François Cabrera, secrétaire général de la CFDT d'Air France.

L'autre difficulté est de laisser la compétition ouverte. « Quand deux personnes pensent plus à trouver leur place dans l'organigramme qu'à aller démarcher les clients, les risques de perte de chiffre d'affaires sont élevés », assure Francis Meston, qui vient d'en faire l'expérience lors de la fusion de deux filiales d'EDS. Bernard Lemée, le DRH de BNP Paribas, abonde : « Nous avons dû faire des entorses en nommant à titre temporaire quelques coheads. Cela n'a pas été un grand succès… » En matière d'organisation non plus, le maintien d'entités potentiellement concurrentes n'est pas exempt de problèmes. Le Crédit agricole et le Crédit lyonnais ont choisi de garder en l'état leurs deux réseaux de banques de détail, moyennant l'adoption d'une charte de bonne conduite : « Cela fait doucement rigoler les commerciaux qui sont quotidiennement confrontés à des clients qui n'hésitent pas à les mettre en concurrence », constate Patrick Lichau, délégué CGT du Lyonnais.

Dernier inconvénient de la démarche consensuelle, elle laisse se reconstituer des baronnies composées d'anciens de la même entité. « Si la coexistence d'équipes homogènes peut être efficace à court terme, elle risque à long terme de poser des problèmes d'intégration », note Aine O'Donnell, coauteur d'une récente étude d'Entreprise et Personnel sur le sujet. En définitive, la guerre des organigrammes est-elle déterminante dans une fusion ? « Aucune équipe ne peut rendre performant un mauvais rachat, mais une mauvaise équipe peut faire rater une opération prometteuse », répond l'étude. Cela étant, une mauvaise gestion des hommes ne remet pas toujours en cause le succès de la fusion. Les lourdeurs des organigrammes d'Altadis et les psychodrames humains au Crédit agricole-Crédit lyonnais n'ont pas empêché l'action de caracoler en Bourse.

Le dialogue social souvent négligé
Difficile pour les élus du personnel d'obtenir des infos en amont des fusions

Les salariés de la Snecma et de Sagem ont appris le projet de fusion par la presse… alors que les personnels détiennent 16 % du nouvel ensemble. Lors de la construction de ces Meccano industriels et financiers, les représentants des salariés sont souvent la cinquième roue du carrosse. « Soi-disant par peur des délits d'initiés, nos élus ont la plus grande difficulté à obtenir en amont des informations sur la stratégie des groupes ainsi que sur les conséquences sociales », confirme Bernard Devert, responsable des questions industrielles à la CGT Métaux. Secrétaire générale CGT chez Alstom, Francine Blanche confirme : « Informés du projet de fusion avec ABB, nous avons demandé à être reçus par le P-DG d'Alstom qui nous a répondu qu'il était trop tôt pour en parler car la fusion n'était pas faite. Moins de six mois après, nous réitérions la demande pour nous entendre dire : « Je ne peux plus vous en parler, la fusion est faite ». » Du coup, « la nécessité d'avoir des structures coordonnées entre les deux groupes se fait très vite sentir du côté des organisations syndicales », indique Michel Victor, consultant chez Hewitt. Au lendemain de l'annonce de l'OPA de Sanofi sur Aventis, les élus cédétistes des deux entreprises constituaient un comité de pilotage commun sous l'égide de leur fédération… Cinq mois avant que, l'OPA étant en passe d'aboutir, les dirigeants du nouveau géant pharmaceutique ne portent sur les fonts baptismaux une structure commune d'information et de concertation aux niveaux français et européen. « Avec pour principale règle du jeu de tout s'y dire, même ce que la loi interdit, sous peine de délit d'entrave », précise Jean-Claude Armbruster, DRH de Sanofi-Aventis. Une fois levées les incertitudes sur la réussite financière de l'opération, c'est au tour des directions de supporter difficilement la complexité de la procédure d'information-consultation du personnel. « Alors qu'aux États-Unis vous devez tout dire aux salariés, même lorsqu'il s'agit de les licencier, c'est impossible en France », se désole Francis Meston, président du cabinet de conseil EDS France. De l'avis de Jean-Philippe Sennac, directeur général de A Prime, cabinet-conseil auprès des CE, la procédure a du bon, en particulier lorsqu'« elle permet de sauver certains sites d'une fermeture annoncée, au motif que les dirigeants du nouveau groupe sont incapables de justifier économiquement leurs décisions, conformément à la législation française ».

Dans sa fusion avec Promodès, il y a cinq ans, Carrefour a trusté tous les postes clés : impossible aujourd'hui d'y trouver un ancien de chez Continent.FOURMY/REA

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle, Sandrine Foulon