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Politique sociale

Petits arrangements et grosses combines avec la taxe d'apprentissage

Politique sociale | ANALYSE | publié le : 01.12.2004 | Anne-Cécile Geoffroy

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Petits arrangements et grosses combines avec la taxe d'apprentissage

Crédit photo Anne-Cécile Geoffroy

De décembre à février, la chasse à la taxe d'apprentissage est ouverte pour les établissements d'enseignement. Des fonds dont le système de collecte et de répartition est à la fois opaque et inégalitaire. Mais, avec une cagnotte de 1,5 milliard d'euros, les intérêts en jeu sont tels que le dispositif résiste aux tentatives de réforme.

« Il y en a marre de mendier la taxe d'apprentissage chaque année pour boucler notre budget. Il faut que les établissements arrêtent de se prostituer pour gagner en légitimité », s'agace Jocelyne Fournier, directrice d'Icep Formation. Installé dans un ancien pensionnat du XVIIe siècle, jouxtant le canal Rhin-Rhône au pied de la vieille ville de Dole, l'établissement abrite un lycée privé postbac et un centre de formation d'apprentis interprofessionnel. Cette année, 350 jeunes y préparent à temps plein ou sous contrat d'apprentissage différents BTS des filières vente, informatique et gestion.

Chaque année, du collège à l'université en passant par les CFA et les grandes écoles, les établissements d'enseignement se lancent, en effet, dans une rituelle danse du ventre auprès des entreprises pour récolter une parcelle de leur taxe d'apprentissage. Ceci au moyen de plaquettes vantant les mérites de leur enseignement, de mailings lancés à l'aveuglette et de relances téléphoniques pour inciter les chefs d'entreprise à verser leur écot au profit de leur établissement.

« Tout cela coûte très cher et ne rapporte rien, déplore Jocelyne Fournier. Car les entreprises changent rarement leurs habitudes en fonction d'une plaquette. » Soucieuse de faire évoluer les mentalités, elle a préféré recruter un ancien responsable commercial d'une société industrielle. Sa mission : faire comprendre aux employeurs comme aux enseignants que la taxe d'apprentissage sert avant tout à vendre ou à acheter un service, la formation d'un apprenti ou d'un étudiant qui deviendra un jour un collaborateur compétent pour l'entreprise.

Une démarche encore rare dans le milieu des CFA. Peu d'établissements sont prêts à mettre au rebut les traditionnelles méthodes de collecte au profit d'approches commerciales plus élaborées. Or l'enjeu est de taille. Les entreprises sont en effet tenues de verser 0,5 % de leur masse salariale au profit des formations initiales de l'enseignement technologique et professionnel. Avec l'avantage de dispenser librement cet impôt. Seule règle de base : 40 % des sommes doivent être affectées au financement de l'apprentissage et des CFA et 60 % sont réparties hors quota selon un barème qui reflète la distribution des salariés de l'entreprise entre trois collèges (ouvriers qualifiés, cadres moyens et cadres supérieurs). Cette spécificité du système fiscal français met les écoles en ébullition. Car il s'agit de se partager un magot de quelque 1,5 milliard d'euros. « C'est devenu un sport national, constate Jacques-Olivier Pesme, directeur des relations avec les entreprises de l'École de management de Bordeaux. De décembre à février, nous vivons au rythme de la collecte. Ici, deux personnes y consacrent 60 % de leur temps. Nous faisons un mailing à l'automne auprès de 15 000 contacts et, derrière, nous organisons des relances téléphoniques ciblées pour nous assurer que les entreprises ne nous oublient pas. »

Un fructueux travail de terrain
Les CFA ne sont pas tous logés à la même enseigne : entre centres riches et pauvres, l'écart de ressources peut varier de un à seize.HENRY/REA

Une stratégie marketing qui semble payante. Sur les quatre dernières années, les versements ont augmenté de 40 %. Audencia, l'école de management de Nantes, envoie également ses plaquettes aux entreprises. « Mais il ne faut pas se leurrer, c'est surtout le travail sur le terrain qui porte ses fruits. Nous nous inscrivons dans une démarche de corporate relationship management, assure Françoise Marcus, responsable des relations avec les entreprises et de la taxe d'apprentissage. Nous organisons 80 rendez-vous proactifs dans l'année pour lister avec des sociétés les actions que nous pouvons mettre en œuvre ensemble et les services que nous pouvons leur apporter. »

Cette année, Audencia affirme que les versements des entreprises ont fait un bond de 22 %. L'IAE d'Aix-en-Provence s'appuie de son côté sur une base de données de 24 000 contacts. « Pour être plus efficace et augmenter la part des versements directs des entreprises, nous venons de recruter une chargée d'affaires qui suivra le dossier à temps plein », annonce Catherine Mazière-Legrand, responsable financière de l'IAE. Pour les établissements d'enseignement, la taxe est devenue au fil de l'eau un complément budgétaire non négligeable, voire vital. C'est le cas à l'Icep de Dole, où elle représente 30 % du budget de fonctionnement du CFA, le reste provenant du conseil régional de Franche-Comté. Pour les 27 écoles de commerce françaises, la collecte s'élevait en 2003 à 53,45 millions d'euros, ce qui représentait, en moyenne, 10 % de leurs budgets de fonctionnement. À l'IAE d'Aix-en-Provence, la taxe procure ainsi 15 % des ressources propres de l'institut.

Du côté des entreprises, et notamment des plus grandes, l'optimisation de la taxe d'apprentissage commence aussi à entrer dans les mœurs. Les groupes L'Oréal, Valeo et Casino ont développé de véritables stratégies dans ce domaine. « En 1991, nous accueillions 10 apprentis. Aujourd'hui, nous en recrutons 500 par an et nous travaillons avec 40 CFA dans toute la France, explique Philippe Precheur, directeur de la formation initiale du groupe Casino. Pour 80 % de la taxe reversée, je peux associer le nom d'un apprenti. Le reste est donné à des écoles qui nous envoient des stagiaires. »

L'enseigne de distribution a même fixé un « tarif » en fonction du diplôme préparé. Pour la centaine d'apprentis, du CAP au bac pro, recrutés par les magasins, Casino verse 500 euros par jeune et par an aux CFA qui les forment. Un chiffre légèrement supérieur au minimum légal, fixé par la loi à 381 euros. « Pour les 400 apprentis préparant un diplôme de l'enseignement supérieur, BTS, DUT ou encore licence professionnelle, nous versons 5 000 euros par an et par apprenti. Une somme qui finance pour partie la direction des études, les frais de fonctionnement, la visite des jeunes en entreprise par leur tuteur enseignant… », poursuit Philippe Precheur.

Vrai fardeau pour les entreprises

Reste que le versement de la taxe d'apprentissage est vécu comme un fardeau par la majorité des entreprises. Car il se traduit par une paperasserie quasi kafkaïenne. « Au sein du service, c'est la patate chaude que l'on se repasse d'une année à l'autre, avoue la responsable de la formation d'une entreprise agro-alimentaire. Très souvent, c'est un stagiaire qui est chargé d'effectuer cette tâche administrative. Et cela se résume à prendre la liste des établissements à qui l'on a déjà versé sans chercher à faire de cet impôt un outil de réel partenariat avec les écoles. »

La plupart du temps, les entreprises se contentent de reverser les fonds aux organismes collecteurs de taxe d'apprentissage de leurs branches professionnelles respectives, en fléchant avec plus ou moins de précision les sommes allouées vers des établissements identifiés. Quand elles ne paient pas directement le montant au Trésor public. Des pratiques que le groupe Casino a complètement éliminées. Sa politique d'apprentissage est si bien bordée qu'elle lui permet d'assurer une réussite aux examens proche des 100 %, notamment sur les licences professionnelles, d'orienter sa politique de recrutement en fonction de ses besoins, d'optimiser la gestion de sa taxe. Et surtout de savoir où va l'argent.

Une prudence nécessaire car le système de collecte et de répartition de la taxe est d'une telle complexité qu'il en est devenu opaque et qu'il a même suscité des dérives quasi mafieuses. « Certaines entreprises organisent un vrai chantage, indique l'ancienne directrice d'un collège privé parisien. Elles vous font comprendre qu'elles reverseront avec plaisir leur taxe à votre établissement si vous leur garantissez un prochain chantier. » Et il est toujours difficile pour l'établissement de résister quand il a du mal à boucler son budget.

Ce que l'on peut considérer comme un échange de bons procédés va, parfois, beaucoup plus loin. Dans son projet de réforme de l'apprentissage (voir encadré ci-contre), le gouvernement reconnaît explicitement l'existence de ces pratiques néfastes et avance une possible remise en question de la libre affectation de la taxe, qui serait à la source de toutes les dérives. L'article 20 du projet de loi entend ainsi « répondre aux objectifs de transparence des procédures de collecte et de répartition […] en excluant les pratiques de courtage ». Dernier exemple en date, celui de l'Essec, dont deux salariés ont été mis en examen, en 2001, pour avoir versé des commissions à des intermédiaires chargés d'orienter la taxe vers l'école de commerce de Cergy-Pontoise. Le jugement devrait être rendu dans les prochains mois.

Un empilement de textes

« Depuis 1995, trois réformes ont voulu s'attaquer au problème de la transparence de la collecte, explique un consultant, spécialiste du dossier. Mais l'apprentissage résiste à toutes les tentatives. Alors que les lois sont écrites et votées par le Parlement, les décrets d'application ne sortent jamais. Résultat : aucun projet n'est mené à son terme. » Pour preuve, la loi de modernisation sociale de 2002 prévoyait que chaque CFA affiche le coût réel de formation d'un apprenti. Or le décret ad hoc n'a jamais été publié.

Le système actuel souffre d'un empilement de textes et de dérogations en tout genre qui n'ont d'autres objectifs que de servir les intérêts des différents organismes sur lesquels il repose : branches professionnelles, Éducation nationale, chambres consulaires, conseils régionaux. Ces quatre acteurs sont censés piloter l'apprentissage de concert. Une vision de l'esprit dans la mesure où ces institutions ont chacune leur propre appareil de formation, qu'elles cherchent à protéger et à faire prospérer au détriment de la collectivité et surtout des apprentis. Finalement, les inégalités se creusent entre les CFA. En 1997, un rapport commandé par la DGEFP sur les ressources des centres de formation d'apprentis avait mis en évidence qu'entre CFA riches et pauvres, l'écart de ressources variait de un à seize. Sans que le Fonds national de péréquation de la taxe professionnelle ne parvienne à combler l'écart.

Evaporation de la taxe

À Dole, l'Icep cumule les handicaps. Ce CFA interprofessionnel n'est épaulé par aucune branche. « Nous sommes d'autant plus pauvres que notre bassin d'emploi abrite très peu de grandes entreprises. Celles avec lesquelles nous travaillons sont souvent exonérées de taxe d'apprentissage car elles emploient moins de 10 salariés, souligne Jocelyne Fournier. Par ailleurs, avec la régionalisation de la collecte mise en place par la loi de modernisation sociale de 2002, nous avons assisté à une évaporation de la taxe. Désormais, les sièges des entreprises sont chargés de centraliser la taxe et de la reverser via des organismes collecteurs de la taxe d'apprentissage (Octa) régionaux. Or les sièges sociaux ne sont pas dans le Jura, mais à Paris, Lyon ou Marseille. » Certains CFA ont ainsi évalué le manque à gagner entre 30 et 35 %.

Du côté des CFA de branche, les soucis financiers sont moins criants. Notamment parce que les branches professionnelles reversent le produit des fonds libres collectés au titre de la taxe d'apprentissage pour subvenir aux investissements de leurs propres centres d'apprentissage et organismes de formation. Dans la métallurgie, c'est une cagnotte de 76 millions d'euros que se partagent les 57 CFAI. « Mais la répartition est très empirique, constate Sandrine Javelaud, coordinatrice du CFAI Turgot à Limoges, le seul CFA public rattaché à l'UIMM. Certains centres ne vivent que par le transfert de cette subvention. Cette année, notre centre n'a rien reçu. À l'UIMM, personne ne nous explique pourquoi. À nous de nous débrouiller pour boucler le budget. »

En attendant une véritable réforme de la collecte et de la répartition de la taxe d'apprentissage, c'est tout le système de formation qui s'essouffle. « Le statu quo n'est plus tenable, assure un spécialiste du sujet. La véritable question est finalement de savoir ce que l'on veut faire de l'apprentissage. Une filière concurrente de l'Éducation nationale ou une voie d'intégration des jeunes dans l'entreprise. Une fois que le système aura été remis à plat on pourra penser à son financement. » Dans tous les cas, il y a urgence… Si le gâteau n'est pas extensible, les prétendants sont, en revanche, de plus en plus nombreux.

Une énième réforme du financement
Laurent Hénart, secrétaire d'État à l'Insertion professionnelle des jeunes, est en première ligne sur la réforme de l'apprentissage, qui est intégrée au projet de loi sur la cohésion sociale.MARCHI/GAMMA

En toile de fond de la campagne de collecte 2004, une nouvelle réforme de l'apprentissage se profile. Annoncée en octobre 2003 par Renaud Dutreil, alors secrétaire d'État aux PME, puis intégrée au projet de loi sur la cohésion sociale actuellement débattu au Parlement, elle s'attaque pêle-mêle à l'image du système de formation, qu'elle veut redorer, au statut des apprentis dont les conditions de vie se dégradent et, une nouvelle fois, à l'opacité de son financement. « Ce que le gouvernement présente comme une grande réforme cache en réalité une nouvelle réforme de son financement. Pour le reste, il s'agit de mesurettes », estime Jean-Claude Tricoche, délégué général de l'Unsa, chargé du dossier de la formation.

Objectif du gouvernement : recruter et former 500 000 apprentis en 2009 alors que leur nombre stagne à 364 000 depuis deux ans. Pas moins de trois ministères, ceux de Jean-Louis Borloo, Laurent Hénart et Nicolas Sarkozy, portent le projet. Parmi les dispositions envisagées figure tout d'abord l'augmentation de 0,06 point du taux de la taxe d'apprentissage, actuellement fixée à 0,5 % de la masse salariale. Une hausse qui pourrait être reconduite les années suivantes pour parvenir à 0,69 % de la masse salariale.

Le projet prévoit aussi la création d'un crédit d'impôt de 1 600 à 2 200 euros pour les entreprises qui emploient un apprenti et du Fonds national de développement et de modernisation de l'apprentissage. Ce fonds se substitue à l'actuel FNPTA (Fonds national de péréquation de la taxe d'apprentissage). Il aura pour fonction d'assurer la solidarité financière entre les CFA et de financer les actions et mesures mises en œuvre dans les contrats d'objectifs et de moyens passés entre l'État, les régions, les chambres consulaires et une ou plusieurs organisations représentatives des salariés. Enfin, le gouvernement a décidé la suppression de certaines exonérations au paiement de la taxe d'apprentissage, ainsi qu'une nouvelle répartition de la taxe entre le quota et le hors-quota.

Auteur

  • Anne-Cécile Geoffroy