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CADRES/DIRECTION LE FOSSE SE CREUSE

Enquêtes | publié le : 01.10.2004 | Valérie Devillechabrolle

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CADRES/DIRECTION LE FOSSE SE CREUSE

Crédit photo Valérie Devillechabrolle

Victimes des restructurations et du chômage, soumis à forte pression, écartés des décisions stratégiques, huit cadres sur dix se sentent plus proches des salariés que des dirigeants. Sur le terrain, le verdict de notre sondage se confirme. Les managers prennent de plus en plus de champ.

Sondage Cegos-Liaisons sociales Magazine réalisé en ligne du 28 juin au 2 juillet 2004 auprès d'un échantillon national de 918 cadres d'entreprises de plus de 200 salariés.

Quel camouflet pour Igor Landau, le P-DG d'Aventis ! Dans la bataille qui l'a opposé, au printemps, à Jean-François Dehecq, son homologue de Sanofi-Synthelabo, auteur d'une OPA hostile sur Aventis, les salariés du groupe pharmaceutique franco-allemand n'ont pas réagi aux appels du pied de leur patron : « Igor Landau attendait de grandes manifestations de refus du rachat. En réalité, contrairement à ce qui s'est passé en Allemagne, il n'y a eu ni grève ni mouvement social en France, raconte Daniel Thébault, le délégué syndical central CFE-CGC d'Aventis. Quant aux cadres, ils n'ont manifesté aucun enthousiasme délirant pour soutenir un P-DG dont ils étaient lassé de subir l'autoritarisme et qui n'écoutait plus personne en dehors de sa garde rapprochée. »

La suite a prouvé qu'ils avaient raison de se montrer prudents. Car, après trois mois d'une intense guérilla politico-médiatique, les deux P-DG sont, contre toute attente, tombés d'accord sur une fusion en bonne et due forme. Moyennant, pour le P-DG d'Aventis, une rondelette indemnité de départ évaluée à 12,1 millions d'euros et, cerise sur le gâteau, un poste de conseil de la direction et un fauteuil d'administrateur au nouveau groupe. Les temps ont décidément bien changé depuis l'époque pas si lointaine – c'était en 1999 – où les deux tiers des cadres de la Société générale se constituaient en association pour lutter contre l'offre publique d'échange lancée par la BNP et soutenir la résistance de leur P-DG, Daniel Bouton.

Loin de les faire passer pour des monstres d'indifférence, l'attentisme des cadres d'Aventis révèle l'ampleur du fossé qui sépare aujourd'hui les dirigeants de leur encadrement. Pour s'en convaincre, il suffit de se référer aux résultats de l'étude réalisée par la Cegos pour le compte de Liaisons sociales Magazine : 79 % des cadres se disent, aujourd'hui, plus proches de l'ensemble des salariés que de leur direction générale. Il y a cinq ans, seulement 61 % partageaient cette opinion, dans une précédente étude réalisée par CSA pour Liaisons sociales Magazine et Manpower.

« On ressent une grande défiance et une certaine lassitude des cadres à l'égard de leur direction », confirme Philippe Perez, consultant senior en gestion de projet et en conduite du changement chez BPI. Dictées par la pression financière du court terme, globalisées en raison de l'internationalisation des centres de décision, bousculées par la multiplication des fusions-acquisitions ainsi que par les exigences d'un actionnaire de plus en plus présent dans l'entreprise, « les décisions stratégiques ont des durées de vie de plus en plus courtes, reprend-il. Il suffit que le directeur général change pour qu'une nouvelle stratégie émerge, concoctée par une batterie de consultants arrivés dans les bagages du nouveau directeur général ».

De simples variables d'ajustement

Ballottés dans un maelström permanent, les cadres, chargés de mettre en musique ces orientations, ont de plus en plus de mal à suivre. Au point que près d'un tiers d'entre eux reconnaissent ne pas adhérer aux orientations stratégiques de leur employeur, selon le sondage Cegos-Liaisons sociales Magazine. « Depuis que notre entreprise familiale s'est lancée dans une stratégie de croissance internationale, les cadres qui s'estiment très proches de la direction générale se sentent abandonnés », constate par exemple Anne-Catherine Delhaye, déléguée syndicale centrale CFE-CGC du groupe verrier Arc International. Il faut dire aussi que les cadres dirigeants ne se donnent plus vraiment la peine de convaincre les managers du niveau n-1 du bien-fondé de leurs décisions : à peine un cadre sur quatre se déclare satisfait de la façon dont il est consulté sur les orientations stratégiques de l'entreprise.

Les cadres dirigeants ne reçoivent, bien souvent, que la monnaie de leur pièce. Car ils n'ont pas ménagé leurs collaborateurs. Prisonniers de la course aux dividendes engagée par les actionnaires, ils se sont, la plupart du temps, contentés de répercuter la pression sur leurs cadres. Jusqu'à les traiter, à leur tour, comme de simples variables d'ajustement. C'est ainsi que, depuis le retournement conjoncturel de 2001, le nombre de cadres sans emploi a carrément doublé, leur taux de chômage progressant trois fois plus rapidement que celui de l'ensemble des salariés, toutes qualifications confondues (voir graphique page 19).

Résultat, le sentiment de vulnérabilité face au chômage n'a jamais été aussi répandu chez les cadres : un sur cinq, et même un sur trois parmi ceux issus du privé, érige ainsi la pérennité de son emploi au rang de première préoccupation professionnelle, selon les résultats du baromètre Cadres réalisé par l'institut Opinion-Way pour le compte de la CFE-CGC et publié en juin dernier. Maigre consolation pour les cadres, avec 36 % d'inquiets, la peur de vivre sur un siège éjectable est tout aussi répandue parmi… les directeurs généraux.

Retour au charbon

Plus encore que la crainte du chômage, ce sont les réorganisations dont ils sont victimes qui suscitent le plus de mécontentement parmi les cadres. De plus en plus de managers sont entraînés dans une course aux gains de productivité. « Pendant longtemps, la nécessité de maintenir la paix sociale de la base a justifié le maintien de gros contingents de cadres », explique Bernard Galambaud, professeur de gestion des ressources humaines à l'ESCP et coauteur avec Éric Delavallée d'une étude sur ce thème diffusée en juin 2001 par l'association Entreprise et Personnel. « Mais, depuis que ce risque de rébellion s'est dissipé, la donne a changé : le management est devenu un travail comme les autres, susceptible d'être rationalisé, si l'on en juge par les politiques de réduction du nombre de lignes hiérarchiques en vigueur dans les entreprises », reprend cet enseignant.

« Objectivement, les réorganisations impactent souvent davantage les cadres que leurs équipes, confirme Bernard Bresson, le DRH de France Télécom, chargé de l'accompagnement social du plan TOP, le nouveau programme de gains de productivité mis en œuvre par Thierry Breton, le P-DG. Lorsque l'on élargit le périmètre d'un centre d'exploitation, les équipes conservent leurs affectations, contrairement à certains de leurs responsables, alors amenés à prendre de nouvelles responsabilités. » Pour José Milano, le nouveau directeur de la formation d'Axa, qui vient d'orchestrer le retour d'un important volant de cadres vers des postes opérationnels, ce come-back sur le terrain « est pour eux un moyen d'enrichir leurs compétences techniques et relationnelles et, ainsi, d'avoir davantage d'opportunités d'évolution, sachant que succéder à son hiérarchique quand on reste dans la même filière est devenu plus rare ».

Ce retour au charbon n'est pas bien vécu par les intéressés. D'autant plus qu'il s'accompagne le plus souvent d'un alourdissement de leur charge de travail, venant s'ajouter aux effets pervers des 35 heures. Même si l'immense majorité des cadres bénéficient dorénavant des fameux JRTT, « la prise de ces jours de congé supplémentaires s'est traduite par une forte augmentation de leur charge de travail quotidienne », déplore Jean-Luc Cazettes, secrétaire général de la CFE-CGC. Pour Hugues Cazenave, responsable de l'institut de sondage Opinion-Way, les cadres sont doublement mis à contribution « car ils se sont retrouvés en première ligne pour gérer les problèmes découlant de la mise en œuvre des 35 heures dans leurs équipes ». Conséquence, quatre ans après l'adoption des lois Aubry, une très large majorité d'entre eux souhaitent toujours pouvoir consacrer davantage de temps à leur vie privée et familiale. Comme si les 35 heures s'étaient résumées à un coup d'épée dans l'eau.

Moins de marges de manœuvre

Autre source de mécontentement, les cadres ont le sentiment d'avoir de moins en moins de marges de manœuvre pour remplir des objectifs toujours plus élevés. « Les cadres sont pris dans l'engrenage des process », explique le consultant Gérard Pavy, enseignant à HEC, qui vient de publier un ouvrage intitulé Dirigeants et salariés, les liaisons mensongères, aux Éditions d'Organisation. « Depuis que Thierry Breton a centralisé la définition de la stratégie au niveau de toutes les fonctions support, ressources humaines en tête, les responsables locaux disposent de beaucoup moins d'espace pour prendre des initiatives et le vivent très mal », témoigne, par exemple, Verveine Angeli, secrétaire fédérale de SUD PTT.

Du coup, nombre de cadres ont le sentiment d'avoir à résoudre la quadrature du cercle. « Les jeunes cadres, surtout, en ont assez d'entendre leur direction générale leur dire de se débrouiller quand il s'agit de produire plus, à qualité égale, mais avec moins de moyens et, de surcroît, dans un monde des affaires de plus en plus dérégulé. Ils aimeraient que cette injonction soit accompagnée d'une aide sérieuse pour affronter la complexité croissante », décrypte Dominique Genelot, président du cabinet Insep Consulting. Ou, plus exactement, « si les cadres admettent parfaitement que l'univers qu'ils doivent désormais gérer est de plus en plus complexe, la traduction concrète et quotidienne de cette réalité est une vraie difficulté qu'ils ont à affronter », abonde Bernard Bresson. Et le DRH de France Télécom de citer l'exemple de ces cadres qui interprètent toute politique visant à optimiser l'organisation de la maintenance comme un renoncement face à l'exigence de qualité. José Milano, du groupe Axa, enfonce le clou : « Le métier de cadre consiste de plus en plus en la résolution de problèmes liés à l'activité, au même titre que le développement des compétences de leurs équipes. »

La légitimité des dirigeants contestée

Au-delà du « paradoxe » qui pousse certains à revendiquer toujours plus d'autonomie, tout en souhaitant bénéficier de davantage de soutien de leur direction, « de plus en plus de cadres ont le sentiment que leurs dirigeants ne sont plus forcément pris parmi les meilleurs alors que tout le discours est encore basé sur la méritocratie. Cela génère un certain scepticisme par rapport à la légitimité des promus », reprend Gérard Pavy. Le consultant met cette situation sur le compte du développement du capitalisme anglo-saxon, qui tend à écarter du pouvoir les profils de capitaines d'industrie, ces présidents, directeurs généraux ou patrons de division attachés à défendre un projet plus industriel que financier. Mais, à l'autre bout de la chaîne hiérarchique, les jeunes managers sont aussi rapidement et facilement déçus par leurs dirigeants : « On s'aperçoit que ces jeunes réputés ne rien respecter placent en réalité la barre très haut en ce qui concerne le comportement de leurs dirigeants, explique Pascal de Longeville, directeur associé du cabinet EOS Conseil, spécialisé dans l'accompagnement des cadres. Or, une fois que ces attentes presque teintées d'idéalisme sont déçues, cela génère des frustrations et de la résistance passive chez ces jeunes managers. »

Parallèlement, les espoirs de ces jeunes cadres de rejoindre un jour le top management se sont considérablement amenuisés. « La mondialisation a redistribué les cartes du pouvoir dans l'entreprise en suscitant la création d'une nouvelle classe dirigeante internationale. » Et, à cette aune, « tout le monde ne passe pas la barre », constate Pascal de Longeville, qui a vu se creuser ces dernières années le clivage entre les cadres internationaux, qui bénéficient d'un véritable booster de carrière, et les autres, d'autant plus marris que les entreprises ont réduit leurs opportunités d'expatriation pour des raisons de coût. Conséquence, avec seulement un cadre sur dix promu hiérarchiquement en 2003, les espoirs d'évolution n'ont jamais été aussi faibles depuis huit ans, constate l'Apec.

Dans un tel contexte, le tour de vis salarial bien réel imposé aux cadres depuis le retournement de 2001 a encore ajouté au ressentiment de l'encadrement. Ainsi, près d'un cadre sur deux (46 %) n'a bénéficié, en 2003, d'aucune augmentation du pouvoir d'achat de son salaire net imposable, selon l'enquête annuelle sur l'évolution du salaire des cadres réalisée par la CFDT Cadres. Soit la revalorisation salariale la plus médiocre depuis quinze ans. Lié, comme le constate Jean-Luc Cazettes, le secrétaire général de la CFE-CGC, à « l'instauration de politiques d'augmentations systématiquement individualisées », ce grignotage salarial reste en travers de la gorge de nombreux cadres : « Cette politique délibérée d'individualisation permet à peine de compenser l'inflation », regrette ainsi Georges Liarokapis, délégué CFE-CGC de L'Oréal.

Une indigestion de couleuvres

Quant aux systèmes d'intéressement et d'attribution de stock-options généreusement accordées à la fin des années 90, les cadres en sont également revenus. « Du fait de l'effondrement des marchés boursiers, ils ont perdu énormément d'argent, cadres dirigeants en tête d'ailleurs, reconnaît le DRH d'une entreprise de transport. Cette situation leur fait honte et nourrit leur ressentiment. » Pour Georges Liarokapis, « même si les bénéficiaires de stock-options ne peuvent pas se plaindre de n'en retirer aucune plus-value, aucun engagement de performance sur le titre n'ayant été pris, cela participe malgré tout de leur scepticisme à l'égard de l'entreprise ».

Reste que, loin de les inciter à se rebeller, cette indigestion de couleuvres a, jusqu'à présent, plutôt conduit les cadres à faire le dos rond, crise de l'emploi oblige. Et ce n'est pas encore demain qu'on les verra, réunis en cortège, agiter des banderoles dans la rue ou se syndiquer en masse. Mais ce calme plat apparent, sur fond de démotivation générale, pourrait toutefois réserver quelques mauvaises surprises aux entreprises, dès que les premiers signes d'une amélioration du marché de l'emploi se feront sentir.

79 % des cadres se disent plus proches de l'ensemble des salariés que de leur direction générale, contre 61 % il y a cinq ans. Ce sentiment d'éloignement par rapport à la direction générale de l'entreprise est plus sensible chez les cadres du secteur public (84 % d'entre eux se sentent proches des salariés) et chez les cadres âgés de moins de 40 ans (82,5 %).

36,5 % des quadras n'adhèrent pas aux grandes orientations stratégiques de leur entreprise. De même que 31 % des cadres, tous âges confondus. À l'opposé, les plus de 50 ans (à 66 %) et les moins de 30 ans (à 66,5 %) se sentent les plus en phase avec ces orientations.

Avec 71 % d'opinions positives, les cadres du secteur public sont beaucoup plus convaincus du bien-fondé de la stratégie de leur direction que leurs homologues du secteur privé, qui ne la soutiennent qu'à 61 %. Néanmoins, 57 % des cadres reconnaissent exprimer occasionnellement leur désaccord – 13 % le font souvent – sur ces orientations.

66 % des cadres ne sont pas satisfaits de la façon dont ils sont consultés sur les orientations stratégiques de leur entreprise. De ce point de vue, les directeurs généraux apparaissent en déphasage total avec leurs troupes : seuls 13 % des DG interrogés sont conscients de cette insatisfaction de leurs subordonnés. Il faut dire que les échanges entre cadres et directions générales sont rares : huit cadres sur dix (81 %) ne discutent que rarement ou jamais des choix stratégiques de leur entreprise avec leur direction générale, et ils sont encore moins nombreux à le faire (83 %) s'agissant des conséquences de ces choix sur leur métier.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle