logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Politique sociale

Le consensus à la sauce hollandaise se lézarde

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.09.2004 | Isabelle Moreau

Image

Le consensus à la sauce hollandaise se lézarde

Crédit photo Isabelle Moreau

La rentrée promet d'être chaude au pays des tulipes et des pactes tripartites entre l'État et les partenaires sociaux. Récession et chômage signent la fin du miracle batave et mettent à mal son modèle social. Et le passage en force du gouvernement sur le dossier des préretraites et du régime d'invalidité a déclenché un tollé syndical.

Le modèle polder a du plomb dans l'aile. Un gouvernement qui cherche à passer en force, des syndicats prêts à aller au clash dans un pays habitué au compromis, des partenaires sociaux qui ne s'entendent plus : le fameux pacte social néerlandais se fissure. C'est le dossier des préretraites, au menu de la rentrée du Parlement batave, qui a semé la zizanie entre état et partenaires sociaux. Signe d'un profond malaise, 97 % des adhérents du puissant syndicat FNV (1 200 000 membres) ont décidé, par référendum, en juin dernier, de rejeter la réforme du gouvernement de centre droit de Jan-Peter Balkenende. Forte de ce quasi-plébiscite, la Fédération du mouvement syndical néerlandais, d'obédience socialiste, a promis manifestations et grèves ciblées à l'ouverture de la session parlementaire pour inciter le gouvernement à revoir sa copie.

En s'en tenant à une version dure de son texte, qu'il avait dans un premier temps amendé afin d'obtenir l'adhésion des partenaires sociaux, le gouvernement de coalition (chrétiens-démocrates, libéraux et centristes) a franchi la ligne jaune. Fin des préretraites collectives et des avantages fiscaux afférents pour les salariés, relèvement de l'âge autorisé de départ en préretraite, instauration de préretraites sur un mode volontaire par épargne individuelle… la réforme est radicale. C'est donc le bras de fer entre les syndicats, le patronat et la coalition au pouvoir. « Nous sommes dans une période d'incertitude sur l'avenir du modèle polder », analyse Jean-Paul Thuillier, chef de la mission économique à l'ambassade de France à La Haye. Ce modèle qui érige la concertation en véritable culture est né il y a plus de vingt ans, en 1982, lors de la signature de l'accord de Wassenaar. C'est dans cette banlieue chic de La Haye que les syndicats emmenés par un certain Wim Kok, devenu par la suite chef du gouvernement batave, ont accepté de jouer le jeu de la modération salariale et de la désindexation des salaires sur l'inflation, le patronat s'engageant en contrepartie à réduire le temps de travail.

Mais si ce consensus a permis à l'économie des Pays-Bas d'opérer un redressement spectaculaire, avec un taux de croissance de 3,6 % par an en moyenne entre fin 1995 et fin 2000 (contre 2,7 % en moyenne dans la zone euro), le taux de chômage national avoisinant les 2 % en 2000, force est de constater que le « miracle hollandais » est désormais à ranger au rayon des souvenirs. Reparti fortement à la hausse, le chômage touchait 6,6 % de la population active à la fin du premier trimestre 2004, contre 5 % un an plus tôt. Quant au cap « psychologique » du demi-million de chômeurs, il a été franchi à la fin du printemps. Chaque mois, 14 000 personnes supplémentaires pointent au chômage. Des statistiques qui ne tiennent pas compte des « invalides du travail », ces salariés déclarés inaptes dont le nombre s'élevait, fin 2002, à près de 1 million (979 400) d'individus.

Dérapage des salaires
Manifestation le 1er avril dernier à La Haye contre la réforme des régimes d'indemnisation du chômage et de l'invalidité.PENNARTS/HOLLANDSE HOOGTE/EDITING SERVER

Paradoxalement, les Pays-Bas ont été victimes d'un classique effet de surchauffe, bien connu des économistes. La situation de quasi plein-emploi a eu raison, à la fin des années 90, de la politique de modération salariale, acceptée d'un commun accord par les partenaires sociaux. « Pendant cette période, confirme Richard Nijhout, directeur de la filiale Renault d'Amsterdam, nous avions beaucoup de difficultés pour recruter du personnel qualifié. » Les candidats en ont profité pour faire grimper les enchères. « Dans certains secteurs, les employeurs se sont arraché les salariés, provoquant une surenchère salariale », se souvient Susanne Burri, maître de conférences à la faculté de droit de l'université d'Utrecht.

Dérapage des salaires, inflation, puis retournement de la conjoncture mondiale à partir de 2001, qui a durement frappé une économie très ouverte sur l'Union européenne mais aussi sur les États-Unis, la spirale vertueuse s'est progressivement grippée. Face à la récession, le gouvernement Balkenende a opté pour une politique très libérale, quitte à mettre à mal le modèle polder. Son credo : remettre les Néerlandais au travail et réduire la facture de la protection sociale.

Premières visées : les têtes grises, même si le taux d'activité des seniors est, avec 40 % d'actifs entre 55 et 64 ans en 2001 (contre 29 % en 1994), l'un des plus élevés d'Europe selon Eurostat. La réforme des préretraites, qui concerne quelque 6 millions d'actifs (sur un total de 16 millions d'habitants), « s'inscrit dans cette perspective », observe Agnes Jongerius, numéro deux de la puissante FNV. Mais elle n'est pas le seul levier actionné par le gouvernement néerlandais. La réforme de l'assurance chômage qui se dessine va dans le même sens. Désormais, les chômeurs de plus de 57 ans et demi ne seront plus dispensés de recherche d'emploi. Déjà « très encadrés et fortement incités à retrouver un emploi », comme le souligne Ad Bockting, responsable des affaires internationales de l'UWV, l'équivalent de l'Unedic français, les chômeurs verront leurs conditions d'accès au régime d'indemnisation durcies. « C'est incroyable, c'est au moment où les gens perdent massivement leur emploi que le gouvernement entend réduire l'accès et le montant des allocations ! » s'indigne la vice-présidente de la FNV, Agnes Jongerius.

En début d'année, nouvelle escarmouche entre l'état et les partenaires sociaux. Le gouvernement s'est attaqué au WOA, le régime d'invalidité qui a longtemps permis aux entreprises néerlandaises de se débarrasser de leurs salariés vieillissants, ces derniers bénéficiant alors d'allocations sensiblement supérieures à celles du régime d'assurance chômage. Crime de lèse-majesté, le projet de loi ne reprend pas intégralement, comme le souhaitaient les partenaires sociaux, l'avis du Conseil économique et social – le Sociaal-Economische Raad (SER) – rendu en mars 2002. Ce compromis, qui restreint les conditions d'accès au système, avait pourtant fait l'unanimité des membres du SER, où siègent à parité des représentants des syndicats, des patrons et des experts nommés par la Couronne. Une instance dont « le gouvernement avait toujours respecté l'avis par le passé », rappelle Arnold Devreese, expert et directeur des affaires sociales au SER.

Ajoutée au camouflet sur les préretraites, la volte-face du gouvernement sur le WOA a fait voler en éclats l'accord salarial intervenu lors des rituelles négociations tripartites organisées au sein de la Fondation du travail, la Stichting van de Arbeid (Star), un autre lieu de concertation permanente aux Pays-Bas. à l'automne 2003, patronat et syndicats s'étaient entendus sur un gel des salaires pour 2004 et une augmentation proche de zéro pour 2005, à condition qu'au printemps 2004 un compromis soit trouvé entre l'état et les partenaires sociaux sur un certain nombre de dossiers, comme les préretraites et l'invalidité.

Un marché de dupes

Il est vrai que la FNV avait pris un sacré risque en acceptant un gel des salaires sans contrepartie patronale à la clé et en soumettant cet accord à sa base par référendum. « La FNV a joué gros car elle n'avait pas de plan de substitution », note Marie Wierink, chercheuse à la Dares et spécialiste des Pays-Bas. Mais, à une courte majorité, les adhérents du principal syndicat néerlandais avaient tout de même donné quitus à leur direction, en novembre 2003. Autant dire que la FNV a eu, au printemps 2004, le sentiment d'avoir passé un marché de dupes. Et, à la mi-mai, les négociations tripartites ont capoté.

Si la mécanique du compromis s'est enrayée, c'est d'abord parce que patronat et syndicats n'ont pas trouvé de terrain d'entente. La Confédération nationale des syndicats chrétiens (CNV) n'a pas voulu apposer sa signature au bas du texte sur les préretraites, qu'elle jugeait régressif. Également hostile à la réforme, la FNV a reproché au patronat des grandes entreprises, le VNO-NCW (qui regroupe 170 associations représentant plus de 115 000 entreprises), de s'être rapidement aligné sur les positions gouvernementales, sans rechercher au préalable un accord avec les organisations syndicales, comme c'est l'usage aux Pays-Bas. « C'est la première fois que les choses se passent ainsi », regrette la vice-présidente Agnes Jongerius.

Un échec dont le patronat refuse d'endosser la paternité : « Sur ce dossier, nous étions en fait le trait d'union entre le gouvernement et les syndicats », rétorque Loes Van Hoogstraten. Cette responsable des questions sociales européennes au VNO-NCW regrette que les négociations sur l'âge de départ en préretraite, qui ouvriraient droit à une aide fiscale, aient achoppé sur six « petits mois ». « Les syndicats campaient sur un âge de préretraite fixé à 62 ans, précise-t-elle, alors que nous proposions finalement 62 ans et demi, comme le gouvernement, qui avait fait d'importantes concessions. C'est à cause des syndicats qu'il n'y a pas eu d'accord. »

Fin des préretraites collectives

Autre source de blocage : la fin programmée du système actuel de préretraites collectives. Les salariés néerlandais n'auront désormais le choix qu'entre épargner jusqu'à 12 % de leur salaire annuel pour bénéficier d'une préretraite individuelle volontaire ou travailler jusqu'à l'âge légal de départ en retraite, c'est-à-dire 65 ans. Une alternative dont ni la FNV ni la CNV, l'une et l'autre très attachées au dispositif antérieur, ne veulent entendre parler. Par méfiance vis-à-vis d'un système purement individuel mais aussi « au nom de la défense de la négociation collective de branche », fait remarquer un observateur.

« Nous sommes hostiles à cette proposition car le gouvernement espère ainsi que les jeunes ne s'inscriront pas dans le système volontaire et choisiront de continuer à travailler jusqu'à 65 ans », explique Émile Van Velsen, porte-parole de la CNV, laquelle n'appelle cependant pas ses adhérents à la grève. « Les grèves ne sont pas souhaitables, a fortiori lorsque l'économie est mal-en-point. » Côté FNV, qui promet un automne chaud, le ton est plus vindicatif. Reste à savoir quelle sera la capacité de mobilisation des syndicats dans un pays où les salariés n'ont pas pour habitude de cesser le travail. Si 2002 – dernière statistique connue – a connu un regain de conflictualité en raison de mouvements sociaux des dockers et du personnel des aéroports, le nombre de journées perdues pour fait de grève est l'un des plus bas d'Europe (34,16 jours pour 1 000 travailleurs, selon Eurostat).

Assistera-t-on à une grande démonstration de force, comme le promet la FNV, ou bien au baroud d'honneur d'un syndicalisme en perte de vitesse (25 % de syndiqués contre 40 % dans les années 80) ? Quoi qu'il en soit, le modèle polder ne sortira pas indemne de cette crise.

Le temps partiel tient bon
40 % des salariés néerlandais travaillent à temps partiel. Une véritable institution dont usent surtout les femmes, qui réduisent leur temps de travail pour garder leurs enfants.HILZ/HOLLANDSE HOOGTE/EDITING SERVER

Certains ne donnaient pas cher de sa peau, compte tenu de la priorité accordée par le gouvernement Balkenende à l'augmentation du taux d'activité. Mais la décision est tombée peu avant l'été : la loi sur la réduction du temps de travail votée en 2000 ne sera pas abrogée. Les salariés néerlandais (dont 40 % travaillent à temps partiel) pourront donc toujours profiter du travail à la carte. C'est-à-dire choisir en fonction de « leurs différents temps de vie, d'augmenter ou de réduire leur temps de travail », explique Susanne Burri, maître de conférences à la faculté de droit de l'université d'Utrecht.

Et de poursuivre : « Une évaluation de la loi de 2000 réalisée avant l'été montre qu'environ un quart des demandes de modification de la durée du travail ont été refusées pour des motifs sérieux par les employeurs. Quant aux autres, elles ont été totalement ou partiellement acceptées, et une sur dix n'a pas encore trouvé de réponse. »

Sans surprise, ce sont les grandes entreprises qui accèdent le plus facilement aux demandes de leurs salariés. « Travailler à temps partiel fait désormais partie du mode de vie de la société néerlandaise. On le sait et on arrive à se débrouiller, même si c'est perturbant pour l'entreprise », reconnaît Richard Nijhout, directeur de la filiale Renault d'Amsterdam. Il rappelle en outre qu'aux Pays-Bas deux mi-temps coûtent l'équivalent d'un plein-temps pour l'employeur, soit moins cher qu'en France.

Les trois quarts des salariés à temps partiel sont des femmes. D'une part, parce qu'il est couramment admis, sinon recommandé, pour une femme de réduire son temps de travail – voire de cesser de travailler – lorsqu'elle a des enfants. D'autre part, parce que les structures de garde sont peu développées, notamment après l'école, qui se termine à 15 heures. Aux Pays-Bas, le modèle du salaire et demi, avec le mari travaillant à temps plein et la femme à mi-temps, a encore de beaux jours devant lui.

Auteur

  • Isabelle Moreau