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Politique sociale

Ces normes comptables qui donnent des sueurs froides aux DRH

Politique sociale | DÉCRYPTAGE | publié le : 01.09.2004 | Valérie Devillechabrolle

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Ces normes comptables qui donnent des sueurs froides aux DRH

Crédit photo Valérie Devillechabrolle

L'entrée en vigueur, dès janvier 2005, des normes internationales IAS risque de plomber lourdement les comptes des entreprises françaises. Régime de retraite, primes d'ancienneté, mutuelle des retraités… tous leurs engagements sociaux à long terme devront être provisionnés. Une contrainte qui pourrait bien les inciter à renégocier certains avantages.

Près de 100 millions d'euros pour des médailles du travail ! C'est la somme colossale que Thales a dû provisionner en 2003 pour les primes destinées à récompenser les bons et loyaux services de son personnel. Avec un an d'avance, le groupe industriel n'a fait que se conformer à la nouvelle nomenclature comptable internationale. Nom de code : IAS. Concoctées par la fine fleur mondiale des experts-comptables réunis au sein du très anglo-saxon International Accounting Standards Board (IASB), ces nouvelles normes adoptées en juillet 2003 par le Comité de réglementation comptable européen (voir encadré, page 34) doivent entrer en vigueur au 1er janvier 2005.

Parmi elles, la norme IAS 19, qui concerne les avantages sociaux, devrait faire du bruit. Les 30 000 filiales des 7 000 sociétés européennes cotées, dont 10 000 d'origine française, vont en effet être contraintes de provisionner l'ensemble des engagements financiers pris à l'égard de leurs salariés partout dans le monde. Alors qu'elles pouvaient jusqu'à présent se contenter de les évaluer hors bilan, voire de les financer au fil de l'eau.

De quoi donner des sueurs froides aux DRH les plus aguerris, compte tenu de l'énormité des sommes en jeu. Car cette norme s'applique à l'ensemble des contreparties consenties au personnel : celles relevant d'une obligation juridique précise (contrat de travail, accord d'entreprise ou convention collective) ou d'un usage. Les avantages dus dans les douze mois resteront comptabilisés en charges courantes, mais les engagements à plus long terme, notamment vis-à-vis des futurs retraités, devront faire l'objet d'une provision.

Autrement dit, si les salaires, congés payés, régimes de protection sociale à cotisations définies et autres avantages en nature ne doivent pas être provisionnés, les régimes de retraite à prestations définies, les indemnités ou congés de fin de carrière, les préretraites, les primes exceptionnelles d'ancienneté, mais aussi la totalité des avantages maintenus par l'entreprise à ses salariés à la retraite sont visés par la nouvelle obligation. « Cela va contraindre toutes les filiales à ouvrir leurs dossiers pour dresser une cartographie précise de leurs engagements, quitte à mettre au jour des dispositifs parfois méconnus du siège, qu'il s'agisse d'engagements profitant à tous les salariés ou de certains packages de rémunération concoctés pour leurs dirigeants », relève la consultante Nicole Rueff, coauteur d'un ouvrage sur les normes IAS/IFRS publié aux Éditions d'Organisation – IFRS pour International Financial Reporting Standards, la nouvelle génération de normes relatives à l'information financière.

Si l'on en croit les estimations de l'Autorité des marchés financiers (AMF), le gendarme de la Bourse, les montants provisionnés au titre de ces avantages vont sérieusement plomber les bilans de certaines sociétés. Alors que moins de la moitié des entreprises cotées avaient fourni en 2002 une estimation de leurs engagements de retraite et assimilés, ceux-ci représentaient en moyenne près d'un tiers (29 %) des fonds propres des sociétés du CAC 40, selon l'enquête publiée début 2004 par l'AMF. « Ces nouvelles normes risquent de mettre toutes les grandes entreprises nationales en état de faillite virtuelle », estime le cégétiste Jean-Christophe Le Duigou. À l'instar d'EDF, qui aurait dû provisionner 56 milliards au titre de son régime de retraite si la réforme de la fin 2002 n'avait ramené cette dette à 15 milliards d'euros.

Jolies bombes à retardement
EMMANUEL KERNER

D'autres entreprises publiques abritent de jolies bombes à retardement. La Poste devrait ainsi inscrire en 2007, à son bilan, une provision de retraite évaluée à 57 milliards d'euros en 2002, alors qu'elle ne dispose que de… 3 milliards de fonds propres. Quant à la RATP, avec un engagement de retraite estimé à plus de 17 milliards d'euros en 2002, elle court aussi le risque de basculer en fonds propres négatifs. « En tant qu'emprunteur sur les marchés financiers, cela nous placerait en position de faiblesse par rapport à la concurrence », admet Josette Théophile, la DRH. Une perspective inquiétante qui devrait inciter à clarifier l'avenir financier de ces régimes.

Dans le secteur privé, les analystes financiers s'accordent pour reconnaître, comme Foucault de Tinguy du Pouët, P-DG de Detroyat et Associés, que « la mise en œuvre de ces nouvelles normes ne devrait pas poser de problèmes majeurs dans les filiales de droit français ». En effet, les cotisations aux régimes généraux obligatoires qui constituent, en France, l'essentiel de la couverture retraite et maladie des salariés les exemptent de provisionner des engagements futurs. Mais la donne ne sera pas la même dans les filiales étrangères. Sur les 5 milliards d'euros de passif retraite supportés par Michelin fin 2003, « l'essentiel provient des engagements américains, anglais et canadiens cumulés en période de forte inflation », explique Véronique Leymarie, responsable benefits chez le numéro un mondial du pneumatique.

La mise en œuvre de ces normes risque néanmoins d'entraîner des charges imprévues pour les sociétés qui continuent de maintenir en France comme à l'étranger, directement ou par l'intermédiaire de leur comité d'entreprise, des avantages à leurs salariés, après leur départ en retraite. À commencer par la prise en charge de la cotisation à un éventuel régime complémentaire de santé. Conformément à la nouvelle réglementation comptable, les entreprises doivent provisionner l'ensemble des prestations médicales servies par les mutuelles d'entreprise jusqu'au décès des retraités.

Charge insupportable pour EDF

Une charge qui pourrait se révéler rapidement insupportable pour les entreprises, en raison de l'évolution des dépenses de santé des seniors et du désengagement de l'assurance maladie. EDF et Gaz de France viennent, par exemple, de faire les comptes de leur régime de santé : « Cela devrait représenter 500 millions d'euros supplémentaires à provisionner au titre des 140 000 agents inactifs de la branche », explique-t-on au siège patronal de l'Union française de l'électricité. D'autres entreprises soucieuses de s'épargner un tel passif ont déjà réagi. Au 1er janvier 2004, Air France a supprimé sa contribution annuelle de 3,8 millions d'euros à la mutuelle santé de ses retraités. « Ce qui équivaut à une augmentation de 25 % de leur cotisation », a calculé Jacques Manigold, administrateur de la mutuelle d'Air France. Toutefois, au terme d'une difficile négociation, les retraités de la compagnie aérienne ne devraient supporter qu'une hausse de 7 % après que la mutuelle a accepté de ponctionner 14 millions d'euros sur ses réserves. BNP Paribas, qui participe indirectement par l'intermédiaire du CE au financement de la cotisation de ses retraités à la mutuelle d'entreprise, va elle aussi « être obligée de suspendre ses subventions », reconnaît Bernard Lemée, le DRH du groupe bancaire.

Si les actuaires plaident en faveur de la prise en compte la plus large possible des avantages concédés aux retraités, comme le maintien d'abonnements à un tarif préférentiel pour les inactifs d'EDF, de France Télécom ou de la SNCF, certaines entreprises tentent de minorer leur charge. Exemple, les prêts à taux réduit accordés au personnel des banques. La Fédération bancaire française est allée plaider sa cause auprès du Conseil national de la comptabilité pour faire admettre que « ces prêts sont accordés à un taux de marché qui reflète la qualité des garanties de ce segment particulier de clientèle. Il n'y a donc pas lieu de constater une décote provisionnable », note Sylvie Grillet-Brossier, de la FBF.

Autre charge à prévoir, en vertu de la norme IFRS 2 publiée début 2004 : l'IASB propose d'imputer, dès la première année, le coût des stock-options attribuées. « Cela risque de plomber le compte de résultat des entreprises pour des stock-options qui ne seront peut-être jamais exercées ! » s'insurge Jean-Michel Content, du Fondact. Pour Aventis, qui s'est livré à un exercice de simulation dans son rapport annuel 2003, la mise en œuvre de cette norme minorerait de près de 17 % son résultat net en l'obligeant à passer en charge plus de 330 millions d'euros. Une chose est sûre : si la norme est reprise en l'état par l'Union européenne, les entreprises y regarderont à deux fois avant d'attribuer des stock-options. « Cela va contraindre les comités de rémunération à moduler les plans de stock-options des dirigeants », observe Françoise Kleinbauer, actuaire au sein du cabinet Adding, spécialisé dans l'audit et la valorisation des engagements sociaux.

L'épreuve de vérité du 1er janvier

Mais l'onde de choc de la nouvelle nomenclature ne va pas s'arrêter à l'échéance du 1er janvier 2005. « En régime de croisière, les entreprises vont devoir revaloriser chaque année leurs engagements, quitte à ponctionner leur compte de résultat au cas où les actifs mis en couverture de cette provision se révéleraient insuffisants », explique Hélène Farrouz, actuaire au cabinet Towers Perrin. C'est ainsi que la SNCF a dû, en 2003, réévaluer ses engagements à hauteur de 292 millions d'euros, en raison notamment de l'intégration d'un demi-point d'indemnité de résidence dans l'assiette des pensions liquidables. Une bagatelle, en comparaison avec la situation du constructeur General Motors, qui a dû compenser, la même année, à hauteur de 18 milliards de dollars, le déficit de ses plans de retraite, à la suite de l'effondrement des marchés financiers.

À coup sûr, l'épreuve de vérité du 1er janvier 2005 va accélérer la réflexion des entreprises en matière d'engagements sociaux. « Et vraisemblablement modifier leurs pratiques, comme cela a été le cas aux États-Unis dans les années 90 après l'adoption d'un référentiel comptable comparable », assure le consultant Nicolas Véron, auteur de l'Information financière en crise (éditions Odile Jacob). « Cela va nous permettre de comparer les rapports performance/coût de nos différents régimes », se félicite Bruno Gerin-Roze, responsable des politiques emploi et rémunération à la Société générale. Au risque d'inciter certaines entreprises à renégocier les contrats les plus généreux. Ce « signe de bonne gestion » est d'ailleurs très prisé des analystes, si l'on en croit l'exemple de PSA qui s'est vu remettre en 2002 le prix des Trente directeurs financiers du CAC 40 pour avoir réussi à transformer son régime de retraite à prestations définies en régime à cotisations définies : « Cette négociation hors norme constituait une véritable prouesse technique et sociale », estime l'analyste Foucault de Tinguy du Pouët, membre du jury.

Des salariés français pas à l'abri

Si les salariés anglo-saxons ont beaucoup plus de souci à se faire que leurs homologues européens, les salariés français ne sont pas totalement à l'abri des dégâts collatéraux provoqués par ces normes. Même si « les entreprises y regarderont à deux fois avant de dénoncer des avantages acquis considérés comme inaliénables », assure cependant Denis Stainier, du cabinet Mercer. Reste que, puisque les régimes interprofessionnels sont tentés de réduire leurs déficits en se désengageant de leurs responsabilités sur les entreprises, ces dernières pourraient s'aviser de s'en extraire à leur tour. « Soucieux de piloter nos régimes de façon à minimiser le risque pour l'entreprise, nous sommes désormais toujours en veille pour bénéficier de toutes les opportunités législatives nous permettant de transformer certains dispositifs jugés trop lourds dans notre bilan », explique Véronique Leymarie, du groupe Michelin, en citant le cas du Japon où le groupe vient de réintégrer le régime particulier des salariés nippons dans le régime général. En attendant – qui sait ? – de profiter des nouveaux produits de capitalisation retraite de la loi Fillon…

Et l'État employeur ? Rien, juridiquement, n'oblige l'État français, qui a imposé ces normes aux entreprises, à se les appliquer à lui-même, notamment pour ses propres engagements de retraite. « Ce serait plus sain dans la mesure où cela éviterait de transférer directement ou indirectement cette charge sur les entreprises », estime Alain Delest, DAF du département RH de la Société générale. Mais d'ici à ce que l'État accepte de créer une caisse de retraite pour ses agents…

Un plébiscite des marchés
Gilbert Gelard est le représentant français au sein de l'IASB, un organisme privé de normalisation comptable créé en 1973 à l'initiative d'un associé de Coopers & Lybrand.D. R.

Trente ans ! C'est le temps qu'il aura fallu aux experts des grands cabinets d'audit anglo-saxons réunis au sein de l'IASB pour faire converger les nomenclatures comptables nationales, avec la bénédiction des marchés financiers. Créé en 1973 à l'initiative d'un associé du bureau londonien de Coopers & Lybrand, cet organisme privé a obtenu sa consécration en 2000 lorsque la Commission européenne a officiellement recommandé la mise en œuvre de cette nouvelle nomenclature, puis, en 2003, quand elle a adopté un premier volant de 34 normes. Néanmoins, ces règles sont encore loin de faire l'unanimité en France, comme en témoigne la réserve formulée par Jacques Chirac à l'encontre de certaines normes qui risquent, selon lui, « de conduire à une financiarisation accrue de l'économie et à des méthodes de direction des entreprises privilégiant trop le court terme ».

En adaptant la présentation des bilans comptables aux seuls besoins des investisseurs, l'IASB rompt avec la tradition comptable française, fruit d'un délicat compromis passé entre tous les utilisateurs représentés au sein du Conseil national de la comptabilité : le fisc, les créanciers, les partenaires sociaux, mais aussi l'Insee. Au point qu'on peut redouter, selon Michel Capron, professeur en sciences de gestion à Paris VIII, « que les nouvelles normes ne privent l'Insee d'informations essentielles comme la valeur ajoutée produite », avec pour conséquence de compliquer l'élaboration des comptes nationaux et de certains grands indicateurs comme le PIB. Mais aussi « de ne plus permettre aux salariés de se situer dans la création de richesse », s'indigne Jean-Christophe Le Duigou, de la CGT. Sur le fond, « ces normes font aussi l'impasse sur certaines règles prudentielles qui tendaient à minorer la distribution de dividendes », s'inquiète Jacques Richard, professeur de gestion à Dauphine. A contrario, elles privilégient une appréciation de l'entreprise à la « fair value », c'est-à-dire en fonction de la seule « valeur de marché », au risque d'engendrer une forte volatilité des comptes d'une année à l'autre.

Auteur

  • Valérie Devillechabrolle