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Politique sociale

Les eurocrates du social sous le charme des sirènes libérales

Politique sociale | REPORTAGE | publié le : 01.10.1999 | Isabelle Marchais, Jacques Trentesaux

Jadis francophone, la voici anglophone. Longtemps jugée prosyndicale et militante, elle penche aujourd'hui vers un social-libéralisme bien tempéré. Bras armé de la Commission européenne sur les questions sociales, la DG V a connu, ces dix dernières années, une sacrée métamorphose. Visite guidée.

« La V ? C'est un très bon placement de carrière ! » Si John Morley le dit, on peut le croire. Voilà plus d'un quart de siècle que cet ancien professeur d'économie travaille à la DG V, la Direction générale de l'emploi, des relations industrielles et des affaires sociales, l'une des 24 directions de la Commission européenne. « C'est une direction charnière, en lien avec toutes les sphères : économique, politique, financière. Elle constitue aussi le premier point de contact avec les partenaires sociaux », ajoute cet eurocrate à l'humour très british, proche collaborateur d'Allan Larsson, le patron actuel de la DG V. Il a longtemps régné au sein de cette direction, créée à la fin des années 50 sur le modèle des ministères du Travail nationaux, « une sorte de climat estudiantin soixante-huitard », de l'aveu même de l'un de ses anciens directeurs. « Depuis quelques années, la DG V n'est plus considérée comme le bras prolongé des syndicats. Elle est perçue comme plus neutre, même si elle est toujours chargée de la promotion du dialogue social », affirme Ralf Jacob, du Bureau des mutations industrielles.

La vieille garde des précurseurs de l'Europe sociale, souvent d'anciens syndicalistes de sensibilité sociale-chrétienne, tels Jean Degimbe, directeur général pendant seize ans, ou l'ancien directeur du dialogue social Carlo Savoini, a peu à peu cédé la place à d'autres. Comme l'Irlandais Hywel Ceri Jones, ex-directeur général par intérim à l'origine des programmes Erasmus, Lingua, Leonardo ou Socrates, le Finlandais Karl-Johan Lönnroth, qui tient la cagnotte du Fonds social européen. Sans oublier, naturellement, Allan Larsson, aux commandes depuis la fin 1995. Un économiste suédois, proche du syndicat LO Metall, qui a été successivement journaliste financier… à Bruxelles, directeur de l'ANPE suédoise et ministre (social-démocrate) des Finances dans son pays.

Finie la gestion lourde et centralisée des pionniers du social, le quasi-monopole des syndicalistes et autres militants de causes sociales diverses et variées, l'inamovibilité d'un personnel à qui il arrivait de plancher vingt à trente ans sur les mêmes dossiers. L'arrivée d'Allan Larsson a parachevé l'évolution de cette direction très latine dans l'âme vers une DG d'inspiration anglo-saxonne. Un mouvement qui s'est accéléré depuis le départ de Jacques Delors de la présidence de la Commission et le dernier élargissement communautaire à la Suède, la Finlande et à l'Autriche.

Un apôtre de la flexibilité

Le changement n'est pas seulement d'ordre linguistique. Pétri de culture anglo-saxonne, Allan Larsson est, ainsi, un chantre de la flexibilité du marché du travail. Il est également partisan de l'activation des dépenses, c'est-à-dire de la mise en place d'une politique préventive de lutte contre le chômage, de préférence à une politique passive de versement d'allocations. Avec lui, c'est le social-libéralisme cher à Tony Blair et à Gerhard Schröder qui tient lieu d'idéologie dominante dans les couloirs de la DG V. Son adjointe, la Française Odile Quintin, est l'une des dernières à défendre l'approche franco-latine de l'Europe sociale, plus portée sur l'évolution du droit, le développement du dialogue social ou la lutte contre les exclusions et les inégalités. « Pour Odile Quintin, la politique de la V ne doit pas se résumer à l'emploi. Elle considère que des petites opérations comme l'Année européenne contre le racisme, qui n'a coûté que 5 millions d'euros, ont aussi leur importance pour construire une Europe sociale du citoyen », résume son fidèle conseiller, Jean-Paul Tricart.

Plus complémentaires que véritablement opposés, Allan Larsson et Odile Quintin ont toutefois la sagesse de cohabiter en bonne intelligence. Même si cela donne parfois lieu à quelques moments cocasses, comme lors de ces comités du dialogue social où Odile Quintin continue de parler français tandis que son directeur général (qui comprend mais ne parle pas la langue de Molière) et tous les autres participants s'expriment dans celle de Shakespeare… « La France n'est plus le leader de l'Europe sociale. Elle est de plus en plus isolée », regrette Odile Quintin. Pour Yves Chassard, ex-bruxellois, actuellement directeur des études au sein du cabinet Bernard Brunhes International, « la direction du dialogue social constitue le dernier bastion francophone. C'est un peu le village d'Astérix ». Les prérogatives de la DG V, petite direction de 715 personnes dans un océan de 14 000 fonctionnaires, s'étendent bien au-delà du dialogue social.

Elles couvrent la protection sociale, la lutte contre les discriminations, la sécurité au travail ou encore la santé publique. Mais, surtout, la V a bénéficié de la montée en puissance de l'économique et du social dans les préoccupations européennes, et tout spécialement de l'emploi. Bon indice : l'accroissement phénoménal du budget du Fonds social pour l'emploi, qui a doublé en 1988 puis à nouveau en 1993 pour dépasser les 8 milliards d'euros. « L'emploi a toujours été une préoccupation. Il y a simplement eu une accélération de l'orientation sur l'emploi comme priorité », nuance John Morley.

Une croissance mal maîtrisée

Cette gigantesque manne financière, gérée et distribuée par la DG V, englobe l'écrasante majorité des aides sociales européennes. « Dans les années 80, le FSE n'était qu'un simple instrument financier occupant une cinquantaine de personnes. Mais il a pris du poids et s'est progressivement intégré dans la stratégie européenne de l'emploi », explique Georges Katzourakis, chef de l'unité information du FSE. Cette montée en charge financière n'est d'ailleurs pas sans risque. « On a augmenté les fonds sans réflexion réelle, déplore Emmanuel Jullien, chargé des affaires européennes et internationales au Medef. Si le FSE marche, cela veut dire que la cohésion européenne s'améliore, et il convient de diminuer les budgets ; si le FSE ne fonctionne pas, il faut arrêter de verser des fonds pour rien. » « La DG V est devenue une grosse machine. On pourrait faire mieux avec moins de ressources », soutient un fonctionnaire en poste à Bruxelles, qui remet notamment en question les « 12 à 15 millions d'euros dépensés chaque année par la DG V » pour la réalisation d'études à l'intérêt souvent discutable.

Autre dérive, vigoureusement dénoncée par le Parlement de Strasbourg lors de la crise qui aboutit à la démission collective des commissaires, en mars 1999 : le recours systématique aux bureaux d'assistance technique. Ces officines se sont imposées au fil des ans comme des quasi-extensions des directions générales. Mais le problème de fond n'est pas réglé. « On a donné des responsabilités croissantes à la DG V dans un laps de temps très court sans que les moyens humains suivent », estime Patrick Venturini, président du Comité économique et social européen et ancien conseiller social de Jacques Delors et d'Allan Larsson. Débordée par sa croissance, la DG V a investi trois bâtiments tous situés dans le quartier européen, à deux pas du Berlaimont – l'ancien siège de la Commission. Étrangement, deux services transversaux (l'information et les relations internationales) sont hébergés à quelques centaines de mètres, rue de la Loi. Un éloignement toutefois moins préjudiciable que celui de la Direction de la santé publique et de la sécurité du travail, implantée depuis l'origine à… Luxembourg.

Malgré le renforcement de la DG V dans l'appareil bruxellois, les conditions de travail sont restées modestes. « À Paris, un énarque dispose systématiquement d'un bureau et d'une secrétaire. À Bruxelles, non seulement il n'a pas de secrétaire mais il partage en plus son bureau », indique Jean-Paul Tricart. « Les remboursements de déplacement sont calqués sur la classe économique, contrairement à d'autres DG », renchérit Emmanuel Jullien, du Medef. Et la V tourne, et plutôt de mieux en mieux. Alors qu'elle avait des difficultés à recruter des collaborateurs de qualité, ce n'est plus le cas aujourd'hui.

L'une des directions qui montent

L'éclosion de la législation sociale européenne au début des années 90 a suscité l'arrivée de juristes ; l'irruption du social dans l'économie, celle de généralistes ou de macroéconomistes. La V ne s'est pas encore hissée dans le peloton de tête des directions bruxelloises les plus prisées. Mais le regain d'intérêt pour le social et le vaste chantier de management interne, ouvert en 1998 par Allan Larsson, ont redoré son blason. Objectif du patron de la DG V ? Décloisonner les services et décentraliser les responsabilités pour gagner en efficacité. La direction multiplie les expériences : depuis plusieurs mois, une trentaine de fonctionnaires, dont deux chefs d'unité, travaillent à partir de leur domicile afin de préparer l'introduction du télétravail au sein de la Commission. Le budget consacré à la formation a été multiplié par deux afin de permettre aux fonctionnaires de s'initier au management, aux techniques de « gestion du stress ». Enfin, temps partiel, temps aménagé et horaires mobiles ont vu le jour pour favoriser l'égalité des chances et réconcilier vie professionnelle et vie familiale. Allan Larsson a donné des instructions très claires pour que les réunions de routine ne se terminent pas après 17 h 30. L'impératif d'un management innovant s'impose à Bruxelles plus qu'ailleurs.

Car l'écueil qui menace la DG V, comme la plupart des autres directions générales, c'est l'émoussement des troupes. « Il y a risque d'endormissement lorsque les dossiers ne sont pas intéressants, ce qui n'est pas le cas à la DG V », soutient Georges Katzourakis, qui reconnaît toutefois que la vie d'un fonctionnaire européen peut se comparer à « une prison dorée ». Les privilèges bruxellois sont confortables : une rémunération de 55 000 à 60 000 francs mensuels net pour un cadre intermédiaire en milieu de carrière auxquels s'ajoutent différentes prestations (billets d'avion gratuits, aide au logement, remboursement des frais scolaires, etc.). Pas étonnant, dans ces conditions, que l'ancienneté moyenne soit élevée à la Commission. Et que la mobilité fonctionne essentiellement d'une direction générale à une autre.

Longtemps, cette mobilité bruxelloise a joué en défaveur de la DG V. Mouvement impensable voici encore quelques années, la direction sociale intègre désormais quelques transfuges de la direction chargée de l'industrie, la DG III, il est vrai en perte de vitesse, voire de la prestigieuse DG II, qui gère les dossiers économiques et financiers. C'est d'ailleurs avec cette dernière que les incidents de frontière risquent de se produire. L'économie et le social sont si étroitement liés que les équipes doivent, non sans mal, collaborer. « La rivalité existe depuis toujours, c'est normal. Parfois les deux directions sont d'accord pour travailler ensemble de façon opérationnelle. Parfois il y a des tensions, des points de désaccord », dit-on pudiquement à Bruxelles.

Sous l'égide d'Allan Larsson, le discours change, du moins côté DG V : « Il ne faut pas séparer macro et microéconomie. Mais trouver un middle way, mettre l'accent à la fois sur la libéralisation du marché du travail et sur le dialogue social, sur la flexibilité et sur le pacte social », résume Richard Nobbs, responsable de l'information. Outre cette volonté de partenariat à l'intérieur de la Commission, la DG V respecte à la lettre le protocole social du traité d'Amsterdam, qui l'oblige à consulter les partenaires sociaux avant de faire une proposition. « Il y a de nombreux échanges d'idées et d'informations. On se voit au moins une fois par semaine », se félicite Thérèse de Liedekerke, directrice pour les affaires sociales de l'Unice, le patronat européen. Tandis que le secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats, le Français Jean Lapeyre, souligne que « n'importe quelle entreprise peut s'adresser à la DG V ». Qui a dit que tous les fonctionnaires bruxellois étaient coupés du monde !

Un nouveau tandem aux commandes du social

Encore un petit pays ! Après l'Espagnol Manuel Marín, la Grecque Vasso Papandréou et l'Irlandais Padraig Flynn, c'est Anna Diamantopoulou, l'ancienne secrétaire d'État grecque au Développement, qui a hérité du social, au sein de l'équipe Prodi. « Les grands pays de l'Union européenne ne se précipitent toujours pas pour planter leur drapeau sur la DG V », estime Yves Chassard, directeur des études chez Bernard Brunhes International et ex-bruxellois. Au hit-parade des postes clés, les DG I (relations extérieures), VI (agriculture), IV (concurrence) ou XIX (budget) demeurent largement en tête. Mais, de l'avis général, la personnalité du commissaire prime sur le poids de son pays d'origine. Il suffit de voir comment l'ancien ministre conservateur Padraig Flynn a tiré son épingle du jeu. « Il a su pousser la directive sur les comités de groupe européens ou le dossier de l'information et de la consultation des salariés », rappelle Odile Quintin. « C'était un animal politique, il scandait ses idées comme un curé en chair », assure Emmanuel Jullien, du Medef. Benjamine de la commission Prodi, Anna Diamantopoulou, 40 ans, aura toutefois fort affaire avec Allan Larsson, qui continuera de peser d'un grand poids. « Avec seulement six ou sept conseillers, le cabinet ne fait que suivre les dossiers. C'est un mauvais système », considère John Morley, conseiller économique de la direction générale. Pour rééquilibrer les forces entre fonctionnaires et politiques, Romano Prodi veut, dès cet automne, dispatcher les commissaires jusqu'ici regroupés dans le même immeuble, loin de leurs troupes, dans leurs DG respectives. Un déménagement hautement symbolique !

Auteur

  • Isabelle Marchais, Jacques Trentesaux