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Richard Descoings fait la révolution à Sciences po

Vie des entreprises | METHODE | publié le : 01.02.2004 | Stéphane Béchaux

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Richard Descoings fait la révolution à Sciences po

Crédit photo Stéphane Béchaux

Refonte totale de la scolarité, internationalisation des études, modernisation de la GRH… En huit ans, le patron de Sciences po, que l'accueil de lycéens de ZEP a mis sur le devant de la scène, a radicalement transformé ce vivier de l'énarchie. Avec une vision entrepreneuriale qui fait grincer quelques dents.

Fin du suspense. Lancé à grand fracas à l'automne, le projet de création d'une école de journalisme labellisée Sciences po devrait définitivement prendre corps à la fin du mois. Le temps pour la commission pilotée par Michèle Cotta de rendre son rapport. Autour de l'ex-directrice générale de France 2, des grands noms des médias, d'Étienne Mougeotte à Jacques Rigaud, ont été chargés par Richard Descoings de réfléchir au contenu des études, à l'organisation de la scolarité, aux méthodes pédagogiques et aux conditions de recrutement de ce mastère en journalisme. Sans attendre la remise de leur copie, le flamboyant directeur de l'Institut d'études politiques (IEP) de Paris s'est ouvert de son projet aux étudiants, à la mi-décembre. Un jeu de questions-réponses dans le grand amphi Boutmy, au conditionnel. Une précaution de pure forme pour la centaine d'élèves présents.

Et pour cause ! Allongement de la scolarité, recrutement de lycéens de ZEP, internationalisation des études, augmentation globale des frais d'inscription, ouverture de premiers cycles en région… Depuis sa nomination en mai 1996 comme administrateur de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP) – l'organisme qui chapeaute l'IEP, son école doctorale, ses centres de recherche et ses éditions – Richard Descoings est presque toujours parvenu à ses fins. « C'est quelqu'un d'extrêmement séduisant intellectuellement. Il la joue toujours modeste, mais il prépare admirablement ses dossiers et monte ses coups à l'avance », souligne l'un de ses proches. « Il est doté d'une formidable qualité d'entraînement et d'analyse. Ses arguments sont solides, ce qui n'empêche pas l'habileté », complète Edmond Maire, l'ancien numéro un de la CFDT, membre du conseil d'administration de la FNSP. En l'espace de huit ans, le successeur d'Alain Lancelot a radicalement changé le visage de l'école. Une performance qui lui vaut de nombreux admirateurs mais aussi des détracteurs parmi les 6 000 étudiants, 1 300 professeurs vacataires et 620 salariés de Sciences po.

1 INSCRIRE L'ÉCOLE DANS LA BATAILLE INTERNATIONALE

Au centre de l'affiche, un maillot rouge de rugby estampillé Sciences po Paris. Tout autour, les tenues de quelques-unes des plus prestigieuses universités mondiales : Ucla, Columbia, Humboldt-Universitat zu Berlin, Sao Paulo, Singapour… Le poster qui trône dans l'entrée de la direction des ressources humaines illustre bien l'ambition internationale de Sciencespo, version Descoings. Depuis sa prise de fonctions, l'administrateur de la FNSP ne cesse de le répéter : « La compétition internationale entre établissements universitaires d'excellence est incessante et acharnée. » Et Sciences po n'a d'autre choix que de s'y inscrire de plain-pied, sauf à préférer le déclin.

Une vision entrepreneuriale inattendue de la part d'un pur produit de la haute administration française. « Descoings a compris très tôt que l'enseignement est un produit sur un marché concurrentiel. Il est dans une vraie logique d'entreprise », approuve Dominique Laurent, DRH d'ElcoBrandt, précédemment prof Rue Saint-Guillaume. À force d'être répété, le message est passé auprès des salariés. « On a réussi à mobiliser autour de ce projet dans des conditions assez exemplaires », assure le nouveau DRH de Sciences po, Nicolas Catzaras. Des propos que même le très rétif Snap-FSU, syndicat majoritaire dans la maison, reconnaît à demi-mot. « Richard Descoings a réussi à faire avaler à presque tout le monde que nous sommes sur un marché mondial, en compétition permanente avec Harvard, Singapour et Sao Paulo », constate, un brin dépité, Jean-Claude Mouret, l'un de ses membres.

Amorcée par Alain Lancelot, l'internationalisation de l'école s'est considérablement amplifiée sous l'ère Descoings. Sciences po a noué un réseau international d'échange et de coopération qui s'étend à près de 250 universités, sur les cinq continents. Des établissements susceptibles d'accueillir les élèves de premier cycle qui, depuis la réforme de la scolarité mise en œuvre à la rentrée 2000, passent leur troisième année à l'étranger. « Cette ouverture internationale change absolument tout. Les élèves étaient auparavant rétifs à tout ce qui sortait du VIe arrondissement. Aujourd'hui, leur ouverture d'esprit et leur rapport au monde ont changé », se félicite un professeur de droit. Une cinquantaine d'étudiants préparent même des doubles diplômes avec Columbia, Sankt Gallen (Suisse), la London School of Economics ou encore l'Université libre de Berlin.

Cette ouverture internationale est palpable au cœur même de la Rue Saint-Guillaume. Dans la « péniche », ainsi qu'est surnommé le grand hall d'entrée de l'IEP, le français se parle désormais avec des intonations étrangères. Cette année, Sciences po accueille près d'un tiers d'élèves étrangers (contre 18 % en 1998) et le quart de ses professeurs vacataires vient des quatre coins du monde. Lors des rentrées 2000 et 2001, le « temple du parisianisme » a également ouvert des premiers cycles internationaux sur trois campus régionaux, avec des cours dispensés en plusieurs langues. Environ 350 étudiants – des Français et des étrangers à parts égales – s'y spécialisent sur une aire géographique donnée : pays germanophones à Nancy, Europe centrale et orientale à Dijon, péninsule Ibérique et monde latino-américain à Poitiers. Une réalisation originale qui, lors de son lancement, a valu à l'administrateur de la FNSP la franche hostilité des IEPde province, très mécontents de voir l'établissement parisien sortir des frontières de la capitale.

Pour asseoir le prestige international de son établissement, Richard Descoings n'hésite pas non plus à faire dans le symbolique. Depuis juillet 2000, la cérémonie officielle de remise des diplômes se déroule à l'étranger. Au grand dam de certains salariés qui jugent l'opération dispendieuse. À l'exception de la promotion 2003, privée de voyage pour raison budgétaire, les étudiants ont reçu leur précieux sésame respectivement à Londres, Berlin et Bruxelles. Des déplacements sérieux – réception au Parlement européen, par exemple – mais aussi ludiques. Les élèves gardent, ainsi, le souvenir amusé de soirées plus qu'animées en boîte de nuit avec leur directeur…

2 REPENSER L'ENSEMBLE DE LA SCOLARITÉ

Business school : Rue Saint-Guillaume, l'anglicisme fait aujourd'hui florès. À tel point que la direction a jugé bon, au printemps dernier, de se fendre d'un communiqué envoyé à tous ses étudiants pour démonter point par point les accusations de « bizness-schoolisation ». Relancée par l'annonce de l'augmentation des frais de scolarité, la polémique ne date pas d'hier. Elle remonte à la réforme de la scolarité, décidée par Richard Descoings en 1998 et mise en œuvre à la rentrée 2000. Celle-ci s'est d'abord traduite par un allongement de la scolarité, passée de trois à cinq années, dont une à l'étranger. Une durée jugée indispensable pour mettre Sciences po au niveau des standards européens, en positionnant clairement son diplôme à bac + 5. Autres modifications : l'organisation des études en semestres et la mise en œuvre du système européen d'unités d'enseignement capitalisables et transférables. Une réforme LMD (licence, mastère, doctorat) avant l'heure, dont la pertinence saute aujourd'hui aux yeux, au vu des récents mouvements étudiants. « Chez nous, la réforme du 3-5-8 est un non-sujet. On y est déjà ! » se félicite Laurent Bigorgne, directeur des études et de la scolarité.

Mais le bouleversement le plus symbolique porte sur la disparition des quatre sections historiques. Une organisation des études héritée de l'après-guerre qui orientait les étudiants, en fin de première année, vers l'une des quatre grandes voies possibles : service public, économie et finances, relations internationales, communication et RH. Un système dévoyé. « On encourageait systématiquement les meilleurs à aller dans la section service public (SP), considérée comme la plus prestigieuse. C'était le moteur de l'école, perçue comme un petit clone de l'ENA », explique Michel Yahiel, promo 1977, actuel DRH de la mairie de Paris. « Sur 300 en année préparatoire, on a été 25 à ne pas faire SP. Alors même qu'au final 80 % des étudiants allaient ensuite dans le privé », abonde Nadia Marik, promo 78, directrice adjointe de l'IEP chargée du développement.

En lieu et place des quatre sections, le patron de Sciences po met sur pied une scolarité à la carte, avec un tronc commun obligatoire et des options librement choisies. Un modèle de type anglo-saxon, qui rompt avec l'image d'antichambre de l'ENA collant à la peau de l'établissement depuis 1945. D'où d'innombrables querelles, à l'époque, avec Marie-Françoise Bechtel, alors directrice de l'école de la rue de l'Université. « Un pari très courageux sur le plan personnel, commente l'un des plus fins connaisseurs de la maison. Quand il réintégrera le Conseil d'État, un tout petit corps, certains vont lui faire la gueule. » Pour guider les étudiants dans leur choix, l'IEP leur suggère quand même de grandes orientations possibles, avec la mise en place de 23 « majeures ». Un relatif échec. Aujourd'hui, 40 % des élèves sortent de l'école sans spécialisation. Les autres ? Ils plébiscitent les majeures Administrations d'État, Métiers du développement, Médias et journalisme, Gestion des entreprises culturelles. Des spécialisations dans lesquelles les débouchés sont rares. « Avec les étudiants, il faut être un peu paternaliste, estime Dominique Laurent. Sinon, ils s'engouffrent tous dans des trucs exotiques. » Autre inconvénient de cette scolarité à la carte insuffisamment encadrée, elle nuirait, selon certains recruteurs, à la lisibilité du diplôme.

Des défauts de jeunesse auxquels Sciences po va remédier dès la rentrée prochaine, avec la « mastérisation » de son deuxième cycle. Pour remplacer les 23 majeures actuelles et les 6 DESS, l'établissement va créer une douzaine de mastères professionnels (Marketing, Finance, Management de projet, Affaires publiques, Gestion territoriale et urbanisme, etc.). Sans oublier un mastère Recherche, avec cinq mentions, pour suppléer ses 7 DEA. « On tire les conséquences de la précédente réforme, admet Laurent Bigorgne. Il faut qu'on demande aux étudiants de choisir plus tôt leur parcours, tout en gardant plus de souplesse qu'au temps des sections. Notre offre doit être davantage lisible par les étudiants, les profs et les recruteurs. » La réforme, qui n'est pas encore bouclée, suscite des inquiétudes parmi les étudiants, mais aussi le personnel. « La mastérisation va se traduire par des réorganisations de services et des redéploiements de personnel. Mais, pour l'instant, tout est encore très flou », explique Amélie de Crépy-Alexis, responsable administrative et représentante du personnel au conseil de direction.

3 MANAGER SCIENCES PO COMME UNE ENTREPRISE

Dans les couloirs, la boulimie de réforme du patron fait grincer des dents. Moins par désaccord sur la stratégie suivie que par sentiment d'abandon. « Richard lance des grands projets à tour de bras mais ne gère pas l'intendance derrière », dénonce une chargée de mission. « Les salariés font savoir qu'ils veulent aussi qu'on investisse sur eux, pas seulement sur les étudiants », confirme Gabrielle Costa de Beauregard, webmaster et élue CFDT. « Richard Descoings a mis le paquet sur les finances et l'informatique. Maintenant, on voudrait qu'il en fasse autant avec la gestion des ressources humaines », renchérit Ambroisine Bourbon, déléguée syndicale CGT.

Impossible, pourtant, de passer sous silence les réalisations de l'administrateur de la FNSP. Nommé en plein conflit social à la bibliothèque – des heures sup mal comptabilisées depuis des années et non rémunérées –, Richard Descoings a fait de la modernisation des ressources humaines l'un de ses premiers gros chantiers. Il crée pour cela une direction des ressources humaines, qu'il confie à Claire Sutter, directrice actuelle de l'École nationale d'assurances. À l'époque, les salariés relèvent de deux systèmes de gestion – l'un dit « de secteur public », l'autre « de secteur privé ». Avec, à la clé, des différences de traitement considérables et des règles de gestion très complexes, telles ces 23 grilles de classification ou ces 51 catégories de primes. « On singeait les administrations publiques alors qu'on avait la chance extraordinaire de dépendre d'une fondation de droit privé », explique Richard Descoings.

En 1999 et 2000, les multiples audits et négociations paritaires débouchent sur une refonte totale des accords d'entreprise (35 heures, classifications, prévoyance, rémunérations, etc.). Rejetés par le Snap-FSU mais paraphés par la CFTC et la CFDT, ils se traduisent par une harmonisation des statuts par le haut, l'extinction programmée du supplément familial de traitement, la mise en place de nouvelles grilles de classification, l'apparition d'une – timide – rémunération au mérite (0,5 % par an, en plus des 1,5 % liés à l'ancienneté) et la création d'un entretien annuel d'évaluation. Des outils quelque peu innovants pour la maison, mais qui n'ont guère servi depuis. « La stratégie RH s'est arrêtée avec le départ de Claire Sutter, note Ambroisine Bourbon. Les entretiens individuels, par exemple, n'ont pas débouché sur une véritable gestion des carrières et des compétences. On fait du cas par cas, en cantonnant la GRH à des histoires de personnes. » Une analyse partagée par une autre représentante du personnel : « Richard Descoings, les salariés, c'est pas son truc. Et depuis trois ans il n'y a personne pour conduire à sa place les projets de réforme internes. »

Autant dire que Nicolas Catzaras, nommé DRH en octobre, est attendu au tournant. « Les choses se sont un peu grippées ces derniers temps, admet l'ancien secrétaire général du Cevipof. On doit associer au maximum les personnels aux réformes, car ils connaissent parfaitement Sciences po et sont au contact direct des étudiants. » Les grands chantiers RH de 2004 ? Les évolutions de carrière et la mobilité du personnel, la formation au management des cadres et la communication interne. Signe qu'une nouvelle période vient peut-être de débuter, l'année 2003 s'est achevée sur la signature unanime d'un accord d'intéressement du personnel aux économies de fonctionnement réalisées. Un comité de pilotage paritaire va également voir le jour pour examiner la charge de travail des différents services et envisager d'éventuelles réallocations de personnel.

4 FAVORISER UNE PLUS GRANDE MIXITÉ SOCIALE

Le coup de pub par excellence. En annonçant, en l'an 2000, que Sciences po allait recruter, par une voie spécifique, des étudiants issus de lycées situés en zone d'éducation prioritaire (ZEP), Richard Descoings a signé sa grande entrée dans le paysage médiatique. L'expérimentation est partout citée en exemple. Nicolas Sarkozy est même venu, début janvier, dire tout le bien qu'il en pensait, lors d'un grand débat sur la laïcité dans l'amphi Boutmy. « C'est typiquement un sujet d'examen pour Sciences po, qui revisite Bourdieu et ses travaux sur la reproduction des élites », commente Dominique Laurent. Au dire de Nadia Marik, par ailleurs secrétaire nationale de l'UMP chargée de l'enseignement supérieur, le coup n'était pourtant pas calculé. « On n'avait pas prévu l'emballement médiatique, jure-t-elle. Le projet n'a absolument pas été monté comme un coup de pub. Même si, finalement, il a servi de formidable accélérateur pour faire passer la réforme de Sciences po. »

Expérimentale, la mesure vise, par le biais de conventions signées avec des lycées de ZEP, à permettre à leurs meilleurs éléments de rejoindre l'IEP sur dossier et entretien, sans passer le concours très sélectif d'entrée en première année. Une forme de discrimination positive qui a nourri les discussions. « Au Snap-FSU, on était complètement divisé par le projet, se souvient Jean-Claude Mouret. Les plus à gauche étaient les plus favorables. » Dans les couloirs de l'IEP, les débats ont aussi fait rage. « La réforme a été assez bien perçue par les étudiants. Sauf quelques-uns qui ne voulaient pas voir de jeunes de banlieue à Sciences po », explique un élu de l'Unef, membre du conseil de direction.

Un club d'entreprises partenaires du projet (Schlumberger, L'Oréal, BNP Paribas, Selftrade, Framatome, etc.) a même été créé pour participer au financement et aux jurys d'admission, offrir des stages et des visites d'entreprise. D'après la direction, les résultats sont à la hauteur des espérances. Les 87 étudiants qui, depuis septembre 2001, ont intégré l'IEP par ce biais obtiennent des résultats comparables aux autres. En vue de la prochaine rentrée, des aménagements sont prévus à la marge pour tenir compte des remarques de la cour administrative d'appel de Paris, saisie par le syndicat étudiant (de droite) UNI.

L'autre réforme sociétale emblématique de Richard Descoings concerne les droits d'inscription. Pour développer Sciences po, son directeur a décidé de mettre les élèves davantage à contribution. Un pari risqué. En 1995, son prédécesseur avait dû capituler après avoir tenté de remplacer une partie des bourses scolaires par des prêts bancaires bonifiés. Pour justifier son projet, le directeur de l'IEP s'est fendu, au printemps, d'une lettre d'une trentaine de pages adressée à tous les étudiants, professeurs et salariés. « La gratuité n'assure pas l'égalité des chances ; on peut même soutenir que lorsque la gratuité conduit à la paupérisation des universités, elle aggrave la situation des étudiants les moins favorisés », y explique le directeur qui assure l'IEP de « déclin » sans une augmentation de ses ressources (environ 60 millions d'euros de budget, dont plus de 75 % sur fonds publics).

Préparée par une commission présidée par Jean-Paul Fitoussi, le patron de l'OFCE, la réforme devrait conduire, à la rentrée prochaine, à une modulation des droits d'inscription de 0 à 4 000 euros, selon les revenus des parents. Antisocial ? Pas du tout, répond-on à la direction en sortant la calculette. Seront ainsi exonérés de tous frais de scolarité les étudiants dont les parents (un couple avec deux enfants) ont un revenu net annuel inférieur à 50 000 euros. Et ne paieront le maximum que ceux qui gagnent plus de 125 000 euros… Des arguments qui n'ont pas convaincu les syndicats étudiants. « Descoings veut faire passer les opposants pour des archaïques alors que les frais vont, pour certains, être multipliés par quatre. Nous, nous voulons un vrai débat de fond sur le financement de l'enseignement supérieur », explique un représentant de l'Unef. Vent debout contre le projet, son syndicat a déposé, fin décembre, un recours en annulation devant le tribunal administratif de Paris. Début janvier, c'est l'UNI qui en faisait de même.

Ces actions en justice pourraient retarder les multiples projets de la direction. D'après ses prévisions, la modulation des frais de scolarité devrait permettre de tripler l'enveloppe globale des droits d'inscription, qui passerait de 3,2 à 8,2 millions d'euros. Des ressources supplémentaires destinées, notamment, à acquérir de nouveaux locaux pour faire face à l'augmentation prévue du nombre d'élèves (7 000 en 2006), revaloriser les bourses scolaires, construire des logements étudiants et élargir les horaires d'ouverture de la bibliothèque, et dont Richard Descoings a impérativement besoin. Autant dire que le patron de Sciences po n'entend pas saborder sa réforme.

Entretien avec Richard Descoings :
« Recruter en ZEP sur des critères intellectuels et non ethniques n'est pas de l'“affirmative action” »

Diplômé de Sciences po, section service public, énarque, conseiller technique au cabinet de Michel Charasse au Budget, puis chargé de mission auprès de Jack Lang à l'Éducation nationale, conseiller d'État… Rien dans ce CV ne semblait prédisposer Richard Descoings, 45 ans, à devenir le « grand agitateur de la Rue Saint-Guillaume », pour reprendre le titre d'un récent portrait du patron de Sciences po paru dans la presse. Et pourtant. Administrateur de la Fondation nationale des sciences politiques et directeur de l'IEP Paris depuis 1996, il a fait souffler un vent nouveau sur l'institution, en cassant son image d'antichambre de l'ENA et de temple de l'élitisme parisien. Mais, au quotidien, Richard Descoings ne doit pas seulement veiller au bien-être de ses 6 000 étudiants et des quelque 1 300 professeurs vacataires. Il doit aussi gérer une PME de 600 salariés, pas toujours facile à manœuvrer.

Quel diagnostic avez-vous établi lorsque vous avez pris la direction de Sciences po ?

C'était une école très franco-française, par son recrutement, son corps enseignant et ses débouchés. Sans changement, Sciences po était condamnée à une mort lente, mais certaine. Pour ne pas rester seulement une bonne école locale, il fallait accomplir un gros travail de mutation intellectuelle et de repositionnement, que mon prédécesseur avait déjà engagé.

Sciences po ne peut donc plus vivre sur son « marché intérieur » ?

Aujourd'hui, l'enseignement supérieur est totalement entré dans l'ère de la concurrence internationale. C'est particulièrement vrai pour les chercheurs et les enseignants chercheurs, dont les meilleurs se font débaucher par des universités étrangères, avec des rémunérations beaucoup plus élevées. Pour les élèves, la compétition est plus régulée, à raison des alliances qui se nouent entre universités, notamment par la mise en place de doubles diplômes susceptibles d'attirer les meilleurs éléments. Contrairement à ce qu'on entend dire, on peut attirer en France des étudiants étrangers d'un très bon niveau. Cette année, 30 % de nos effectifs sont étrangers. Et trois quarts d'entre eux viennent pour une formation diplômante. En outre, un quart de nos enseignants sont étrangers. Et 10 chaires de professeurs des universités sur 36 sont consacrées à l'invitation de professeurs étrangers.

Êtes-vous favorable à la labellisation des écoles ?

Les grandes écoles de commerce françaises considèrent aujourd'hui que, hors du MBA, il n'y a pas de salut dans la compétition internationale. C'est une divergence stratégique majeure avec Sciences po. La labellisation pose de multiples problèmes. Elle conduit à une uniformisation des formations et à une course vaine aux classements. Plus fondamentalement, un vrai MBA ne peut s'adresser qu'à de jeunes professionnels, pas à des élèves en formation initiale.

Pourtant, les puristes reprochent à Sciences po de ressembler de plus en plus à une « business school »…

Si on entend par business school école de commerce, c'est faux. Dans les écoles de commerce, la formation initiale fondamentale est externalisée en classe prépa. Les années passées dans l'école sont organisées autour des stages en entreprise, qui en constituent la colonne vertébrale. Nous, nous recrutons au niveau du bac, nous concevons nos formations dès le premier cycle et nous les délivrons. Au niveau du mastère, la formation universitaire en sciences sociales et humaines représente encore 50 % des enseignements. À Sciences po, la formation intellectuelle fondamentale ne se termine pas à l'âge de 20 ans.

Comment expliquez-vous alors ces critiques ?

Parce que, dès mon arrivée, j'ai voulu dissocier l'image de Sciences po de celle de l'ENA, en rappelant que, depuis 1945, 80 % des diplômés de Sciences po travaillent ailleurs que dans des administrations publiques, et, pour l'immense majorité, dans des entreprises. Mais Sciences po n'a pas renoncé à former des énarques. En 2003, sur les 50 candidats reçus au concours externe, 40 étaientdiplômés de l'IEP Paris.

L'ENA a-t-elle encore sa raison d'être ?

Plus l'État passera d'une administration administrante à une administration régulatrice, plus il aura besoin de cadres dirigeants de très grande qualité. Seulement, il faut que l'école qui les recrute et les forme le fasse dans la perspective des besoins futurs. L'Europe doit donc être au centre de leur formation, tout comme l'économie – au sens privé du terme, pas au sens de la gestion budgétaire et monétaire. Or je n'ai pas vu, depuis vingt ans, de modifications substantielles des études à l'ENA. On ne peut pas former un haut fonctionnaire en 2004 comme en 1980 !

L'ENA est-elle réformable ?

Oui, si le président de la République et le Premier ministre donnent à son directeur les pleins pouvoirs, sur la base d'un mandat politique clair. Le drame, c'est que dès que vous voulez toucher à une virgule d'un bout de texte concernant cette institution vous avez tout de suite 4 000 énarques qui manifestent. Et les corps administratifs se mettent d'accord pour tout bloquer.

Avec vos conventions ZEP, faites-vous de la discrimination positive avant l'heure ?

Oui, car nous avons décidé de nous adresser à des lycées, ceux de Drancy, d'Aulnay-sous-Bois ou de Forbach, qui ne forment pas le vivier naturel des candidats à Sciences po. En raison de la ségrégation sociale qui sévit dans ces villes, les meilleurs élèves de ces établissements se trouvent souvent être, pour une fois, Blacks ou Beurs. Mais nous les recrutons sur des critères de mérite intellectuel, pas sur des critères ethniques. C'est toute la différence avec l'« affirmative action » à l'américaine. L'égalité des chances passe par la pluralité des chances.

Cette démocratisation est-elle compatible avec l'augmentation des frais de scolarité ?

Seuls les étudiants de familles très aisées paieront 4 000 euros par an, tandis que les enfants de familles aux revenus moyens seront exemptés. Une université pauvre – sans bibliothèque fournie, sans équipements informatiques en accès direct, sans service pour faire des études à l'étranger – fait reposer tout l'effort financier sur l'étudiant et sa famille. C'est le contraire d'une université qui se démocratise.

Sciences po est-il un laboratoire de l'enseignement supérieur ?

Chacun sait qu'il y a des étapes entre l'expérience et l'industrialisation. Mais j'espère que mon discours sur la paupérisation ou l'insuffisance des moyens des universités sera au moins entendu.

Plus généralement, trouvez-vous que la France se réforme assez vite ?

Le discours actuel sur le déclin de la France est insupportable parce qu'il est faux. À force d'entendre ce type de message, les gens finissent par y croire. Au printemps, on a entendu beaucoup de choses sur les limites de la réforme des retraites. Mais depuis combien de temps pensait-on qu'il était inimaginable d'aligner la durée de cotisation des fonctionnaires sur celle du privé ? Autre exemple, celui des privatisations. La seule grande question reste aujourd'hui de savoir quand EDF et GDF vont y passer, alors qu'il y a vingt ans on nationalisait encore ! En revanche, il y a des signaux malheureux. Le départ de Christian Sautter ou de Claude Allègre du gouvernement Jospin ne donne pas le sentiment que ceux qui ont le courage de se lancer dans des réformes ont des chances d'aboutir. Idem au printemps dernier, quand on a retiré le projet de loi sur l'autonomie des universités.

Propos recueillis par Stéphane Béchaux, Denis Boissard et Jean-Paul Coulange

Auteur

  • Stéphane Béchaux