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Vie des entreprises

Vous avez dit « accord majoritaire » ?

Vie des entreprises | CHRONIQUE JURIDIQUE | publié le : 01.12.2003 | Jean-Emmanuel Ray

Instaurée par la loi Aubry pour l'obtention des aides liées aux 35 heures, l'obligation d'une ratification « majoritaire » (ou désormais d'une non-opposition) est étendue par le projet Fillon à tous les accords. Mais la multiplicité des syndicats, leur rareté dans les PME et l'importance de l'abstention rendent ce concept de majorité très relatif.

Avec sa volonté de privilégier désormais l'accord dit « majoritaire », le projet de loi Fillon constitue la réforme la plus importante du droit de la négociation collective depuis 1982. Initiée par les lois Aubry avec leur exonération de charges sociales liée au passage aux 35 heures, mais demain nettement plus répétitive avec la négociation collective annuelle obligatoire, cette idée relative aux accords pourrait modifier radicalement la stratégie des acteurs eux-mêmes, sinon parfois remettre en cause leur existence. La recherche de légitimité pour asseoir la légalité est bien dans l'esprit du temps : il en va des accords collectifs comme de l'autorité. Et au pays lanterne rouge de la syndicalisation dans l'Union européenne, où cinq confédérations se partagent moins de 10 % des salariés du secteur privé, leurs seuls adhérents ne suffisent pas à légitimer le syndicat lorsqu'il signe un accord d'entreprise donnant-donnant couvrant 100 % du personnel.

Mais s'il est banal de se gausser des accords « ultraminoritaires », il serait intéressant d'en connaître la réalité statistique exacte. Si la chose était effectivement possible et acceptée au bon vieux temps des Trente Glorieuses et des accords toujours plus favorables, les accords dérogatoires (1982) et a fortiori de révision (1992) ne peuvent vivre dans les faits qu'avec une superficie syndicale suffisante, à l'instar du principe de « représentativité cumulée suffisante » énoncé par le Tribunal de première instance de Luxembourg dans son créatif arrêt de juin 1989 à propos des accords européens destinés à devenir des directives. Bref, plus un accord est socialement difficile (ex. : forte modulation), plus il est fragile sur le plan juridique (droit d'opposition, voire contestation judiciaire de sa validité plusieurs années après si le personnel le rejette : cf. Peugeot, où l'accord de 1999 a été contesté en 2002, avec effet rétroactif en cas d'annulation). Il faut donc rendre cet accord le moins vulnérable possible, en le faisant parapher par une majorité, ou une minorité mais après s'être assuré de la bienveillante inertie de la majorité. Car tout le monde sait que refus de signer l'accord ne rime pas toujours avec désaccord : on peut au contraire se permettre de ne pas signer car, justement, d'autres vont signer. En France, la vertu siège hélas dans l'opposition. L'idée de responsabiliser les syndicats, de les encourager à construire, parfois sous la pression des salariés eux-mêmes ne comprenant pas qu'aucun accord ne puisse exister faute de majorité, doit donc être saluée ; et le moment semble bien choisi.

Adhésion de la CGT en 1999 à la consensuelle Confédération européenne des syndicats ; participation en mai 2002 au Comité intersyndical de l'épargne salariale, bien éloigné de la doctrine d'un grand barbu allemand ; signature le 30 septembre 2003 de l'accord interprofessionnel sur la formation, après un 47e congrès où il fut vraiment débattu des orientations : la nouvelle donne créée par l'évolution récente de la CGT au niveau confédéral devait être prise en compte. Après l'exceptionnelle floraison des accords 35 heures aidés et avant celle de l'épargne salariale, il n'est pas impossible que François Fillon ait voulu pousser les feux pour ne pas rater cette opportunité, accrochant son importante réforme au TGV de la légalisation d'un accord interprofessionnel unanime. Car si, en 1950, avait été retenue l'unicité de signature permettant à un syndicat minoritaire de couvrir tout le personnel, c'était pour contourner la position très lutte de classes d'une CGT compagnon de route d'un grand parti politique. La situation semble différente aujourd'hui : mais que fera la CGT, désormais plurielle de haut en bas, de son éventuelle victoire ?

Au sujet du deal proposé par le Medef (accord majoritaire oui, mais pour permettre de « déroger », ou plutôt de s'affranchir des normes supérieures), le ministre du Travail fait un pari osé sur une évolution souhaitée. Tout modifier et tout reste comme avant ? Car si sur le terrain – où en 2002 la CGT a signé 85,5 % des accords là où elle a désigné un délégué syndical, mais où également le radicalisme progresse – rien ne bouge, cette réforme pourrait aboutir à une redoutable paralysie conventionnelle : de la difficulté de modifier les règles avant d'avoir constaté un changement de culture sociale. Mais le projet de loi dans sa dernière mouture reste à juste titre très prudent. 1/ L'accord ne devra être majoritaire que si l'accord de branche – lui, arithmétiquement majoritaire – en décide ainsi, et l'on peut penser que FO, CFTC et CFE-CGC seront peu portées à scier la branche sur laquelle elles sont assises. 2/ Une session de rattrapage est prévue en cas d'accord minoritaire : le référendum, qualifié de « consultation du personnel » dans la loi Aubry, ici « d'approbation des salariés de l'entreprise ». À la majorité négative du droit d'opposition revivifié (1°) succéderait légitimement la majorité positive (2°). Bref, nous ne vivons actuellement que l'acte I.

1° Majorité négative : le droit d'opposition revivifié

Afin d'éviter des accords trop minoritaires fut créé le droit d'opposition à l'accord dérogatoire (1982) ou à l'avenant de régression (1992). Il permettait au(x) syndicat(s) majoritaire(s) ayant obtenu 50 % des inscrits aux dernières élections au CE de rendre caduc l'accord n'étant plus placé sous le signe exclusif de l'ordre public social. Mais ses conditions techniques (en fait 70 % des votants en tenant compte des abstentions, délai de huit jours maximum) et tactiques (en cas d'opposition, c'est tout l'accord qui tombe, donc également les contreparties obtenues : 35 heures pour tous, ou les 22 emplois sauvés) se sont révélées fort dissuasives. Ce droit créé pour ne jamais servir a parfaitement rempli son rôle jusqu'aux accords 35 heures. Prévu à l'article 34 du projet de loi, le discret abaissement du seuil (passage de 50 % des inscrits à 50 % des votants) rendra l'opposition moins difficile : ce qui peut se révéler dangereux dans un pays davantage porté sur le front du refus que sur la lente construction d'un consensus.

2° Majorité positive : l'accord dit « majoritaire »

Terme contestable car un accord ne peut être lui-même majoritaire : ce sont les syndicats signataires qui peuvent l'être. Et, selon le but que l'on se fixe, le seuil de cette fameuse majorité est fort variable comme le prouvaient déjà la « position commune » du 16 juillet 2000 et la loi du 3 janvier 2003 avec son « accord expérimental » sur les procédures de licenciement économique, nécessairement majoritaire sur ce délicat sujet, et qui a donc connu un succès mitigé. Majoritaire ? Est-ce aussi simple ?

a) À l'instar des élections prud'homales servant aussi de base à la mesure de la représentativité des confédérations alors qu'il s'agit en principe d'élire des juges, il faudra alors préciser aux électeurs qu'il ne s'agit plus seulement de reconduire l'excellent secrétaire du CE qui gère au mieux les activités sportives et éblouit chaque 25 décembre les enfants du personnel grâce à un émouvant arbre de Noël. Plus généralement, les élections professionnelles, qui ne constituaient pas pour l'employeur un enjeu stratégique, deviennent plus intéressantes à suivre, qu'il s'agisse du taux de participation ou du score de syndicats charnières.

b) Car la dictature des minorités pourrait faire son chemin dans nombre d'entreprises moyennes où deux gros blocs syndicaux s'affrontent avec environ 45 % des suffrages chacun : le petit dernier pourrait se retrouver en position d'arbitre, et ainsi devenir le seul enjeu réel.

c) « La majorité des suffrages valablement exprimés aux dernières élections au CE. » Cette majorité-là peut être, comme toute majorité politique, très plurielle car, en raison de la division syndicale française, rarissimes sont les grandes entreprises où un seul syndicat peut prétendre avoir rassemblé sous son nom plus de la moitié des suffrages exprimés. La parlementarisation des élections fait souvent cohabiter six, huit, voire douze syndicats. Avec, à l'instar de l'accord RATP, le seuil de 35 % des votants dans un premier temps et pour une période expérimentale de trois ou quatre ans, la loi serait donc légitimement prudente… mais s'agirait-il encore d'un accord majoritaire ?

d) Sans doute à géométrie variable selon les sujets abordés, la préconstruction d'une majorité syndicale avant la négociation elle-même (quel syndicat va prendre la responsabilité de signer tout seul un accord difficile ?) pourrait donc prendre plus de temps, beaucoup plus de temps : parfois trop de temps décidera l'employeur tenu à cette nouvelle obligation de résultat à l'occasion de l'obligation annuelle de négocier et qui, devant ce Meccano syndical aléatoire, devra passer par d'autres voies.

e) Dans les PME, au contraire, les listes présentées par les syndicats se font nettement plus rares, sinon uniques, voire inexistantes : le score sera plus facilement atteint… si le premier tour suffit. Or un second tour a très souvent lieu, où les « non-syndiqués » obtiennent en moyenne nationale près d'un suffrage sur quatre : toutes entreprises confondues, 23 % en 2001 ; mais 36,2 % en cas de collège unique. Obtenir la majorité des suffrages exprimés sera alors d'autant plus difficile pour une liste syndicale.

f) Majorité minoritaire enfin par rapport aux inscrits, en raison du taux d'abstention aux élections professionnelles d'entreprise (64,4 % en 2001). Ainsi, des syndicats ayant ensemble recueilli les deux tiers des suffrages valablement exprimés entreraient bien dans le cadre légal mais resteront techniquement minoritaires par rapport aux électeurs inscrits. Dans la position commune de juillet 2001, les lois du 19 janvier 2000 comme du 3 janvier 2003, tout est conçu, comme dans le projet Fillon, pour faciliter l'obtention du seuil fatidique (premier tour, collège des titulaires, suffrages exprimés et non-votants).

Mais l'essentiel de cette réforme n'est pas dans l'accord dit majoritaire. Outre la consécration des accords de groupe et le prudent silence gardé sur la présomption irréfragable de représentativité du « club des cinq », l'évolution essentielle est d'abord dans la remise en cause de la hiérarchie des sources, entre convention de branche et accord d'entreprise : plus que de nouvelle articulation, il faudrait parler de désarticulation. Car on imagine mal la « loi économique et sociale de la profession » sortir indemne de cette révolution : qui voudra encore négocier à ce niveau si les (grandes) entreprises du secteur peuvent ensuite en faire à leur guise ? La rédaction finale de la loi aura ici une extrême importance : s'il faut un accord de branche majoritaire pour admettre la « dérogation », statu quo fort probable. Si, au contraire, le silence de la convention de branche vaut pour chaque entreprise autorisation de « déroger » – dans le respect des normes légales –, l'inertie du syndicat patronal concerné suffira à l'affaire.

Si la branche en décide ainsi, et en l'absence de délégué syndical dans l'entreprise, la négociation avec des élus (membres du comité d'entreprise, à défaut délégués du personnel) sera élargie, le texte signé devant alors être validé par une commission paritaire de branche : évolution qui risque de raviver la guerre picrocholine élus/désignés.

Au niveau interprofessionnel et des branches, enfin, c'est une conception arithmétique de la majorité qui est retenue. Ce curieux droit d'opposition (imagine-t-on au Parlement le seul décompte du nombre des partis ?), destiné à éviter une déclaration de guerre des petites confédérations, pouvait fonctionner facilement à cinq, nombre impair. Si, constatant les 5 % de voix faits par l'Unsa au scrutin prud'homal de décembre 2002, le Conseil d'État oblige début 2004 le gouvernement à ajouter un sixième acteur…

FLASH

• Et la représentativité des syndicats patronaux ?

Si le Medef se plaît parfois à contester la représentativité réelle des grandes confédérations, quelle est exactement la sienne au sein du monde patronal ?

Malgré une abstention de 73 % dans le collège employeurs lors des dernières élections prud'homales, le succès de la liste des « Employeurs de l'économie solidaire » (11,3 % des suffrages exprimés, et 25 % dans la section « Activités diverses ») a reposé la question alors que, dans certains organismes paritaires, la guerre semble déclarée entre la CGPME, le Medef et la très active UPA. Contestant l'arrêté d'extension de l'accord signé par l'UPA et les cinq grandes centrales syndicales sur le développement du dialogue social dans l'artisanat (et donc son financement), le Medef, la CGPME, l'UIMM, la Fédération française du bâtiment et la Capeb avaient saisi le Conseil d'État, qui s'est prononcé le 30 juin dernier. Après avoir rappelé que, contrairement au « club des cinq » visé par l'article L. 133-2 du Code du travail, les organisations d'employeurs ne bénéficient d'aucune présomption de représentativité et qu'elles doivent donc faire la preuve de leur représentativité dans le champ d'application visé par l'accord, le Conseil poursuit : « Les organisations requérantes, qui ne sauraient utilement se prévaloir des seules dispositions de leur statut, n'apportent aucun élément de nature à établir leur représentativité dans le champ d'application de l'accord contesté. »

Auteur

  • Jean-Emmanuel Ray