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Débat

Le principe « majoritaire » favorisera-t-il la négociation d'entreprise ?

Débat | publié le : 01.12.2003 |

Véritable révolution dans le droit de la négociation collective, le projet de loi de François Fillon relatif à la formation tout au long de la vie et au dialogue social soumet la validité des accords d'entreprise soit à une ratification, soit à une non-opposition « majoritaire ». Cette nouvelle règle du jeu contribuera-t-elle, comme c'est l'objectif affiché, à l'essor du dialogue social ? Les réponses, plutôt divergentes, de trois DRH.

« L'exercice du droit d'opposition altérera la qualité du dialogue social dans l'entreprise. »

BERNARD LEMÉE DRH et membre du comité exécutif de BNP Paribas.

Comme bien d'autres entreprises, les banques françaises ont su s'adapter sans heurt aux changements considérables qu'elles ont connus au cours des dix dernières années. Pendant cette période, les salariés ont changé de régime de retraite et de convention collective ; plusieurs dizaines de milliers d'entre eux ont participé à la privatisation de leur entreprise ; des rapprochements ont été accomplis, d'autres sont en cours. Le nombre et la profondeur de ces réformes structurelles et statutaires démontrent que les règles actuelles de la négociation collective n'ont, en rien, altéré les capacités d'action des partenaires sociaux et l'équilibre des relations sociales dans les entreprises. De 1993 à 2003, 114 accords ont été signés au sein de la seule maison mère du groupe BNP Paribas. Beaucoup seraient considérés comme minoritaires au regard des critères proposés par le projet de loi. Cette situation n'a pas suscité de véritable controverse dans l'entreprise. Ceci signifie qu'un accord minoritaire peut aussi être le fruit d'un dialogue sincère et d'un véritable consensus. La période de fusion et de création du groupe BNP Paribas, au cours de laquelle plus de 30 accords ont été signés, confirme ce constat. Nul ne saurait prétendre que l'obligation de signer des accords majoritaires aurait permis d'aboutir au même résultat sans délai supplémentaire.

Le droit d'opposition faisant, demain, figure de règle de droit, son usage s'en trouvera favorisé et l'on imagine les tensions qui résulteront de cette pratique, les signataires de l'accord réputé non écrit s'attachant à expliquer les raisons de leur engagement, cependant que les autres mettront en évidence les insuffisances du texte dénoncé. L'exercice du droit d'opposition sera inévitablement vécu comme un acte d'hostilité qui altérera durablement la qualité du dialogue social et affectera la crédibilité de la direction de l'entreprise.

On pourrait alors prétendre que l'entreprise disposera toujours de sa capacité d'agir par voie unilatérale. Cet argument ne serait pas seulement inapproprié au moment où il s'agit d'améliorer la négociation collective, il serait aussi techniquement inopérant dans les domaines de la vie sociale dans lesquels la loi prévoit explicitement l'intervention d'un accord d'entreprise. Dans ces domaines, tels que l'intéressement des salariés aujourd'hui, l'épargne retraite demain, les questions de principe sont déterminantes et les enjeux financiers considérables. L'obligation majoritaire rendra la recherche de solutions conventionnelles d'autant plus difficile que les délégations syndicales, qui ont la capacité de négocier et de signer des accords, tiennent leur mandat de leur fédération et non de leur représentativité au sein de l'entreprise. Il suffira qu'une fédération retire ce mandat à une délégation ou lui interdise de signer pour qu'un blocage soit constaté.

On fera, bien sûr, l'hypothèse qu'une telle anomalie ne saurait perdurer et que le bon sens finira par l'emporter. Mais n'est-ce pas ce même bon sens qui conduit, aujourd'hui, la plupart des grandes entreprises françaises à appliquer les règles actuelles de la négociation collective avec discernement ?

S'agissant d'une réforme sans possibilité de retour, la sagesse serait d'en mesurer les effets sur un terrain expérimental avant de procéder à sa généralisation.

« Un accord qui entend marquer une avancée collective doit exprimer un consensus large. »

YVES BAROU Directeur des ressources humaines du groupe Thales.

L'idée de donner un statut aux accords majoritaires fait son chemin depuis plusieurs années. La seconde loi sur le temps de travail l'a introduit pour la première fois comme condition pour bénéficier d'un allégement de charges sociales. Le projet de loi actuel relatif à la formation tout au long de la vie et au dialogue social reprend cette logique pour tous les accords collectifs, laissant le soin aux accords de branche de déterminer la règle de majorité.

Cette étonnante continuité d'un gouvernement à l'autre marque un début de consensus. Cette évolution va dans le sens de la modernisation des rapports sociaux. Elle rapproche la France des autres pays qui ne sont pas, il est vrai, empêtrés dans un syndicalisme trop pluraliste. Elle conduit à mieux légitimer le dialogue social dans un pays où la négociation n'est pas le premier réflexe et où la recherche de compromis est moins valorisée par l'expression unilatérale des différences. Elle ne peut que donner une chance de renouveau aux syndicats en accordant une prime à la responsabilité, en les obligeant à justifier leurs choix devant les salariés tout en donnant plus de poids au vote de ces derniers.

Beaucoup d'entreprises, c'est le cas de Thales, visent depuis longtemps les accords majoritaires parce qu'un accord qui prétend marquer une avancée collective doit être l'expression d'un consensus large garant d'une mise en œuvre sérieuse et sans ressentiments. Ce changement des règles du jeu social est néanmoins suffisamment important pour que sa mise en œuvre soit faite avec soin et avec toutes les transitions nécessaires. Si la notion d'accord majoritaire est claire dans une entreprise ou dans un groupe, elle n'a pas de sens précis au niveau d'une branche, faute d'élections simultanées et systématiques. De plus, on comprend mal pourquoi la branche imposerait aux entreprises une définition de la règle majoritaire, d'autant que certains groupes relèvent de deux branches ! Enfin, si la logique majoritaire ne s'applique pas aux accords nationaux de gestion d'organismes paritaires, comme l'Unedic ou les caisses de retraite, son application au champ interprofessionnel est malaisée et le raisonnement en nombre d'organisations syndicales un pis-aller qui repousse à plus tard l'inévitable question de la représentativité.

Mais quel champ pour ces accords majoritaires ? Si l'expérimentation est difficile, faut-il pour autant couvrir d'emblée l'ensemble du champ social ? Contrairement à l'avant-projet de loi, pourquoi ne pas limiter d'abord l'application d'une telle règle majoritaire aux accords dérogatoires visant à apporter des réponses plus flexibles et plus imaginatives que celles de droit commun ? Comment, en tout cas, ne pas soutenir une évolution qui, en nous rapprochant de nos voisins, donnera une chance supplémentaire au modèle social européen fondé sur la négociation collective comme vecteur de progrès, entre la loi pour procurer des garanties minimales et le contrat individuel pour traduire les choix et les engagements de chacun ?

« L'argument majoritaire paraît bien fragile dans un pays où s'essouffle la syndicalisation. »

DOMINIQUE LAURENT Directeur des ressources humaines groupe d'ElcoBrandt.

Formidable boîte de Pandore que cette réforme de la démocratie sociale. On s'amusera de constater que son entrée en vigueur aurait rendu impossible la réforme des retraites issue d'un accord signé par les seules et minoritaires CFDT et CGC. Cet exemple met en lumière quelques enjeux qu'il n'est pas inutile de rappeler. La négociation sociale, c'est aussi de la tactique. Qu'un syndicat minoritaire affiche son intention de parapher un accord et ce sont souvent toutes les autres organisations syndicales qui entrent en débat par crainte de voir appliquer un texte à la rédaction duquel elles n'ont pas participé et auquel elles craignent de devoir s'opposer. La négociation est une dynamique et une tactique, tâchons de ne casser ni l'une ni l'autre, même au motif du meilleur principe. L'argument majoritaire annoncé paraît bien fragile dans un pays où le taux de syndicalisation s'essouffle chaque année et où les dernières élections prud'homales n'ont pas mobilisé plus de 33 % des inscrits. Ces tendances, anciennes mais têtues, fragilisent cette réforme qui fait mine d'ignorer l'alarmante désaffection syndicale en préférant les votants aux inscrits.

Quelle ambition pour la négociation collective ? Créer de la norme juridique, bien sûr. Mais encore ? Dans ses formes actuelles, la négociation collective embrasse une autre ambition que celle d'arracher une signature majoritaire. Elle provoque le débat, ouvre des brèches et fait progresser les mentalités. Demain, l'ouverture de négociations conduira de facto à compter les forces en présence qui parfois opposeront d'emblée leur front du refus. Refus de signer, bien sûr, mais, pis encore, refus de débattre. À cette fin, on signalera le trop discret accord minoritaire signé à la SNCF le 29 septembre dernier relatif à « l'amélioration du dialogue social et à la prévention de conflits ». Ce texte, futur vestige d'un type d'accord désormais condamné, préfigure le possible déni de débat de demain autant qu'il illustre le bénéfice qu'il faut parfois tirer des règles actuelles du dialogue social lorsqu'il est mis au service du débat et d'un certain progrès social.

Comme le rappelle François Fillon lui-même, de la posture future de la CGT dépendra le succès de cette réforme. Bref, tout le monde l'aura compris, cette réforme de la démocratie sociale est avant tout la réforme d'un certain syndicalisme de classe à la française, tétanisé à l'idée de devoir liquider son héritage postmarxiste.

Dans quelques années, sous l'effet de la réforme Fillon, la démocratie sociale que l'on nous promet aura révolutionné à coup sûr le champ social en marginalisant tous ceux qui croyaient pouvoir durablement prospérer sur le front du refus. D'ici là, le corps social va devoir transcender cette nouvelle « tyrannie de la majorité », pour reprendre l'expression de Tocqueville, en veillant à ce qu'elle ne soit pas péjorative pour le progrès social là où hier encore il procédait parfois d'accords minoritaires.

Pour desserrer l'étau qu'exerce la mondialisation sur l'emploi manufacturier français, les partenaires sociaux vont devoir trouver les voies d'une nouvelle flexibilité qu'il serait tragique de ne pas assimiler à un véritable progrès social. Espérons que la réforme Fillon parvienne à orienter le dialogue social vers cette salutaire mais urgente nécessité.