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Enquête

TOUCHEZ PAS À MON ORGANISATION !

Enquête | publié le : 01.11.2003 | Isabelle Moreau

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Consommation des soins hospitaliers (en milliards d'euros)

Crédit photo Isabelle Moreau

Trop de lits mal répartis, une bureaucratie pesante, pas de comptabilité analytique, l'hôpital public est malade. Et sa nécessaire restructuration se heurte à une forte résistance.

13,2 millions : c'est le nombre impressionnant des entrées en 2001 dans le bon millier d'hôpitaux publics (1 063 très exactement) que compte l'Hexagone. 13,5 millions, c'est le nombre de personnes passées la même année aux urgences. « Les Français vont de plus en plus à l'hôpital, qui joue le rôle de dispensaire », explique Claude Le Pen, économiste de la santé. Et près de 80 % des urgences sont de « fausses-vraies urgences, car il n'y a plus de service de garde des libéraux », renchérit Denis Labayle, chef du service hépato-gastro-entérologie à l'hôpital Louise-Michel de Courcouronnes. Faux malades ou vrais patients, il n'en reste pas moins que l'hôpital est l'un des postes les plus dépensiers dans le grand livre des comptes de la santé.

Dans son dernier rapport sur la Sécurité sociale, la Cour des comptes indique que le taux global de progression des dépenses hospitalières s'élève à 7,25 % en 2002 au lieu des 4,65 % prévus dans le projet de loi de financement pour cette même année. Pourtant la santé des hôpitaux n'est guère brillante. « Près de la moitié des hôpitaux sont en déficit », note Jean de Kervasdoué, professeur au Cnam, dans son « carnet de santé de la France 2003 ». À commencer par l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris, chroniquement dans le rouge. Son déficit cumulé devrait s'élever à 390 millions d'euros à la fin de l'année 2003. Pour l'un de ses brillants représentants, le professeur Bernard Debré, chef du service d'urologie à l'hôpital Cochin, le diagnostic est relativement simple : « L'hôpital doit faire sa révolution. Car le système, entré dans une zone de turbulence depuis vingt ans, est aujourd'hui mis en cause tant dans son mode d'organisation que dans son fonctionnement. »

Pointée du doigt ? D'abord, la tutelle publique. « Le système hospitalier souffre d'une trop grande concentration des décisions, ce qui nuit à l'autonomie des établissements. Cette concentration se marque à deux niveaux : l'administration centrale, direction de l'hospitalisation et de l'organisation des soins, qui relève du ministre de la Santé, et l'agence régionale de l'hospitalisation », écrit René Couanau, député d'Ille-et-Vilaine, auteur d'un sulfureux rapport sur l'organisation interne des hôpitaux en 2003. « Il y a une hiérarchie pyramidale déconnectée de la réalité. C'est la haute administration qui dirige la politique hospitalière à distance, complète Denis Labayle. C'est un petit monde qui se connaît bien. Les diplômés de l'ENA et de l'École nationale de santé publique se partagent le gâteau. Au sein de l'hôpital, le médical a été mis sur la touche. Il n'est qu'un faible rouage du système. » Ces défaillances internes à l'hôpital, François Aubard, président de la Coordination des médecins hospitaliers et chirurgien orthopédiste à l'hôpital Simone-Veil d'Eaubonne, les reconnaît aussi : « Il faut faire cesser cette gestion soviétique du système, verticale et bureaucratique. Il y a une inflation des personnels administratifs par rapport au personnel médical. » Calculette en main, Gilles Johanet, ancien directeur de la Cnam et nouveau directeur de la santé des AGF, annonce « 0,31 emploi administratif par lit »… « Un record du monde ! » selon ce fin connaisseur.

L'hôpital ignore le coût de ses actes

L'hôpital croule aussi sous « des réglementations aussi nombreuses qu'inextricables en vertu d'un absurde principe de précaution », explique Jean de Kervasdoué. Mais, parallèlement, les établissements hospitaliers s'affranchissent souvent de dispositions législatives et réglementaires pourtant majeures. Comme le projet d'établissement qui, selon le rapport de la Cour des comptes de 2002, ne serait approuvé que dans un hôpital sur deux. Autre carence, l'hôpital ignore le coût de ses actes. « La très grande majorité des hôpitaux n'a pas encore de comptabilité analytique, explique Gérard Viens, économiste de la santé et professeur à l'Essec, parce que la logique du budget global est, de toute façon, indépendante de l'activité réelle de l'hôpital. Il lui est impossible de connaître précisément le coût de prise en charge d'un patient. Alors qu'aux États-Unis tout est compté dans les factures transmises aux assurances : du temps de nursing au coût de l'infirmière en salle de réveil en passant par le prix des gélules. »

Impensable en France, où l'on est incapable de distinguer les services rentables des services coûteux au sein d'un même hôpital. C'est le but in fine de la tarification à l'activité (T2A) qui sera mise en place, par étapes, dès le 1er janvier 2004, dans tous les hôpitaux et cliniques de France. Mais « la T2A se fera-t-elle vraiment ? s'interroge Gilles Johanet. Je me le demande car c'est garantir la fermeture de très nombreux hôpitaux non compétitifs ». Un point de vue pessimiste que ne partage pas Anne Podeur, directrice de l'Agence régionale de l'hospitalisation de Bretagne et présidente de la Conférence des directeurs d'ARH : « À terme, la T2A peut accélérer le processus de recomposition de l'offre hospitalière pour aboutir à une graduation de l'offre de soins. »

Près de 30 000 lits en excédent

Si les agences régionales de l'hospitalisation, nées des ordonnances Juppé de 1996, ont récemment reçu un satisfecit de la Cour des comptes qui qualifie leur bilan de « positif », il reste qu'elles ne sont pas parvenues, en sept ans, à restructurer totalement le mammouth hospitalier. « Globalement, écrit la Cour, l'offre semble s'être légèrement contractée depuis 1994, si on la mesure par la résorption des excédents de lits (revenus de 47 700 à moins de 30 000). Mais cette évolution est très lente et l'indicateur retenu n'a qu'une signification limitée, car la réduction porte souvent sur des lits autorisés non installés. » Et d'évaluer l'excédent de lits à… 28 600. « La tutelle n'a pas développé une vision stratégique, les restructurations ont manqué de vigueur et la procédure d'accréditation est restée très formelle », écrit René Couanau dans son rapport. Résultat : « cela nuit au bon fonctionnement de beaucoup d'hôpitaux dont les moyens sont insuffisants par rapport à leur activité ou aux besoins en soins hospitaliers de la zone considérée ». « Le parc hospitalier est surdimensionné », renchérit Gilles Johanet. Un avis que partage Bernard Debré, selon lequel « un quart des 1 000 structures hospitalières sont en errance. Il n'y a plus de candidats pour y travailler, plus de malades à soigner. Il faut donc les restructurer et fusionner les services qui doivent l'être ». Quitte à doter en lits supplémentaires les services qui en manquent cruellement, comme l'a démontré le tragique épisode de la canicule l'été dernier.

Autre problème, le mouvement de rationalisation entrepris depuis 1995 ne tient pas suffisamment compte des progrès de la chirurgie ambulatoire. Alors qu'une hernie de l'aine opérée en « traditionnel » nécessite quatre jours d'hospitalisation, en mode ambulatoire, le patient est hospitalisé pendant… sept heures. Mais ce n'est pas pour autant qu'on ferme les lits devenus inutiles. « L'opération de la cataracte se pratique de plus en plus en ambulatoire, explique Rose-Marie Van Lerberghe, directrice générale de l'AP-HP, mais l'on conserve un nombre peut-être trop important de lits dans les services d'ophtalmologie, qui ont des taux d'occupation très faibles. » Reste que la « recomposition de l'offre hospitalière », comme disent les experts, est plus facile à décréter qu'à mettre en œuvre sur le terrain. Car c'est le maire, un élu local forcément soucieux de la sauvegarde des emplois de sa commune ou de sa municipalité, qui préside le conseil d'administration de l'hôpital…

Un univers de « républiques autonomes »

Si le monde hospitalier ne brille pas par son modèle de gouvernance – le plan Hôpital 2007 présenté par Jean-François Mattei devrait en principe s'employer à l'améliorer –, il pêche aussi par la rigidité de son organisation et… de la mentalité de ses acteurs. « À l'intérieur de l'hôpital, écrit René Couanau, les bastions nuisent à toute gestion transversale. Le fossé entre les médecins, les administratifs et les soignants s'est creusé. » Un responsable de la CFDT critique, lui, un univers « constellé de républiques autonomes – CA, CTE, CHSCT, CME – aux frontières hermétiques et aux pouvoirs bien différenciés ». Un univers dans lequel chacun entend conserver son pré carré. À commencer par les mandarins, désignés en Conseil des ministres, qui règnent en maître sur leur service. « Ils sont nommés pratiquement à vie, souvent par copinage, regrette le docteur Denis Labayle. Il faudrait faire des contrats pour une durée déterminée, comme aux États-Unis, avec l'obligation de rendre des comptes sur l'enseignement et les soins. » Un souhait partagé par Bernard Debré, qui préconise que « les chefs de service aient un contrat limité dans le temps », mais aussi « de réels pouvoirs pour mener à bien leur projet, en termes tant financiers qu'humains. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui ».

Les agents hospitaliers ne sont pas exempts de toute critique. « Nous avons 39 établissements et… 240 laboratoires. Et tous ont d'excellentes raisons pour justifier leur existence. Il y a une résistance au changement, reconnaît Rose-Marie Van Lerberghe. Dans nos hôpitaux, il y a des services sous pression, d'autres non. Mais comme l'organisation des services et leurs dotations sont rigides, chacun défend ses intérêts, sans tenir compte spontanément de l'intérêt général. » Sitôt arrivée au siège de l'AP-HP, Rose-Marie Van Lerberghe a donc engagé un plan d'action consistant à fédérer les établissements en quatre groupements hospitaliers universitaires. Objectif ? « Offrir aux usagers, au plus près de chez eux, une gamme de services adaptée à leurs besoins sanitaires. » Une réorganisation qui se heurte à l'hostilité des syndicats, lesquels appréhendent la mise en œuvre de méthodes de management calquées sur celles du privé.

Insuffler un vent de réforme au sein de l'hôpital relève du parcours du combattant. À l'AP-HP, où ont démarré la quasi-majorité des mouvements sociaux, on doit compter avec la puissante CGT. « Elle dépose un préavis de grève toutes les semaines, raille un praticien hospitalier, comme ça elle est sûre de ne pas être prise au dépourvu. » Première organisation syndicale chez les 700 000 agents de la fonction publique hospitalière, la CGT n'est en principe pas défavorable à une réorganisation du système de soins, mais elle pose ses conditions. « Je ne dis pas qu'il n'y a rien à changer, explique Nadine Prigent, responsable de la Fédération santé de la CGT, mais je crains que l'on ne transfère davantage les activités vers le secteur lucratif qui tire sur les conventions collectives. Nous voulons des garanties en matière de qualifications et de salaires, et davantage de personnel, notamment pour tenir compte du papy-boom, car 55 % de l'effectif partira en retraite d'ici à 2015 ». Son autre crainte, c'est la course à la « productivité, qui a été intensifiée avec les restructurations hospitalières ».

Au-delà de la CGT, la plupart des syndicats se montrent extrêmement sourcilleux sur tout ce qui pourrait ressembler à une tentative de redéploiement ou de compression des personnels ou de remise en cause du statut de la fonction publique hospitalière. Seule la Fédération santé-sociaux de la CFDT pourrait accepter de « plancher sur une “forme d'individualisation” des salaires, plus précisément sur une partie de la prime de service », afin de récompenser l'initiative. « Aujourd'hui, explique Yolande Briand, sa secrétaire générale, de l'aide-soignante au directeur, tout le monde a l'impression de subir. »

Manque d'infirmiers et de médecins

La mise en œuvre des 35 heures, négociées par les organisations syndicales, imposées par l'État… et appliquées à la va-vite, n'ont rien arrangé. Le diagnostic est connu. Les établissements n'ont eu que trois mois pour mettre en place l'accord signé dans la fonction publique hospitalière fin septembre 2001. Et les 45 000 créations d'emplois promises sur trois ans tardent à se concrétiser. Si un accord de mars 2000 a rouvert les vannes des écoles d'infirmières, il faut trois ans pour les former. À la louche, il en manque aujourd'hui au moins 20 000. Tous les hôpitaux ne sont cependant pas logés à la même enseigne. Si ceux de Bretagne ont des infirmières en liste d'attente, ceux de l'AP-HP peinent à en recruter. « Les 35 heures sont la goutte d'eau qui a fait déborder le vase », constate le docteur Laurent Ducros, anesthésiste réanimateur à Lariboisière.

Ce responsable de Smur incrimine aussi la directive européenne appliquée en décembre 2002 et limitant à 48 heures le temps de travail hebdomadaire des médecins hospitaliers, gardes comprises, avec un repos imposé de 11 heures après une garde de 24 heures. Des dispositions impossibles à respecter par des médecins qui travaillent souvent 60 à 70 heures par semaine… Car les hôpitaux manquent également de médecins. Une situation qui, au dire de François Aubard, président de la Coordination des médecins hospitaliers, « résulte davantage d'une mauvaise distribution entre médecine libérale et médecine hospitalière que d'une pénurie de médecins. La solution ne passe pas par la fabrication de médecins hospitaliers, même si, dans trois à quatre ans, il faudra anticiper le revers démographique ». En attendant, sur le terrain, cette mauvaise répartition entre public et privé, conjuguée à une mauvaise répartition des établissements sur le territoire, plombe le système.

Auteur

  • Isabelle Moreau